Décrire et nommer
Décrire une situation où sont en jeu des différences culturelles, ce n’est pas simple. Il faut être clair sans être caricatural, précis sans se perdre dans les détails, concret sans exagérer ni atténuer la réalité.
Mais nommer cette situation, voilà qui est autrement plus difficile. Dans une formation en management interculturel, on ne peut pas en rester sur le plan de l’anecdote. Il est indispensable de donner des repères pour consolider les situations décrites. Donner un nom à celles-ci est d’une grande responsabilité en ce que le nom généralise, en renvoyant les situations semblables à une définition commune, et en ce qu’il suggère, en évoquant des situations déjà vues ou décrites lorsqu’il est mentionné.
D’où toute l’importance pour le formateur en management interculturel de réfléchir à ce qu’il va dire, et de nourrir sa réflexion à partir de lectures nombreuses et diverses. En fréquentant des auteurs provenant de multiples champs du savoir, il rencontre des expressions très utiles pour nommer des situations parfois simples mais qui gagnent en consistance en étant clairement identifiées.
Je voudrais partager trois expressions de ce type. C’est un choix forcément subjectif, et évidemment pas exhaustif – disons que ce sont quelques uns de mes outils. Ce ne sont pas des inventions de ma part, mais des emprunts de trois auteurs : Juliane House, Sigmund Freud et François Burgat.
1 – « l’étiquette de la simulation » (Juliane House)
Dans de nombreux contextes culturels, il est nécessaire de développer des relations interpersonnelles avant d’interagir sur le plan professionnel. Ces petites discussions, à la fois futiles et légères, autour du temps qu’il fait, des nouvelles de la famille, de la santé des uns et des autres, de l’actualité sportive, etc., sont indispensables pour instaurer un climat chaleureux et confiant. La part de ces relations informelles est variable, de quelques questionnements rapides à de vastes échanges prenant quantitativement le pas sur l’objet réel de la rencontre. Ainsi, il arrive qu’en Arabie saoudite 80% du temps de réunion soit consacré à tout sauf à l’objet de la réunion.
J’ai déjà analysé ce phénomène dans Le langage d’un homme vrai ou l’art de la conversation futile. Cet article le décrivait plus qu’il ne le nommait. S’il fallait utiliser un vocabulaire technique, ces échanges informels renverraient à la fonction phatique du langage. Mais cette appellation est à la fois trop abstraite et trop restreinte pour désigner ces échanges. Par ailleurs, je ne me vois en train de l’utiliser lors d’une formation en management interculturel. Immanquablement, un participant me demanderait ce que signifie « phatique », ce qui entraînerait soit une nouvelle définition et la perte d’attention des participants sur l’enjeu de départ, soit un renvoi tautologique aux exemples initiaux.
Juliane House est une linguiste et traductrice allemande qui a beaucoup réfléchi sur la communication interculturelle. Elle remarque que, dans certains contextes culturels, il faut feindre de l’intérêt pour son interlocuteur afin d’entrer en relation avec lui. Cette « feinte » sera perçue comme de l’hypocrisie et une perte de temps par quelqu’un venant d’une culture où l’on n’a pas besoin de « détour » pour être en contact.
Elle utilise une expression qui me semble très utile pour nommer ce phénomène : “l’étiquette de la simulation”. Cette expression a l’avantage de contrebalancer l’a priori négatif qu’il peut y avoir au sujet de la simulation (ou de la feinte) par une valeur positive (l’étiquette). Par suite, ne pas s’engager dans des échanges montrant ou feignant de l’intérêt pour l’autre, c’est commettre un grave impair par rapport à l’étiquette.
Dans un article de la BBC, Juliane House donne un exemple d’étiquette de la simulation au sujet de la traduction en allemand du livre anglais pour enfants L’Ours Paddington. Dans la version originale, un personnage nommé Judy entre en relation avec un second, Mrs Bird, en demandant des nouvelles de son rhumatisme:
“‘Hallo Mrs Bird said Judy. It’s nice to see you again. How’s the rheumatism?’ ‘Worse than it’s ever been’ began Mrs. Bird.”
Dans la version allemande, ce passage n’est tout simplement pas traduit. Pour Juliane House, c’est un exemple très concret d’étiquette de la simulation chez les Britanniques et d’absence de cette dernière chez les Allemands. Le premier contact s’établit différemment dans les deux contextes : indirect en Grande-Bretagne, direct en Allemagne.
Le risque, c’est que, par méconnaissance de ce phénomène, les Britanniques soient perçus comme futiles, voire hypocrites, par les Allemands, et que ces derniers soient perçus comme grossiers, voire agressifs, par les Britanniques, alors qu’en fait les premiers ont besoin d’atténuer le contact direct par ces échanges informels et que les seconds veulent montrer leur franchise en étant directs.
2 – « le narcissisme des petites différences » (Sigmund Freud)
Il y a un paradoxe de la ressemblance : le mépris, la crainte ou même la haine peuvent être dirigées vers ceux qui nous ressemblent le plus. Plus la différence culturelle est ténue et plus ces phénomènes s’exacerbent. Ainsi, la coopération entre Français et Allemands peut être plus complexe qu’entre Français et Japonais et, de même, à l’intérieur d’un pays, entre des personnes venant de différentes régions, voire entre des personnes venant de villes proches ou de villages appartenant à deux vallées voisines.
La similitude et la proximité poussent les personnes à exacerber leurs dissemblances pour en faire des marqueurs identitaires à partir desquels elles vont chercher à se différencier. C’est le processus qui est à l’œuvre dans les conflits inter-ethniques. Freud utilise une belle expression pour le désigner : “le narcissisme des petites différences”. Elle se trouve dans deux textes. La première occurrence se situe dans un article de 1918, Le tabou de la virginité (texte intégral) :
« Ce sont justement les petites différences dans ce qui se ressemble par ailleurs qui fondent les sentiments d’étrangeté et d’hostilité entre les individus. Il serait tentant, en prolongeant cette vue, de faire dériver de ce « narcissisme des petites différences » l’hostilité qui, nous le constatons, combat victorieusement, dans toute relation humaine, le sentiment de solidarité et terrasse le commandement d’amour universel entre tous les êtres humains. »
Je n’entrerai pas dans le détail du problème soulevé par Freud au sujet de l’amour universel. Retenons seulement que la maxime d’amour universel : Aime ton prochain comme toi-même, se heurte pour Freud à la réalité des relations humaines, lesquelles sont aussi marquées par l’agressivité et la violence. Ce qui m’intéresse ici, c’est la naissance de la conflictualité au sein de la ressemblance – un processus qui sera d’ailleurs au cœur du travail de René Girard. Il développe cette analyse en 1930 dans Le malaise dans la civilisation (texte intégral):
« Il est toujours possible de lier ensemble, dans l’amour, un assez grand nombre d’êtres humains, pourvu qu’il en reste d’autres envers lesquels manifester son agressivité. Je me suis occupé une fois du phénomène qui fait que ce sont précisément des communautés limitrophes et du reste assez comparables qui se disputent et se moquent les unes des autres, comme les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Ecossais, etc. » (p.123, Points Essais)
Et, pourrions-nous ajouter, comme les Français et les Belges (ah les fameuses blagues belges…). Freud continue ainsi son texte :
« J’ai appelé cela le « narcissisme des petites différences », ce qui ne contribue guère à une explication. Mais enfin on voit que l’agressivité trouve là une satisfaction commode et relativement anodine, grâce à laquelle les membres de la communauté serrent plus facilement les rangs. »
Si Freud n’est pas satisfait de la dimension explicative de son expression, celle-ci est cependant très claire : l’identité individuelle se construit par différenciation, et cette construction est d’autant plus conflictuelle que l’autre, par rapport auquel l’individu se différencie, lui ressemble. Dans la seconde partie du texte, Freud note que c’est là une satisfaction commode et « anodine » de l’agressivité. A la place d’anodine, d’autres traducteurs ont fait le choix d’inoffensive. Il y a là une contradiction avec la première partie du texte où l’amour peut exister au sein d’une communauté à condition qu’elle puisse manifester son agressivité envers ceux qui sont en dehors de la communauté. Or, cette agressivité peut être d’une extrême violence.
La suite du texte confirme ce caractère non anodin du narcissisme des petites différences car, juste après, Freud mentionne le sort des Juifs dans l’histoire et s’inquiète du temps présent (1929 au moment où il écrit son livre) en remarquant avec une grande lucidité que « ce ne fut pas un incompréhensible hasard que le rêve d’une hégémonie germanique mondiale fasse appel au complément de l’antisémitisme ». Nous sommes loin de conséquences « anodines » et l’emploi de cet adjectif reste problématique ici.
Quoi qu’il en soit, l’expression de Freud permet d’appréhender bien des phénomènes d’incompréhension entre des personnes venant de contextes très proches. Il s’agit, d’une part, de sensibiliser aux difficultés de coopération même lorsqu’il n’y a pas de grandes différences culturelles et, d’autre part, de ne pas nier ces différences sans pour autant enfermer l’autre dans une étrangeté radicale. Il faut se méfier de tout angélisme cherchant à promouvoir à tout prix la ressemblance, mais aussi de tout « diabolisme » cherchant à essentialiser des différences culturelles.
3 – « de haut et de loin » (François Burgat)
La troisième expression que je souhaite partager est beaucoup plus simple que les deux premières. Elle n’a pas vraiment de contenu conceptuel, elle a une fonction adverbiale que j’utilise régulièrement quand j’essaie de décrire le regard que nous (généralement, « nous les Occidentaux ») portons sur les autres (les non Occidentaux) en les considérant « de haut et de loin ».
Elle se trouve dans L’islamisme en face (La Découverte, 2002), ouvrage de François Burgat, politologue spécialiste des cultures arabo-musulmanes. S’il ne l’a pas inventée, il lui a donné un sens bien spécifique pour décrire le regard biaisé porté par les Occidentaux sur les pays musulmans. C’est un regard en surplomb, qui juge et qui donne des leçons : « de haut », et c’est un regard qui provient d’une connaissance limitée, journalistique, de troisième main, sinon nulle, de ces pays et celui qui le porte en est éloigné, aussi bien géographiquement qu’intellectuellement et culturellement : « de loin ».
« De haut et de loin », c’est le réflexe de ceux qui ont eu l’habitude de faire la course en tête et de se percevoir supérieurs aux autres. L’expression est très utile en ce qu’elle met clairement en évidence une faiblesse, celle de se croire plus fort que ce qu’on est. C’est surtout une catastrophe dans les interactions avec les partenaires étrangers. L’exigence de coopération ne supporte pas le déséquilibre de la relation.
« De haut et de loin », c’est bien cette attitude à laquelle il faut renoncer dans le contexte de la mondialisation marqué par un regain de fierté culturelle de nombreux pays et communautés et par des compétiteurs venant de pays émergents qui – quoi qu’ils pensent des cultures où ils font des affaires – ont moins, beaucoup moins, sinon pas du tout, tendance à manifester cette attitude dans leur comportement et leurs paroles.
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