“Si l’on ne peut plus guère progresser dans l’art de se détruire, il y a encore du chemin à faire dans l’art de se comprendre.” Nicolas Bouvier, Chronique japonaise.
… l’Amérique décline ?
L’image enflamme les républicains qui, à leur tour, s’efforcent de l’utiliser pour enflammer l’opinion américaine. Voir par exemple les montages mis en ligne ici où cette image d’Obama s’inclinant devant l’Empereur du Japon est mise en parallèle avec les images d’autres dirigeants serrant simplement la main d’Akihito.[1. En 1994, Bill Clinton avait lui aussi été critiqué pour les mêmes raisons mais pour une très légère inclinaison, voir ici]
Je n’entrerai pas dans les débats trigonométrico-diplomatiques sur la question de savoir quel est l’angle d’inclinaison le plus adéquat au respect de l’étiquette japonaise. Je ne commenterai pas plus cette étrangeté qui consiste à s’incliner tout en serrant la main. Passons également sur les subtilités du vocabulaire français où les nuances entre « inclinaison », « salut » ou « courbette » indiquent chez les journalistes une certaine difficulté à rendre compte de cet événement planétaire.
Obama a donc rencontré l’Empereur du Japon. Il s’est incliné devant lui d’une façon ostensible qui n’est pas sans rappeler son salut au roi d’Arabie saoudite (cliquez sur l’image pour l’agrandir). Quand le président d’un pays s’incline, est-ce le président ou le pays qui s’incline ? Tout dépend évidemment du contexte culturel. On n’imagine pas Obama s’incliner ainsi devant Sarkozy. Le salut au Japon correspond à une inclinaison qui est signe de respect et d’ouverture d’esprit. C’est également une marque de déférence vis-à-vis des aînés.
Tout dépend du contexte culturel, certes, mais tout dépend surtout de savoir quel contexte culturel prime sur l’autre. Le point de vue des Etats-Unis – qui, comme on le verra plus loin, a une histoire assez récente – est que seul compte, justement, le point de vue des Etats-Unis. C’est faire aveu de faiblesse et de soumission que d’abandonner les réflexes culturels américains – en l’occurrence ici, le salut debout, les yeux dans les yeux, accompagné d’une ferme poignée de main – pour embrasser d’autres critères.
Un des messages de cette image d’Obama ostensiblement incliné devant Akihito est que, désormais, les Etats-Unis prendront en compte d’autres points de vue et s’efforceront de respecter les cultures locales. Il faut ajouter à cela une remarque importante : s’insurger contre le geste d’Obama n’est pas seulement une attaque dirigée contre lui, c’est également une insulte faite aux Japonais en insinuant que leur salut traditionnel est une marque de soumission.
Le Nouvel Obs cite ainsi dans son compte-rendu la réaction d’Isao Tokoro, professeur d’études impériales à l’Université Sangyo de Kyoto : “Quand on visite un pays étranger, la bonne éducation exige qu’on respecte le protocole du pays”, affirme-t-il. Le salut d’Obama “doit être loué, et ne mérite en aucun cas la critique”, s’insurge le professeur, selon qui “au Japon, s’incliner n’est jamais un signe de soumission face à autrui”.
Petite mise en perspective historique
Quand je disais que les Etats-Unis n’ont pas toujours été ignorants des autres cultures pour affirmer leur puissance ou conquérir un territoire, je faisais allusion à un événement très précis : leur occupation du Japon après la défaite de ce dernier lors de la deuxième guerre mondiale.
Il y avait alors une réelle conscience de la part des dirigeants américains de leur ignorance de la culture japonaise et de la nécessité d’en saisir les ressorts afin de limiter les risques de conflit culturel. Avant même la fin de la guerre, ils ont chargé la meilleure anthropologue du pays, Ruth Benedict, de rédiger une somme sur la culture japonaise. Elle va écrire un livre qui va devenir un classique du genre, Le Chrysanthème et le sabre, alors même qu’elle n’a jamais mis les pieds au Japon. Elle a donc étudié les Japonais exactement comme s’il s’agissait d’extraterrestres d’une lointaine planète : en étant obligée de sortir de ses propres catégories culturelles.
Dès 1944, plus de mille cinq cents fonctionnaires militaires et civils suivent une véritable formation interculturelle sur tous les aspects de l’histoire, de la société et des mœurs japonaises. La lecture du livre de Ruth Benedict est obligatoire. Le cinéma japonais d’avant-guerre est étudié de près ainsi que le système éducatif et le fonctionnement des administrations. Le Département de la Guerre débriefe des écrivains et intellectuels japonais. Ainsi, l’occupation et la reconstruction du Japon seront minutieusement planifiées pour s’accorder le plus possible au contexte culturel local.
Or, ces efforts d’adaptation sont à mettre à parallèle avec l’impréparation de l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan. Là aussi, rien n’est plus éloigné de la culture américaine que la culture irakienne ou afghane. Mais aucun plan d’envergure n’a été adopté pour faire en sorte que ces dizaines de milliers de soldats, civiles et administrateurs pour la plupart chrétiens s’intègrent un minimum dans le contexte local. La dimension culturelle a été tout simplement oubliée dans les plans stratégiques américains.[2. Voir sur le parallèle entre l’occupation du Japon et celle de l’Irak l’article du New York Times de mai 2007, Do not neglect culture]
Enfin, pour revenir au geste d’Obama, nous avons affaire désormais à une réelle volonté de l’administration américaine de prendre à nouveau en compte les cultures locales. Hillary Clinton, lors de sa prise de fonction, avait explicitement annoncé que la priorité de l’administration Obama était désormais le smart power. Or, il faut bien voir qu’en s’inclinant devant l’Empereur du Japon, Obama fait preuve non seulement d’un respect retrouvé des différences culturelles mais également de sa faculté à utiliser les ressorts culturels comme puissants leviers d’influence.
Quelques suggestions de lecture:
- Paris : l’imaginaire japonais et la réalité
- Maladresses, bourdes et autres impairs culturels des responsables politiques
- L’effet de surprise, ennemi de la communication interculturelle
- Promenade aux deux pôles du choc culturel (1) : libération
- 4 exemples d’exotisme linguistique (petites laideurs et grosses erreurs)
- Qu’est-ce qu’un formateur en management interculturel ?
Monsieur Pelletier,
J’apprécie beaucoup cette analyse. Avec un style informatif clair et un enchaînement d’idées facile à lire, vous avez su apporter une analyse à la fois subjective et objective, par l’évocation de divers contextes et la confrontation des sources.
Et cela sans tomber ni dans un anti américanisme parfois sous-entendu, ni dans un pro japonisme.
Je découvre ainsi votre blog, dont les sujets me passionnent.
A bientôt donc
Céline