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D’où vient un stéréotype? L’exemple de la très célèbre et trop méconnue origine du sirtaki

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Le flamenco des Grecs

Avant de partir en voyage, il est toujours instructif de faire le point sur les stéréotypes auxquels on associe le pays de destination. Ici, il sera question de la Grèce dont j’ai visité une (petite) partie des Cyclades cet été.

Ce n’est pas un exercice aussi facile qu’il en a l’air. Il faut paradoxalement faire l’effort de ne pas faire l’effort de penser à quoi que ce soit et appuyer mentalement sur le bouton « Grèce » pour voir ce qui s’affiche automatiquement en soi. « Feta », « ouzo », « sirtaki » ont été les premiers mots à me venir à l’esprit.

Si j’étais parti en Espagne, j’aurais assurément eu droit aux mots « paella », « corrida » et « flamenco ». Étant curieux, j’aurais ensuite examiné l’origine de ces stéréotypes et leur diffusion dans l’espoir de comprendre pourquoi et comment ils s’étaient incrustées dans mon univers mental comme des mollusques sur un rocher.

Des trois stéréotypes grecs, j’ai choisi le sirtaki. Par paresse peut-être, parce que je savais d’avance que cette danse avait été popularisée à l’étranger par le film de Cacoyannis Zorba le Grec, sorti en France le 3 mars 1965. Qui ne se souvient pas de Zorba-Anthony Quinn dansant le sirtaki avec Basil-Alan Bates ?

Cette scène typique (au sens de « folklorique »), voire archétypique (au sens « d’initiation d’un étranger à une coutume locale ») me rappelle un passage du livre de Jacques Lacarrière, L’été grec. Pris en stop entre Athènes et Salonique, il raconte (p.351) que son chauffeur s’arrête dans une taverne au bord de la route à l’heure du déjeuner. Des maçons et plâtriers prennent leur repas. L’un d’eux met un disque éraillé sur un vieux phono :

« L’un des hommes, pourtant, se mit à danser. Seul. Danse presque immobile, où je ne discernais aucun pas régulier, avec des oscillations lentes du torse, quelques tournoiements, des figures simples qu’il semblait improviser. […] Un peu plus tard, un des ouvriers, voyant que j’étais étranger, me prit la main et me fit danser. »

Finalement, quoi de plus authentiquement grec que le sirtaki ? Cette danse exprime l’âme d’un peuple, la puissance de vie qui l’anime, son lien avec histoire et la terre, l’union avec la nature, l’harmonie originelle, l’unité cosmique. Avec le sirtaki, nous tenons là le fil d’Ariane de la culture traditionnelle en Grèce.

La chose et le mot

Celui qui a affirmé que la curiosité était un vilain défaut a dit une ânerie. J’aime les mots, ils ont une histoire toujours passionnante. Allons donc voir l’étymologie de sirtaki. Voyons ce qu’en disent le Grand Robert et le CNRTL :

  • Sirtaki [siʀtaki] n. m. ÉTYM. V. 1965; mot grec popularisé par un film. Danse populaire grecque. (Le Grand Robert)
  • Étymol. et Hist. Mot gr. de même sens popularisé en France par le film de M. Cacoyannis: Zorba le Grec, sorti en 1965 (CNRTL)

Le « sirtaki », nommé tel quel, a donc une histoire très récente qui commence en 1965. En effet, la danse de Zorba a été créée tout spécialement pour les besoins du film. Avant 1965, le sirtaki n’existe tout simplement pas. Le constat est confirmé dans le livre de Jacques Lacarrière qui s’inspire de ses voyages en Grèce effectués entre 1947 et 1966, et dans lequel on ne trouve aucune mention du sirtaki. D’ailleurs, la scène du livre où l’auteur est invité à danser par un ouvrier se poursuit ainsi :

« Nous avons dansé ainsi une heure ou deux jusqu’à ce que tout le monde s’aperçoive brusquement que l’heure était avancée. Tel fut mon premier – et incertain – contact avec les rébétika. »

Le rébétiko, musique populaire où se mêlent chants et danses, date lui-même des années 1920. Il semble que le succès du film a substitué le sirtaki aux danses liées au rébétiko. Ce succès a été phénoménal, comme en témoigne Vassilis Alexakis dans son beau récit Paris-Athènes paru en 1991, où il raconte sa vie d’écrivain pris entre deux cultures et partagé entre deux langues. En voici un extrait :

“Je me souviens de certaines fêtes parisiennes un peu ennuyeuses où, vers deux heures du matin, la maîtresse de maison demande avec insistance aux Grecs présents dans l’assistance de mettre un peu d’ambiance en dansant un sirtaki. J’entends encore sa voix:

– Mais allez-y ! Dansez-nous quelque chose ! Vous savez tellement mieux vous amuser que nous !”

Dans l’esprit de la maîtresse de maison, le sirtaki était indubitablement une danse traditionnelle grecque, et un Grec forcément un danseur émérite de sirtaki, tout comme une Portugaise une chanteuse de fado ou un Chinois un maître de kung-fu. Mais Alexakis précise un peu plus loin : « Je n’ai jamais appris à danser ce genre de chose. »

Alors, d’Alexakis ou du sirtaki, lequel est le moins grec des deux ?

Quand le marketing fait danser

Il faut revenir à l’été 1965 pour comprendre l’origine du sirtaki. Le film vient de sortir, c’est un immense succès dans de nombreux pays, dont la France. La « danse de Zorba » ne porte pas encore de nom. C’est un Français qui va flairer le joli coup de marketing à réaliser en lançant une danse de l’été, en quelque sorte l’ancêtre de la Lambada (1989) ou de la Macarena (1996).

Lors du festival de Cannes qui se tient du 12 au 29 mai 1965, Eddie Barclay organise une grande soirée grecque à 6000 dollars pour lancer la nouvelle danse  (ci-contre, article de Billboard du 12 juin 1965). Il fait venir Anthony Quinn qui effectue une démonstration de « sirtaki » (source ici) et prépare la sortie de plusieurs disques pour en accompagner la mode. Voyez ainsi la liste impressionnante des 45 tours qui témoignent de cet engouement en 1965 (source ici) :

De nombreuses vedettes proposent alors leur « danse de Zorba », dont Dalida qui est alors (malgré des origines grecques plutôt obscures) le cheval de Troie d’Eddie Barclay pour imposer le sirtaki en Europe (malgré une performance dansée qui peut laisser dubitatif):

Dans les magazines, on mobilise même Sheila et Claude François pour apprendre aux lecteurs les pas du Sirtaki:

Quant au nom « sirtaki », il n’a pas été inventé par les Grecs. Une recherche effectuée dans les archives du magazine Billboard montre qu’Eddie Barclay en revendique la paternité et surtout les droits qui vont avec. Voyez ainsi cet article du 7 août 1965 (source ici):

En ce qui concerne à présent la signification de « sirtaki », elle reste obscure, et souvent farfelue. Ainsi, on trouve de nos jours des dictionnaires académiques (par exemple en anglais et allemand) qui ignorent l’épisode Barclay pour ramener l’origine du Sirtaki au syrtos, danse traditionnelle:

  • Etymology: New Greek syrtaki, from syrtos kind of folk dance, from Greek, probably from syrtos trailing, verbal of syrein to drag, trail behind
  • „Sirtaki“ ist der Diminutiv (Verkleinerungsform) zu Syrtos, der traditionellsten Art griechischer Volkstänze

En revanche, selon France Bleu, « sirtaki » viendrait du prénom Taki utilisé par les Grecs pour appeler Anthony Quinn : « Anthony, en grec, c’est Taki. Comme Anthony Quinn était célèbre, sur le tournage, on l’appelait parfois Sir ce qui donnait évidemment Sir Taki. »

Vers l’appropriation culturelle inversée

C’est donc dans un deuxième temps que les Grecs vont s’approprier le sirtaki. D’abord pour des raisons commerciales : il vaut mieux sortir un disque de « sirtaki » que de zeimbekiko ou hasapiko, puis touristiques : comme la maîtresse de maison du récit d’Alexakis, nombreux sont les touristes qui souhaitent désormais pouvoir apprendre le « vrai » sirtaki en Grèce.

C’est ainsi que le « sirtaki » est assez rapidement associé dans les esprits à une tradition grecque jusqu’à devenir un stéréotype universel sur la Grèce. Dans les lieux les plus touristiques du pays, on le trouve mentionné sur l’enseigne de nombreuses tavernes. Au-delà de ce qu’il désigne, le mot est devenu un emblème.

Qu’il soit bien clair que le sirtaki n’est pas né de rien. Sans la musique et la danse traditionnelles grecques, il n’aurait pas pu exister. Son origine et son devenir invitent à nous interroger sur un phénomène que je ne saurais nommer autrement qu’ainsi : appropriation culturelle inversée. Sur la notion problématique d’appropriation culturelle, voyez mon article sur le sujet: Faut-il s’approprier l’appropriation culturelle?

J’en donnais une définition simple : une personne ou une organisation reprend à son compte un ou des éléments d’une culture étrangère. L’appropriation culturelle inversée, ce serait alors le fait pour une communauté de s’approprier, comme une part de son identité, un élément qu’on dit d’elle-même ou qu’on projette sur elle-même.

Ici, le sirtaki n’est pas une invention grecque mais il est repris comme une part de la culture grecque de telle sorte qu’on le croit grec, tout comme la maîtresse de maison du récit d’Alexakis. Ce processus est particulièrement à l’œuvre dans ce qu’on peut appeler le devenir touristique du monde : quand par exemple une ville cherche à se conformer aux clichés qu’on a d’elle pour correspondre aux projections que les touristes se font d’elle. C’est le risque pour une ville ou une culture de se figer dans la muséification.

Pour prolonger, je vous invite à consulter Réflexions sur les stéréotypes culturels en trois vidéos et L’interculturel pris au piège du marketing (où le kebab est présenté comme autre exemple d’appropriation culturelle inversée en Turquie – même si l’expression n’est pas utilisée dans l’article)

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. Je connaissais cette histoire de loin, et j’étais conscient de l’invention du Sirtaki par Hollywood et Eddie Barclay. L’article me rappelle le cas d’une autre « danse » et musique: la Lambada, qui n’a jamais existé au Brésil, mais qui est une libre adaptation d’une danse elle plus traditionnelle de l’intérieur du Nordeste brésilien, le Forò.

  2. Benjamin PELLETIER

    @Nicolas – Il faudrait tout de même un jour inverser le processus et imaginer des Brésiliens fous de farandole provençale ou des Chinois férus de bourrée auvergnate… 🙂

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