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Le complexe de l’influence en cinq articles (4) – La colère de Renoir

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Cette série explore la thématique de l’influence, et notamment les freins et obstacles français au développement d’une culture de l’influence. En arrière-plan, il s’agit de se demander s’il n’y a pas un lien entre ces difficultés et les freins et obstacles français au développement d’une culture de l’interculturel.

1er article : Notes de cadrage – mise en évidence de certaines défaillances françaises dans le déploiement des stratégies d’influence.

2e article : Cas d’un échec français concernant le véhicule électrique – il s’agit d’une étude de cas autour de l’échec de l’industrie française du véhicule électrique pour faire valoir une norme au niveau européen.

3e article : Des Chinois aux normes – ou comment les Chinois procèdent pour s’imposer peu à peu dans les organismes internationaux de normalisation.

4e article : La colère de Renoir – le présent article.

5e article : Esprit, culture, influence – ou comment la psychothérapie et l’ethnopsychiatrie se heurtent également au « complexe de l’influence » en France, et quels enseignements ces deux disciplines peuvent nous apporter quant à notre déficit de culture de l’interculturel.

Chaque article peut être lu indépendamment des autres.

 * * *

De l’inquiétude…

Le 9 juin 1937, Jean Renoir sort l’un de ses plus beaux films, devenu rapidement un classique du cinéma : La Grande Illusion. Les années 30 sont ses années les plus créatives, avec comme point d’orgue La Règle du Jeu en 1939. Il connaît parfaitement l’industrie cinématographique et il observe avec une grande attention ce qui se fait en France et à l’étranger. Nous pouvons lire aujourd’hui ses remarques et réflexions dans le recueil de ses articles publiés dans la presse de 1926 à 1971 (ci-contre).

Les articles des années 1936 et 1937 qui évoquent le cinéma français font état d’une situation paradoxale. D’un côté, Jean Renoir met en avant la maturité et la vitalité du cinéma national, par exemple dans cet extrait :

« A l’heure actuelle, dans son ensemble, l’industrie cinématographique française est arrivée à un point culminant. […] Nous sommes à la veille de réaliser en France le plus grand cinéma en Europe. Il se produit dans notre métier un véritable retour à la vie après un long sommeil. » (La production française veut vivre, il ne faut pas l’assassiner, 5 novembre 1936, Ecrits, pp.130-131)

D’un autre côté, il s’inquiète de la fragilisation de cette industrie. Dans l’article signalé ci-dessus, il pousse également « un cri d’alarme » et, s’il se réjouit des excellentes perspectives d’avenir du cinéma français, il met aussi en garde : « Il ne faut pas compromettre cette belle chance », notamment en tournant à l’étranger des films français. Nous sommes en effet en plein Front Populaire et la semaine de travail vient de passer de 48 à 40 heures. De nombreux producteurs ont annoncé qu’ils allaient désormais tourner leurs films en Italie et en Hongrie.

Cette délocalisation risque de déstabiliser toute l’industrie française du cinéma, en privant de travail les techniciens français, ce qui à terme viendrait affaiblir le degré d’expertise acquise dans ce secteur, alors même que, selon Renoir, « les progrès techniques en France sont stupéfiants ». Mais, pour préserver cette industrie, il faut une implication des pouvoirs publics pour faciliter l’obtention des crédits nécessaires au tournage et pour défendre les studios français :

« L’Etat doit les aider en favorisant les productions tournées en France et en frappant durement les films fabriqués à l’étranger. » (idem, p.131)

… à la colère

Le souci social de Renoir se double d’une extrême lucidité sur l’importance du cinéma, non seulement sur le plan industriel, mais aussi sur le plan stratégique pour l’Etat. C’est là que son inquiétude se transforme peu à peu en colère, quand il constate combien le cinéma français semble délaissé par les pouvoirs publics :

« Dans tous les pays démocratiques ou fascistes, les gouvernements font un effort considérable pour protéger cette poule aux œufs d’or, cet extraordinaire moyen de propagande qu’est le cinéma. Ici, on s’en fout. » (Joyeux Noël, 23 décembre 1937,  Ecrits, p.195)

L’article où se trouve cet extrait commence par évoquer cinquante ouvriers qualifiés qui viennent d’être licenciés d’un studio de cinéma. L’inquiétude de Renoir se renforce, et c’est pour lui l’occasion de faire part de sa colère concernant un autre aspect du problème : la perte de souveraineté de la France dans le domaine du matériel et des technologies cinématographiques.

« Il paraît que le cinéma français manque d’argent, mais il en trouve bien pour payer les millions de francs de pellicule que nous achetons au-dehors, et les millions de francs de royalties pour l’emploi de systèmes sonores allemands et américains. Car on ne fabrique pas de pellicule en France et nos gouvernements nationalistes ont laissé le monopole de la reproduction du son (invention française) passer à l’étranger. »

Je reviendrai dans quelques instants sur des éléments de contexte pour saisir à quoi Renoir fait allusion ici. S’il se félicite de la créativité cinématographique française et du degré de qualification des techniciens, il sait aussi que cette créativité est menacée car elle repose sur des moyens techniques qui échappent peu à peu à la France et dont les achats coûteux à l’étranger fragilise le financement des films français. Or, outre la fabrication de la pellicule et la reproduction du son, il y a une autre technique promise à un bel avenir qui est en train d’échapper à la France :

« Et vous allez voir que la même chose va se produire pour la couleur. Déjà Siemens, en Allemagne, et Technicolor, en Amérique, s’organisent. Demain, ils auront les deux pieds chez nous et, pour faire des films en couleur, devenus indispensables dans la lutte internationale, nous devrons leur payer des redevances, comme les vassaux au Moyen Age en payaient à leur suzerain. »

Pellicule, son, couleur, ce sont donc les fondements techniques de l’industrie cinématographique en tant que telle, qui échappent à la France alors même que les Français maîtrisaient ces techniques mais en ont perdu le contrôle par manque d’organisation et de coordination entre les fabricants et les pouvoirs publics, et non par manque d’inventivité ou d’expertise.

La victoire de Kodak sur Pathé

Renoir mentionne les « millions de francs de pellicule que nous achetons au-dehors » car « on ne fabrique pas de pellicule en France ». Pour être plus précis, il faudrait écrire qu’en 1937 on ne fabrique plus de pellicule en France, ou en tout cas on ne fabrique plus de pellicule française.

Pour saisir le contexte de ce constat, je me réfère comme source principale à un chapitre d’une étude de la Société Chimique de France sur L’histoire industrielle des polymères en France de Jean-Marie Michel. Dans cette vaste étude technique, on trouve un article très renseigné et passionnant à lire : Les fabricants de pellicules photographiques et cinématographiques (pdf) qui met notamment en scène les frères Pathé, Charles et Emile.

Dans l’histoire de l’industrie de la pellicule, il faut distinguer deux périodes : avant la Première Guerre mondiale (de 1907 à 1913) où l’entreprise des frères Pathé est devenue l’un des principaux fabricants mondiaux de pellicule cinématographique vierge, et après (de 1918 à 1927) où ils ont démantelé leur empire industriel.

  • 1907-1913 : la conquête du marché de la pellicule cinématographique

En 1907, cela fait dix ans que Charles Pathé dirige une entreprise de fabrication d’appareils de prises de vue et de projection, en association avec un investisseur, Claude Grivolas, qui a apporté une grande partie du capital. Au tout début du cinéma, les films produits sont amortis à une vitesse fulgurante et les bénéfices suivent, ainsi qu’en témoigne Charles Pathé lui-même :

« A l’exception des industries de guerre, je ne crois pas qu’il en soit une en France dont le développement ait été aussi rapide que la nôtre et qui ait donné des dividendes aussi élevés à ses actionnaires. »

En 1907, Charles Pathé prend plusieurs décisions stratégiques importantes : ne plus vendre ses films mais les louer, fabriquer ses appareils de projection via la société de son actionnaire majoritaire Pierre-Victor Continsouza (en 1914, 93% des appareils de projection dans le monde proviendront de ses ateliers), et produire sa propre pellicule cinématographique. En effet, la pellicule vierge est fournie par l’Américain Eastman Kodak qui détient 95% du marché mondial. Or, le mètre de pellicule est vendu 75 centimes alors que son coût de revient est de l’ordre de quelques centimes.

Comme il ignore tout de la fabrication de la pellicule, Charles Pathé va se procurer du savoir-faire via l’acquisition sous nom d’emprunt de deux sociétés britanniques. L’étude de Jean-Marie Michel évoque également « les renseignements d’un agent américain » et « de multiples subterfuges » dont la récupération de déchets et de morceaux de films vierges pour compléter ses connaissances et lancer à Vincennes sa propre production de pellicule. C’est ainsi qu’en 1913 la société Pathé Cinéma fait partie des cinq producteurs mondiaux de pellicule cinématographique avec plus de cent kilomètres de pellicules fabriqués par jour.

  • 1918-1927 : la fin de la pellicule Pathé

La Première Guerre mondiale met Pathé en grande difficulté. Outre le ralentissement de ses activités, il doit faire face en 1918 à une industrie cinématographique américaine dynamisée par la guerre. Rappelons que le cinéma a été un des outils de la propagande du gouvernement des Etats-Unis pour convaincre le peuple américain de la nécessité d’entrer en guerre et pour soutenir les efforts de guerre (voir ici, par exemple).

Charles et Emile Pathé se désengagent de la partie technique de leurs activités. Emile Pathé cède la branche phonographique à l’Italien Marconi et prend sa retraite en 1924. Bien que s’appelant Pathé-Marconi, Pathé n’a pas plus de participation dans l’entreprise. Charles se recentre sur la production cinématographique et cède à Eastman Kodak pour 150 millions de francs l’usine « prospère » de production de pellicule cinématographique. La nouvelle société s’appelle certes Kodak-Pathé, mais Eastman possède 99,5% des actions.

George Eastman (à gauche), fondateur de Kodak

Déjà le complexe de l’influence

Manifestement, les frères Pathé n’ont pas été de force pour lutter face au rouleau compresseur américain et n’ont pu à eux seuls préserver les précieux acquis de vingt années de travail pour bâtir une industrie française de la pellicule et de la reproduction du son. Ils ne semblent pas non plus avoir reçu un soutien des pouvoirs publics. Dix ans plus tard, Jean Renoir ne peut que constater les dégâts, ces « millions de francs de royalties » qu’il faut payer aux entreprises étrangères pour pouvoir tourner des films français.

Il n’est pas le seul à être en colère. Le 4 août 1938, Jean Renoir publie le récit d’une journée passée en compagnie de Marcel Pagnol. La discussion porte sur le cinéma français et Pagnol s’énerve alors :

« Son grand sujet d’indignation, c’est que nos grands industriels aient laissé filer hors de France la fabrication de la pellicule. Il nous dit les chiffres astronomiques que nous versons chaque année aux Allemands et aux Américains pour acheter de l’Agfa ou de la Kodak. »

Tout comme Renoir, Pagnol fait preuve de patriotisme au bon sens du terme : il sait pertinemment que la perte de souveraineté affectant l’industrie de la technique cinématographique signifie un appauvrissement social par les pertes d’emploi qu’elle entraîne et de liberté créative par la diminution des moyens financiers pour produire et tourner des films. Tout comme Renoir, il est en colère, cherche une solution mais se heurte à certains obstacles qui gardent malheureusement toute leur actualité :

« Puis il parle de ses projets : il voudrait contribuer, si peu que ce fût, à ramener en France ces industries absolument vitales. Mais pour cela, il faudrait s’unir et, chez nous, c’est presque impossible. Dans le cinéma, dès qu’un individu a pour trois sous d’importance, il se croit le pape. Du choc de ces vanités naissent ces luttes intestines dont profitent les firmes étrangères installées en France. » (Ecrits, p.249)

Nous sommes en 1938 et tout est déjà là : incapacité à s’unir, querelles d’égos, luttes fratricides. Ajoutons à cela l’indifférence des pouvoirs publics dans l’accompagnement et la préservation d’une industrie à la fois extrêmement rentable et très prometteuse (arrivée du cinéma en couleur), indifférence d’autant plus coupable qu’il s’agit là d’un formidable outil d’influence culturelle, de séduction des autres peuples et de développement de la réputation d’une nation et de sa culture.

C’est en ce sens que ce cas est exemplaire du complexe de l’influence à la française. L’influence, ce n’est pas seulement la recherche d’un effet sur une cible pour l’orienter dans le sens de ses intérêts. C’est aussi se donner les moyens d’exercer cette influence, c’est avoir conscience de la nécessité de se positionner sur toute la chaîne de l’influence pour en conserver la maîtrise. Renoir déplore ainsi que bien des réalisateurs français travaillent pour des sociétés de production étrangères, notamment la Tobis et la Ufa « qui sont allemandes et sous le contrôle direct de Hitler et de Goebbels » (Ecrits, p.248).

Aussi trivial puisse-t-il paraître, un morceau de pellicule recèle donc dans ces années d’entre-deux-guerres un enjeu considérable. Et le plus remarquable – mais aussi le plus inquiétant – tient au fait que le constat de Renoir en 1937 soit toujours actuel :

« N’y a-t-il pas d’inventeurs français ? J’affirme qu’il y en a et qu’ils peuvent faire aussi bien qu’à l’étranger, mais nos grands capitalistes n’aiment pas leur pays, et ils n’estiment que les réalisations extérieures. Ils se disent nationalistes, mais, chez eux, l’esprit national consiste à faire traquer quelques malheureux ouvriers polonais ou des intellectuels antifascistes qui sont venus se réfugier chez nous. Voilà qui n’est guère dans la tradition française. Pensons à François Ier qui attirait chez nous Léonard de Vinci, Benvenuto Cellini et de nombreux ouvriers de Venise. Mais, sans doute, nos patriotes des Champs-Élysées considèrent-ils ce roi comme une espèce de bolchevik. Bien des inventions françaises ont créé à l’étranger du travail, de la prospérité, sans compter de la gloire. Et, ici, nos inventeurs meurent de faim. » (Ecrits, p.195)

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