Le marché de la formation pour les expatriés
Je reviens sur un article publié dans les Echos par Pascal Monpetit, spécialiste du conseil interculturel. Dans ce texte, M.Monpetit propose une évaluation du marché de la formation en management interculturel : « on peut estimer le marché français à 4 000 journées de formation par an ». D’où ce commentaire un peu désabusé : « c’est ridicule par rapport aux centaines de milliers de cadres qui sont impliqués dans des joint ventures, fusions et acquisitions ».
C’est ce commentaire que je voudrais préciser. Si je n’ai pas d’élément pour apprécier la justesse de cette évaluation de « centaines de milliers de cadres » impliqués dans ces projets stratégiques, il est néanmoins intéressant de considérer la population expatriée en général pour réaliser combien ce marché de 4 000 journées de formation par an est en effet ridiculement peu développé.
Dans sa définition la plus limitée, le management interculturel concerne en premier lieu l’accompagnement à l’expatriation. Il fait partie des fondamentaux pour que l’expatrié surmonte le choc culturel et s’adapte au contexte professionnel de son pays d’affectation. Selon les derniers chiffres du ministère des Affaires étrangères, il y avait 1 594 303 Français inscrits au 31 décembre 2011 au registre mondial des Français établis hors de France (graphique ci-dessous). Il faudrait ajouter à ce nombre les 500 000 Français non inscrits – mais je prends le parti de m’en tenir aux seules données officielles.
Si l’on prend une hypothèse basse où les inscrits seraient des couples et où 50% des inscrits seraient des conjoints ne travaillant pas, il y aurait 750 000 expatriés actifs. Or, selon l’enquête 2010 de la Maison des Français de l’Etranger (MFE) sur l’expatriation (ici, en pdf), 47% des Français expatriés ont des difficultés pour s’adapter à la culture professionnelle locale. Voilà qui porte à 375 000 le nombre de Français expatriés qui auraient besoin d’un accompagnement – ponctuel ou approfondi – sur les questions liées au management interculturel.
N’oublions pas les expatriés en France
A ces 375 000 Français expatriés concernés par le conseil interculturel, il faut ajouter les étrangers expatriés en France qui rencontrent des difficultés à comprendre et intégrer nos modes de fonctionnement en entreprise. Faute de données précises, je vais me livrer à une évaluation « à la louche » qui n’a d’autre prétention que de donner une idée générale. Selon un article du Figaro d’avril 2009, il y a en France environ 5 millions d’expatriés. D’après une étude de la banque HSBC (que j’ai analysée dans Profil de l’expatriation en France), 33% des expatriés en France sont retraités. On a donc un nombre approximatif de 1,5 million d’expatriés actifs.
Admettons que dans ce nombre soient inclus les conjoints et que par hypothèse – pour conserver un nombre minimal réaliste d’expatriés actifs – ces derniers ne travaillent pas. Il y aurait donc une population minimale de 750 000 expatriés actifs en France. Or, selon l’étude HSBC, la France se classe au 15e rang sur les 26 pays étudiés au sujet de l’adaptation des expatriés à la culture professionnelle locale.
Sur les 750 000 expatriés en France, il y en a donc une grande partie qui aurait besoin d’accompagnement dans leur intégration au contexte professionnel franco-français. Prenons encore une fois une hypothèse très basse avec 1/3 d’expatriés en France qui auraient besoin de façon ponctuelle ou approfondie de formation interculturelle sur le contexte professionnel français. Voilà qui concernerait 250 000 personnes.
A minima, le seul accompagnement à l’expatriation serait bénéfique pour 375 000 Français expatriés et 250 000 étrangers expatriés en France, soit tout de même 625 000 personnes. Rappelons que Pascal Monpetit évaluait le marché actuel de la formation en management interculturel à 4 000 journées de formation par an.
Autres interactions culturelles
Or, le marché de la formation en management interculturel ne concerne pas seulement l’accompagnement à l’expatriation. Il touche de nombreux autres domaines pour les entreprises :
- la coopération avec des filiales et sous-traitants à l’étranger
- la négociation de contrats internationaux
- la conquête de marchés et les stratégies d’implantation
- la recherche et la fidélisation de partenaires à l’export
- l’adaptation des produits et campagnes marketing aux contextes locaux
- les métiers à l’international, tels que les commerciaux ou les acheteurs
En outre, j’ai montré dans plusieurs articles combien l’intégration des problématiques et outils du management interculturel serait particulièrement bénéfique dans le secteur public, par exemple pour :
- la formation des diplomates (voir sur ce blog Le dispositif public canadien pour le management interculturel)
- la formation des médecins et infirmières (cf. Pratiques interculturelles en milieu hospitalier)
- la formation des militaires (cf. Intelligence culturelle et opérations militaires : une autre approche du renseignement)
Il est donc quasiment impossible de définir l’étendue du marché potentiel de la formation en management interculturel tant sont nombreux les acteurs qui doivent intégrer dans leur métier les compétences interculturelles. Assurément plusieurs centaines de milliers de personnes doivent absolument développer ces compétences pour réussir dans leur activité professionnelle. Ces compétences sont alors aussi essentielles que la pratique des langues étrangères ou la maîtrise de l’outil informatique.
Outre la formation en entreprises et organismes publics, il y a un effort à faire de la part des écoles pour former dès la première année au management interculturel. Cet effort concerne également les universités. Par exemple, comment se fait-il qu’en LEA, Langues Etrangères Appliquées, l’enseignement sur les dimensions interculturelles reste souvent indigent, et parfois complètement absent ?
Autrement dit, qu’il s’agisse du secteur privé ou du secteur public, des écoles ou des universités, il reste encore à développer en France une véritable culture de l’interculturel. Nous ne sommes qu’au début d’un mouvement de fond, certes en retard par rapport aux besoins actuels et à la complexité grandissante des interactions culturelles partout dans le monde – mais un mouvement inévitable qui entraîne avec lui sa propre nécessité. C’est à la fois frustrant de constater son urgence et sa lenteur, et passionnant d’en repérer et accompagner les signes précurseurs.
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Quelques suggestions de lecture:
- Les Français expatriés: difficultés et ressentis
- Interview sur France 24: Coca-Cola, le global et le local
- Aux étudiants en panne d’idées pour leur mémoire en management interculturel
- Conférence – La dimension stratégique des enjeux interculturels
- Qu’est-ce qu’un formateur en management interculturel ?
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Voici un article qui fait plaisir et qui, je l’espère, fera réfléchir les dirigeants d’entreprises.
Le coût d’une formation ou d’un accompagnement à l’expatriation et au management interculturel est infime comparé au retour sur investissement. Près de la moitié des expatriations échouent à cause d’un manque de préparation, ce qui coûte très cher à l’entreprise et nuit à la carrière de l’expatrié. Idem concernant les fusions (même franco-françaises – chaque entreprise a sa propre culture !), qui sont fort bien préparées du point de vue juridique et financier, mais qui n’atteignent pas les résultats escomptés à cause de facteurs profondément humains.
La France est toujours très en retard, certes, mais elle a fait des progrès. Il y a une dizaine d’années lorsque j’ai débuté dans ce métier, mes interlocuteurs avaient tendance à assimiler “interculturel” et “intégration d’immigrés” ou de percevoir ce type de formation comme aussi stratégique à l’avenir de l’entreprise qu’un cours d’ikebana. La presse professionnelle en parlait peu. Aujourd’hui, la donne a changé, la compréhension du sujet est plus généralisée, son importance stratégique et la valeur ajoutée de telles prestations sont reconnues. Reste la question du passage à l’acte, qui bute sur un double obstacle : les arbitrages budgétaires et, plus délicat, une tendance culturelle française de croire que l’on sait tout.
A une époque où renforcer la compétitivité de la France et combler le gouffre de notre déficit commercial sont prioritaires, j’ose être optimiste qu’acquérir de réelles compétences interculturelles va enfin être reconnu comme essentiel.
@Patricia – Et voilà un témoignage qui a le mérite de donner de la chair et du vécu aux éléments mis en avant dans cet article, merci à vous. J’ajoute à “la tendance culturelle française de croire que l’on sait tout”, cette autre tendance que l’on retrouve certainement plus en France qu’ailleurs et qui consiste à effacer ou à ne pas voir les facteurs culturels – phénomène que j’appelle l’illusion aculturelle. Voir aussi: Le Français, homo aculturalis?
Vous etes un peu dur avec les français… Je pense que les français on particulièrement tendance a faire étalage de leur savoir comme moyen d’établir de la “face” – montrer a son interlocuteur qu’on sait de quoi on parle, qu’on est sérieux. Il s’agit donc aussi d’un code de comportement. Dans des cultures ou on valorise la modestie, le consensus plutot que la joute oratoire, les français passeront inévitablement pour arrogants et donneurs de leçons!
@Viviane – Je ne sais pas si je suis dur, j’essaie de rendre compte de certaines réalités et de certains comportements qui, comme vous le signalez, ont tendance à se manifester plus souvent côté français qu’ailleurs.
Voici ainsi 2 exemples de cette dimension “aculturelle” signalée dans les articles mentionnés ci-dessus:
– Marie Rose Moro, ethnopsychanalyste, écrit sur son blog: “Au nom d’une universalité vide et d’une éthique réductionniste, nous n’intégrons pas ces logiques complexes, qu’elles soient sociales ou culturelles dans nos dispositifs de prévention de soins et dans nos théorisations.”
– Dans l’ouvrage Médiation et diversité culturelle, sous la direction de Carole Younes et Etienne Le Roy, on lit ce passage (p.194): “La reconnaissance de la fonction sociale de l’intermédiaire culturel semble problématique dans le sens où elle ne s’inscrit dans aucun des paradigmes reconnus comme pouvant être pris en charge par l’institution judiciaire, par l’Etat et par la société civile.”
Superbe article Benjamin que je viens à peine de découvrir !
Je m’interroge également sur le “marché” de l’éducation des mineurs, car les écoles, collèges et lycées sont devenus de bouillonnants lieux multiculturels et il me semble que l’Education nationale n’en a pas pris toute la mesure, en témoigne le sentiment d’avoir été “lâchés” des professeurs à qui on a demandé de faire respecter la minute de silence suite aux attentats de janvier 2015 sans qu’il leur ait été adressé aucune note ou sans qu’ils y aient été préparés.
Bonjour,
Je suis étudiante en management interculturel et je trouve cet article très intéressant. Il me permet de cerner l’ensemble des métiers que touche le management/médiation interculturelle.
On voit clairement que les entreprise ne profitent pas de cette opportunité alors que comme vous l’avez dit, un grand nombre d’entre elles est en difficulté. Pourquoi ces entreprises ne font-elle pas appel à des médiateurs ou formateurs en management interculturel ? Il y a une question d’habitude je pense, le métier est encore assez récent et peu répandu, ou même peut-être ne connaissent-ils pas l’existence de ce métier ? Est-ce une question d’argent ? Lors de difficultés fianancières les entreprises ne vont peut-être pas dépenser leur argent dans ce genre de service, alors que parfois ce pourrait être la solution à leur problème.. Qu’en pensez-vous ?
@Nathalie – Le verre n’est pas complètement vide. Il se remplit progressivement, et je constate qu’il y a des nombreux progrès depuis quelques années, avec de plus en plus d’entreprises intégrant les enjeux interculturels, de même que de plus en plus d’écoles (d’ingénieurs, notamment).