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Le langage d’un homme vrai ou l’art de la conversation futile

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Le futile n’est pas dérisoire

Lors des formations en management interculturel délivrées à des Français, ce n’est pas la dimension technique qui pose parfois le plus de problème. Les aspects purement managériaux demandent certes de longues explications et des exemples détaillés pour susciter l’adhésion mais celle-ci s’obtient sans grande difficulté à partir du moment où le formateur est parvenu à développer la sensibilité interculturelle des participants.

Mais me croirez-vous qu’il est parfois plus difficile d’obtenir l’adhésion sur des éléments non-techniques ? Autrement dit, sur tout ce qui concerne les interactions non-professionnelles, les relations interpersonnelles, les conversations informelles, la connaissance mutuelle, bref le facteur humain pris au sens large et dans sa dimension interculturelle. Curieusement, la sensibilité interculturelle semble s’arrêter chez certains managers français à la dimension managériale. D’ailleurs, on ne saurait les en blâmer si l’on s’en tient au si mal nommé « management interculturel » qui semble limiter les enjeux interculturels au seul management.

Mais comment peut-on développer une bonne coopération avec des collaborateurs étrangers qui ne se définissent justement pas uniquement par leur métier et par leurs compétences professionnelles ? Qui ne bâtissent pas un mur de Berlin entre leur vie professionnelle et leur vie privée ? Entre la vie en entreprise et la vie familiale ? Qui inscrivent le relationnel dans le long terme et sur la base d’une connaissance mutuelle ? Qui ont besoin d’inclure l’autre au sein d’un groupe d’appartenance ?

Dans ce cadre, les conversations futiles, les discussions légères, les interactions en apparence superficielles ne sont pas les preuves d’un manque d’intelligence ou de réflexion, mais les petites touches quotidiennes qui dessinent peu à peu des liens stables et solides. Or, j’ai remarqué qu’il était souvent plus difficile de convaincre certains Français de l’utilité, et de la nécessité, de ces éléments non-techniques, que d’autres nationalités (les Britanniques, par exemple, pour lesquels ils vont de soi).

Les travers de l’esprit de sérieux

Bien souvent, le futile nous indiffère (« Cela ne mène à rien ! »), nous ennuie (« Quelle perte de temps ! ») ou nous énerve (« Quel manque de sérieux ! ») . En revanche, s’en tenir à la dimension purement technique de son travail, c’est faire preuve de professionnalisme et débattre de sujets « sérieux », c’est l’indice d’un niveau intellectuel élevé, ou en tout cas de préoccupations autrement plus importantes que le souci du temps qu’il fait.

Par conséquent, nous avons tendance à ne pas prendre au sérieux ceux qui ne discutent pas spontanément de sujets sérieux. La discussion futile ne peut donc être développée que par un esprit futile. Et celui qui est réticent à s’engager dans une discussion sérieuse ne mérite pas notre considération. Dans le meilleur des cas, nous ferons preuve d’indifférence, dans le pire des cas nous lui manifesterons notre mépris.

C’est que, lors du premier contact entre Français, il s’instaure souvent un processus de rivalité intellectuelle. Dans la plupart des cas, il donne lieu à une relation déséquilibrée, avec un gagnant et un perdant, dont les rapports s’organisent autour des couples domination/soumission et mépris/jalousie. Dans quelques cas, il est le prélude à un mépris mutuel, voire à de la haine viscérale de l’un pour l’autre. En de rares occasions, il entraîne une estime réciproque.

Tournoi au Moyen-Age, source Wikipédia

Le problème est que, dans la plupart des pays du monde, le premier contact n’est jamais le prétexte à une mise à l’épreuve interindividuelle, à un affrontement des différences de personnalité ou au choc des intellects, mais il initie tout simplement la recherche tâtonnante d’une affinité. Voilà pourquoi il devient parfois difficile de convaincre les Français d’accorder autant d’importance aux compétences interculturelles professionnelles qu’aux compétences interculturelles non-professionnelles quand ils sont en interaction avec des Espagnols, des Saoudiens, des Brésiliens ou des Chinois.

L’enjeu n’est pas mince : nous devons bien comprendre que, lors d’une négociation, à offre et expertise égales, un contact étranger signera un contrat avec le partenaire qui aura les meilleures interactions non-professionnelles avec lui. Il délaissera le compétiteur qui aura limité son approche à l’excellence de son dossier, de son produit et de son approche technique de la négociation. Et il arrivera même des situations où celui qui remportera le contrat aura un produit et une offre moins attractifs que son compétiteur mais sera choisi quasiment sur sa seule capacité à établir la confiance et à développer des relations interpersonnelles harmonieuses avec le client. Loin d’être dérisoire, le futile s’avère alors fondamental.

Le détail monumental

Je me souviens de ce cadre français travaillant dans l’aéronautique, qui s’étonnait de mauvaises relations avec ses collègues espagnols de Barcelone. Vous ont-ils déjà proposé de prendre un verre dans un bar à tapas après le travail ? – Oui – Avez-vous accepté leur proposition ? – Non. Car on passe déjà assez de temps avec les collègues au bureau, on ne va tout de même pas faire des heures supplémentaires après le travail !

Je me souviens de cet autre responsable travaillant en Arabie Saoudite. Son contact lui avait proposé une sortie dans le désert le weekend. Il avait refusé, le weekend étant réservé à la vie privée et familiale. Il n’est pas surprenant que les relations avec ce partenaire saoudien soient toujours restées compliquées par la suite, empêchant finalement le réel développement des projets espérés par l’entreprise où travaillait cette personne.

Mais je me souviens aussi de ce Français musulman, directeur des opérations d’un grand groupe, qui, venant tout juste d’atterrir à minuit à l’aéroport de Djedda, s’est vu proposer par son contact local une « virée » à la Mecque. Après une légère hésitation, il a accepté, malgré la fatigue et l’heure tardive. Son contact a mis à sa disposition son chauffeur et il a fait l’aller-retour à la Mecque dans la nuit. Le lendemain matin, quand les négociations ont repris avec l’investisseur saoudien, le Français était épuisé. Mais il a constaté que l’offre de son partenaire n’avait plus rien à voir à ce qu’elle était depuis des semaines. « Je savais que je devais accepter la proposition de ce Saoudien mais je n’imaginais pas à quel point cela allait faire évoluer nos relations et nos affaires dans un sens favorable », m’a-t-il dit lors d’une formation.

Dans tous ces cas, des événements en apparence insignifiants sur le plan non-professionnel (prendre un verre après le travail, sortir dans le désert, aller prier à la Mecque) ont pris une dimension monumentale sur le plan professionnel (mauvaise coopération avec des Espagnols, relations compliquées avec un Saoudien ou, au contraire, conclusion d’une affaire majeure pour un grand groupe français). Les contacts étrangers ont chaque fois fait une proposition pour ouvrir les portes de leur groupe d’appartenance (cas des collègues espagnols), de leur monde (cas de la sortie dans le désert saoudien) ou de leurs valeurs religieuses (la « virée » à la Mecque).

Le détail acquiert ici une valeur monumentale, le futile ne l’est qu’en apparence et le non-professionnel devient la clef pour développer des interactions professionnelles. A chacun donc de comprendre que, pour l’immense majorité des cultures, les compétences non-professionnelles marquées par la sociabilité et l’amitié superficielle en dehors du travail sont à mettre au centre des autres compétences. J’irais même jusqu’à affirmer que la maîtrise des compétences non-professionnelles devrait être un critère de sélection des candidats à l’expatriation dans les pays émergents.

L’art de la conversation futile

Pour se convaincre de l’importance de ces instants en apparence futiles, il n’est pas nécessaire de partir au bout du monde ni de s’expatrier dans un pays dont la culture est jugée avec condescendance comme moins mature que sa culture d’origine. Redisons-le : la futilité n’est pas l’indice d’une déficience intellectuelle ni d’une infériorité culturelle. Elle est le mode essentiel de développement des affinités entre des personnes qui ne se connaissent pas.

Prenons l’exemple du Danemark, pays européen fortement individualiste. La Chambre de Commerce du Danemark appuyée par le ministère de l’Emploi du Danemark a diffusé en 2010 une série de documents à destination des expatriés afin de leur donner des clefs de décryptage de l’entreprise danoise et de la vie au Danemark. J’ai d’ailleurs consacré un article à cette démarche : Accueil des impatriés : l’exemple danois… et le contre-exemple français.

Parmi ces documents, on trouve une brochure intitulée Expat Dinners expliquant aux étrangers les us et coutumes des Danois quand on est reçu chez eux ou quand on les reçoit chez soi. Voici les sujets de discussion qui sont conseillés par la Chambre de Commerce :

« Le temps qu’il fait, les infrastructures (transports publics, vélo, conseils pour la navigation, etc.), les vacances (où avez-vous été, où aimeriez-vous aller ?), les similitudes culturelles, la cuisine et la gastronomie, l’humour (qu’est-ce qui est amusant ?), comment les Danois rencontrent les expatriés et inversement, les enfants et l’école (le cas échéant). »

Ces sujets de discussion peuvent prêter à sourire, à nous Français qui avons l’habitude de les aborder chez le coiffeur ou avec un inconnu rencontré dans le train. Nous nous sentirions impoli de faire de même quand on est reçu chez quelqu’un. Nous aurions justement l’impression de traiter cette personne comme un étranger ou une connaissance vague.

Au contraire, nous souhaitons savoir quelle est son opinion sur tel ou tel sujet de société et faire connaître la nôtre, évoquer la politique et l’économie, la situation internationale et l’actualité littéraire ou artistique. Et si notre hôte est étranger, nous voulons savoir ce qu’il pense des Français, comment il trouve la France et mettre sur la table non pas les similitudes culturelles, mais les différences. Bref, autant par goût pour le débat que par réelle curiosité intellectuelle pour les autres cultures, nous avons tendance à mettre les pieds dans le plat.

Certains d’entre nous n’hésiteraient d’ailleurs pas à insérer un jugement de valeur en évoquant les différences culturelles, voire à faire preuve d’ironie ou de moquerie sur la gastronomie, la société ou les rapports hommes/femmes du pays de leur hôte étranger. Cette pente à la fois sérieuse et moqueuse que prend peu à peu la discussion sous l’impulsion des Français, il faut justement que nous y prenions garde lors de nos séjours à l’international.

Le document de la Chambre de Commerce à destination des expatriés au Danemark a d’ailleurs ajouté un passage qui semble spécialement rédigé pour ceux qui ont tendance à se livrer trop facilement à l’ironie et à exprimer le négatif :

« Les Danois adorent bavarder, et nombre d’entre vous ont dû constater que dans la vie quotidienne ils peuvent être plutôt directs dans leur approche de la conversation. Faites attention à l’ironie et aux sarcasmes et conservez un ton positif dans la conversation, faites preuve d’humour et de légèreté. Pensez également à complimenter et à exprimer votre reconnaissance avant toute plainte, et plaignez-vous/critiquez seulement si vous êtes invité(e) à le faire. »

Cette mise en garde des Danois n’est pas anodine, elle est le symptôme d’une matrice culturelle très spécifique pour laquelle l’ironie crée un malaise mais ne constitue pas le divertissement des intelligences, et qui valorise l’expression du positif mais restreint l’expression du négatif. Tout l’art de l’interaction avec les Danois tient donc à jouer le jeu du « bavardage ». Or, loin d’être superficielle, la conversation futile peut se révéler bien plus profonde qu’elle n’en a l’air.

Parler de chiens et de chevaux

Dans les écrits classiques chinois de Tchouang-tseu traduits et commentés par Jean-François Billeter (Etudes sur Tchouang-tseu, pp. 20-21), il y a un passage qui évoque un prince morose. Rien ne l’intéresse, rien ne le distrait. Ses conseillers désespèrent d’éveiller sa curiosité, d’animer son esprit, de lui redonner le goût de vivre. C’est alors qu’apparaît Su Wou-kouei, un ermite. Il pénètre dans la chambre du prince et, peu après, son entourage l’entend donner de la voix d’un ton enjoué. Le ministre Jou Chang interroge Su Wou-kouei sur ce prodige:

– Je me demande comment vous vous y êtes pris pour réjouir ainsi notre prince. Dans l’espoir de lui plaire, je lui ai expliqué les Odes, les Documents, les Rites et la Musique [textes fondamentaux de l’éducation aristocratique] ; je lui ai commenté les secrets de l’art militaire ; je lui ai proposé des plans qui ont tous mené au succès, mais il n’a jamais eu pour moi ne serait-ce qu’un sourire. De quoi lui avez-vous parlé, maître, pour le réjouir ainsi ?
– Je lui ai parlé de l’art de juger les chiens et les chevaux.

Le ministre Jou Chang a tout fait pour entrer en interaction avec son prince sur le plan des compétences « professionnelles », en lui exposant les sujets relevant de l’éducation aristocratique et de la conduite de la guerre. En faisant ainsi, il a parlé au prince comme à n’importe quel autre prince, et non à l’homme qui est prince, non à l’individu avec sa personnalité, son caractère, ses sentiments, son histoire personnelle.

En revanche, l’ermite Su Wou-kouei développe une relation interpersonnelle avec le prince. Il évoque avec lui des sujets sur lesquels il ne peut plus échanger depuis qu’il est prince. L’ermite a compris que la morosité du prince venait du fait que nul ne s’adresse plus à lui en tant qu’homme depuis qu’il est prince. A côté des sujets sérieux exposés par le ministre, les sujets de discussion lancés par l’ermite peuvent sembler frivoles (les chiens, les chevaux). En réalité, ils touchent au plus profond : à une part d’identité personnelle à laquelle le prince a été contraint de renoncer et qu’il se remémore avec plaisir.

L’art des futilités n’est en lui-même pas futile. Il suppose de comprendre le fonctionnement intrinsèque de son interlocuteur, de saisir sa personnalité véritable et d’opérer par petites touches pour l’influencer, diriger ses humeurs et gagner ses faveurs. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les dernières paroles de l’ermite Su Wou-kouei :

– Il y a bien longtemps, me semble-t-il, que personne n’a fait entendre à notre prince, en devisant et en plaisantant à son côté, le langage d’un homme vrai !

Pour prolonger sur cette thématique, je vous invite à consulter Le détail à valeur monumentale – 4 anecdotes interculturelles riches d’enseignement, ainsi que Vous reprendrez bien un peu d’obscurité?

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Quelques suggestions de lecture:

8 Comments

  1. DROUET Isabelle

    merci pour vos articles extrêmement intéressants et instructifs tout en étant divertissants.Travaillant à l’international je ne peux qu’être d’accord avec vos remarques.

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci de cette intervention qui est loin d’être… futile. 😉

  3. Excellent article, vraiment. Comme la discussion futile s’inscrit dans la civilité, je vous conseille ce livre que extrêmement instructif:

    Civility: A Cultural History, author Benet Davetian

  4. Benjamin PELLETIER

    Merci pour cette référence Lionel, je rajoute un lien Amazon vers cet ouvrage. Sommaire et extraits sont également disponibles ici.

  5. Merci pour cet article que je trouve très divertissant.
    Travaillant actuellement à Shanghai en étant le seul étranger de notre bureau j’ai découvert à tâtons l’art de la discussion futile. Il est donc très plaisant de lire ce que j’essaye d’appliquer par simple intuition.

    Dommage que votre site soit bloqué en Chine, il m’est un peu compliqué d’y accéder.

  6. Benjamin PELLETIER

    @Romain – Merci pour votre message. Il serait intéressant de savoir pourquoi le site est bloqué. Est-ce que WordPress est bloqué en Chine, et donc les sites et blogs qui utilisent cette plateforme? Ou bien s’agit-il du contenu du site?… Ou peut-être les deux?

  7. Benjamin PELLETIER

    Apparemment, le problème doit provenir du proxy de votre entreprise. Le site devrait fonctionner en Chine, voyez le test ici.

  8. Je travaille dans un milieu professionnel fort éloigné de celui l’entreprise (bibliothèque universitaire), mais je ne peux qu’être d’accord avec cet article : ma sociabilité professionnelle (et par là même mon succès) s’est faite en partie grâce à mon intérêt… pour les plantes, et il y en a en abondance là où je travaille. J’en suis venu à m’occuper des plantes de certains collègues, et à préparer des boutures. Il m’arrive souvent de discuter plantes, dans le cadre du travail. Cela ne fait pas partie de ma fiche de poste, et pourtant cela fait bien partie de mon travail.

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