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La diplomatie publique américaine en France: étude de cas

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Diplomatie publique et « culture de l’interculturel »

A plusieurs reprises, ce blog a abordé les questions de diplomatie publique, par exemple dans l’article La diplomatie publique américaine sur un air de jazz. Pour résumer très simplement cette notion, il s’agit des efforts de séduction qu’un Etat déploie vis-à-vis de la population d’un autre Etat. On peut également parler de « soft power » même si ce terme recouvre une réalité plus vaste (Etats, mais aussi ONG, entreprises, think tanks, associations, etc). Par exemple, une entreprise fait preuve de soft power quand elle cherche à influencer tel organisme prescripteur pour que les standards associés à ses produits soient édictés en norme publique nationale, européenne ou internationale.

Tout Etat pratique la diplomatie publique, notamment par la mobilisation de ses moyens culturels en vue de se rendre désirable auprès de la population d’un Etat cible ou de contrer son image négative auprès de cette même population. Renoncer à la diplomatie publique, c’est perdre la maîtrise de sa propre représentation et courir le risque de voir cette représentation déformée et orientée selon les intérêts d’un autre Etat. Très clairement, nous nous situons sur le terrain de l’influence. Et, finalement, il n’y a rien de plus banal que ce jeu permanent des influences.

En apparence, nous sommes loin du management interculturel à strictement parler. En effet, il ne s’agit pas ici de décrypter les différences culturelles dans les pratiques managériales. Et cependant, si la finalité est différente, les moyens se rencontrent. La  sensibilité interculturelle, la capacité à comprendre le fonctionnement intrinsèque d’une culture étrangère, la connaissance des ressorts culturels locaux qui déterminent ou non l’adhésion à une cause, sont autant de qualités essentielles à la mise en œuvre d’une diplomatie publique efficace. « Efficace », c’est-à-dire discrète, voire secrète…

Flashback – 20 janvier 2010 : une si belle conférence…

« Has Obama lost an ally ? » – Obama a-t-il perdu un allié ? Tel est le titre de la conférence-débat qui s’est tenue le 20 janvier 2010 à la résidence officielle de l’ambassadeur des Etats-Unis en France, Charles Rivkin. Un an après l’élection d’Obama, cette rencontre a pour but de faire le point sur l’état des relations entre la France et les Etats-Unis. A cet effet, l’ambassadeur américain a convié Pierre Lellouche, Secrétaire d’Etat chargé des Affaires Européennes, Hubert Védrine, ancien Ministre des Affaires Etrangères, Axel Poniatowski, Président de la Commission des Affaires Etrangères, Jim Bitterman, de CNN, et Christian Markarian, de l’Express.

CNN et L’Express sont d’ailleurs partenaires et relais de cet événement. CNN propose sur son site des extraits  de la conférence.

Dans ce montage, Charles Rivkin commence par souligner la dimension symbolique de l’élection du président américain (« Obama, c’est une idée d’espoir »). Il commente également le regain d’opinions positives de la part des Français à propos des Etats-Unis. Hubert Védrine revient sur les attentes exagérées des Français vis-à-vis d’Obama. Charles Rivkin s’exprime sur les excellentes (« fantastic ») relations entre les Etats-Unis et les France. Puis, il évoque la coopération « main dans la main » entre les deux pays à propos d’Haïti. Pierre Lellouche prend alors la parole pour rappeler l’unité de vues entre les deux pays sur la question de la reconstruction d’Haïti. Enfin, Charles Rivkin fait le point sur la difficile réforme de système de santé voulue par Obama.

Même si le court montage ci-dessus ne donne qu’une idée globale de cet événement, on devine qu’il a été un succès. Les interventions ont été de qualité, les débats également, les journalistes ont pu même poser des questions embarrassantes, par exemple sur l’avenir des Etats-Unis en tant que superpuissance.

So what ? Et alors ?

Et alors il faut faire la différence entre l’objectif affiché (faire l’état des lieux des relations entre les Etats-Unis et la France un an après l’élection d’Obama) et l’objectif réel de cette conférence. La clé nous est donnée par un diplomate américain, Mark Taplin. Jusqu’en juin dernier, M.Taplin était professeur de diplomatie publique à l’Université George Washington, et plus précisément à l’Institute for Public Diplomacy and Global Communication.

Je vous traduis le programme de son cours « Public Diplomacy » dispensé en 2009 et 2010 (source ici, en pdf) :

“Théorie et pratique de la diplomatie publique : informer, influencer, établir le dialogue avec le public et les institutions au niveau international. Examen conceptuel et historique de la diplomatie publique, pratiques actuelles et enjeux contemporains, incluant la diffusion de l’information, les échanges scolaires et culturels, l’audiovisuel international.”

Lorsqu’il donnait ce cours, Mark Taplin tenait un blog où il évoquait des cas de diplomatie publique durant la Guerre froide, mais aussi à propos de l’Iran actuel et l’Irak. Il faisait également le point sur l’actualité de la stratégie américaine en matière de « smart power » (alliance du soft et du hard, de l’influence et de la contrainte). Il s’agissait pour lui d’illustrer et prolonger les études de cas abordées dans son cours.

Le 22 janvier 2010, soit deux jours à peine après la conférence organisée par l’ambassadeur Charles Rivkin, on trouve une note intitulée « Effective Public Diplomacy – A Parisian Panel Discussion » qui commence ainsi : « Comme je l’ai mentionné en cours, voici un exemple de diplomatie publique efficace dans un cadre prestigieux. »

Si cette conférence attire l’attention de Mark Taplin, ce n’est pas à propos de la dimension symbolique de l’élection d’Obama ou de la réforme du système de santé américain. Le plus important pour Taplin, c’est Haïti et la question humanitaire. Et c’est un petit détail, une phrase exactement, une phrase prononcée par Pierre Lellouche qui révèle l’objectif réel de cette conférence.

Cette phrase est prononcée par Lellouche à 4’30 sur la vidéo ci-dessus. La voici :

« Je crois qu’il est absurde d’introduire dans ce qui n’est qu’une opération d’urgence l’idée d’une compétition, de je ne sais quelle compétition entre la France et les Etats-Unis, ou l’Europe et les Etats-Unis. »

Avec cette phrase prononcée non par un responsable américain, mais par un Français, qui plus est responsable européen, l’objectif est atteint, la conférence est une réussite en matière de diplomatie publique. Pour comprendre pourquoi, il est nécessaire de faire un petit retour en arrière…

Haïti : le problème Joyandet et l’idiot utile

Les Américains ont un problème. Le 15 janvier, Alain Joyandet, secrétaire d’Etat français à la Coopération, en déplacement en Haïti, s’est interrogé publiquement sur le rôle des Etats-Unis après la catastrophe. En effet, le militaire semble prendre le pas sur l’humanitaire. Alain Joyandet prépare l’arrivée à Port-au-Prince de deux avions français d’assistance humanitaire. Il se heurte aux militaires américains qui contrôlent l’aéroport et refusent l’atterrissage de ces deux avions.

Alain Joyandet déclare alors qu’il souhaite que l’ONU ouvre une enquête sur le comportement des Américains à Haïti. Panique du côté américain : la France jouit d’un certain prestige moral dans le concert des nations, surtout depuis son opposition à la guerre en Irak. Les Américains vont alors tout faire pour étouffer dans l’œuf cette initiative. Voyez l’interview de Joyandet sur Europe 1 le 18 janvier, notamment à partir d’1’38 :

Voici à 3’00 la phrase qu’il s’agira pour les Américains de contrer et décrédibiliser lors de la conférence organisée le 20 janvier :

« J’espère que les choses seront précisées quant au rôle des Etats-Unis, puisque, évidemment, il s’agit d’arriver, d’aider Haïti, il ne s’agit pas d’occuper Haïti. »

Rappelons, comme le fait Mark Taplin dans son blog, la citation de Lellouche lors de la conférence du 20 janvier :

« Je crois qu’il est absurde d’introduire dans ce qui n’est qu’une opération d’urgence l’idée d’une compétition, de je ne sais quelle compétition entre la France et les Etats-Unis, ou l’Europe et les Etats-Unis. »

Mark Taplin note alors que cette phrase de Lellouche « apparaît être une riposte efficace [an effective riposte] aux commentaires faits plus tôt cette semaine par le ministre français de la coopération internationale qui avait appelé à une enquête des Nations Unies sur le rôle des Etats-Unis et qui s’était rhétoriquement demandé si les efforts de Washington avaient pour but d’aider Haïti ou de l’occuper ».

Une riposte “efficace” car la diplomatie publique, comme toute stratégie d’influence, aura d’autant plus d’efficacité qu’elle sera indirecte : son émetteur doit s’effacer derrière un relais de son message. Ce relais porte un nom : c’est l’idiot utile, en l’occurrence Pierre Lellouche, qui a toujours été très proche des Américains. La présence de Védrine, quant à elle, permet de crédibiliser intellectuellement et moralement la conférence. La « riposte » va donc utiliser les ressorts culturels français dans le cadre d’une guerre de l’information qui est également une guerre psychologique.

Dans son livre Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, l’historienne Frances Stonor Saunders cite en page 160 un certain Donald Jameson, agent de la CIA, qui donne ici la meilleure définition de « l’idiot utile » :

« En ce qui concerne les attitudes que l’Agence voulait inspirer à travers ces activités, ce qu’elle aurait voulu manifestement produire, c’est des gens qui par leur propre raisonnement et conviction seraient persuadés que tout ce que les Etats-Unis accomplissaient était juste. »

Epilogue: un Français part, un Américain arrive

Le 27 mars 2010, le site Mediapart révèle qu’Alain Joyandet a utilisé un avion privé à 116 500 euros pour se rendre en Martinique dans le cadre de ses fonctions ministérielles. Puis, le 16 juin 2010, c’est au tour du Canard Enchaîné d’épingler Alain Joyandet qui aurait bénéficié d’un permis de construire illégal. Cette dernière révélation intervient alors que Christian Blanc est lui aussi pris dans un scandale à propos de ses cigares passés en notes de frais. Alain Joyandet démissionne du gouvernement le 5 juillet 2010.

La prudence, l’exercice du doute méthodique et la rigueur de l’analyse exigent de ne jamais combler les vides de l’explication par des causes imaginaires. Il est facile d’agiter des théories du complot qui alimentent les fantasmes mais n’apportent rien à la compréhension. C’est pourquoi entre la démission d’Alain Joyandet et la suite ci-dessous, je préfère conserver un point d’interrogation.

Juillet 2010 est en effet le moment où un Américain arrive à Paris. Il est nommé n°2 de l’ambassade des Etats-Unis en France.

Son nom ? Mark Taplin.

Il quitte en juin son poste de professeur de diplomatie publique à l’Institute for Public Diplomacy and Global Communication et rejoint quelques jours plus tard l’ambassadeur Charles Rivkin à Paris. Rappelons le contenu de son enseignement :

Théorie et pratique de la diplomatie publique : informer, influencer, établir le dialogue avec le public et les institutions au niveau international. Examen conceptuel et historique de la diplomatie publique, pratiques actuelles et enjeux contemporains, incluant la diffusion de l’information, les échanges scolaires et culturels, l’audiovisuel international.

Mark Taplin a déjà une longe expérience de diplomate. Comme le rappelle sa fiche sur le site de l’ambassade des Etats-Unis en France, “de 2002 à 2004, Mark Taplin a été Directeur du Bureau des Affaires de l’Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie au Département d’État américain. Il a contribué à développer la politique des Etats-Unis vers l’Ukraine dans la perspective de l’élection présidentielle ukrainienne de 2004.” Il a quitté son poste durant l’été 2004. La « révolution orange » a commencé le 21 novembre de la même année.

Il va former avec Charles Rivkin une équipe très complémentaire. L’ambassadeur américain n’a pas une carrière de diplomate mais d’homme d’affaires dans le secteur du divertissement et de la publicité. Tandis que l’un possède une riche expérience en matière de diplomatie publique, le second ouvre les portes du secteur privé, et notamment de Disney et Hollywood.

Il faut souligner ici la remarquable cohérence de l’appareil diplomatique américain. Il y a une réflexion en termes d’objectifs et de moyens, une analyse des points forts et points faibles du pays cible, la mise en place d’une stratégie. Cette alliance entre Rivkin et Taplin va ainsi se révéler décisive dans les mois à venir dans le cadre de l’influence culturelle américaine en France.

Si cet article évoque aujourd’hui un cas de diplomatie publique « dans un cadre prestigieux », pour reprendre l’expression de Mark Taplin, il s’agit là d’un événement exceptionnel, mettant en scène de hautes personnalités publiques dans un contexte de gestion de crise pour les Etats-Unis suite aux déclarations de Joyandet. Or, la plupart des actions d’influence des Américains en France sont bien moins voyantes, plus discrètes et dirigées vers la recherche d’effets sur le long terme.

Après cette mise en bouche, voici le 2e volet: Les banlieues françaises, cibles de l’influence culturelle américaine.

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