Si vous avez de la curiosité (ou de profonds moments d’ennui), je vous conseille de parcourir la base de données statistiques établie par Eurofound. Il s’agit d’une agence d’étude de l’Union Européenne sur les conditions de vie et de travail dans les pays européens. Elle permet de visualiser les données relatives aux tendances dans l’UE dans des graphiques en barres et les données relatives aux tendances nationales dans des tableaux. Vous pouvez ainsi explorer les résultats sur l’évolution des conditions de travail entre 1991 et 2010.
Ces données obtenues avec des questionnaires et des entretiens menés en tête à tête (précisions sur la méthodologie ici) sont très instructives mais si détaillées que leur traitement est un exercice assez fastidieux. J’ai donc procédé à un choix de cinq thèmes analysés lors de la 5e enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2010.
Ce choix est certes subjectif de ma part mais reflète des préoccupations abordées régulièrement sur ce blog dans une perspective comparative. Il permet de mettre à jour certaines particularités dont la prise en compte est souvent négligée, avec des incidences aussi bien pour les travailleurs français que pour les expatriés travaillant en France.
Avertissement – J’ai écarté certains pays (comme le Montenegro, la Macédoine, la Lituanie, etc.) pour ne pas encombrer la lecture des graphiques ci-dessous. Par ailleurs, je m’en tiens aux résultats généraux. Vous pouvez accéder sur le site d’Eurofound aux résultats ventilés par genre, âge, situation en matière d’emploi, activité de l’organisation ou type de profession.
1. Le dualisme psychologique
Voici ce qu’ont répondu les salariés européens à la question : Votre travail requiert-il que vous cachiez vos émotions ?
Les salariés français ont un taux de réponses positives singulièrement élevé. Les raisons de cette dissimulation des sentiments peuvent être multiples :
- Culture métier hégémonique : un médecin ou un pilote doivent savoir faire preuve de retenue dans l’exercice de leurs fonctions.
- Survalorisation de la représentation sociale au détriment de l’image de soi : cas de celui qui entre dans un rôle qui correspond plus aux attentes d’un groupe social qu’à sa propre personnalité.
- Dévalorisation de l’expression des émotions au profit de la démonstration des compétences techniques : l’émotion est perçue comme un signe de faiblesse, voire un défaut, dans une organisation où froideur, dureté et impassibilité sont des signes de force.
- Autoritarisme et impersonnalisme des organisations : il y a plus de retenue émotionnelle dans un siège social à la Défense que dans une start-up.
- Inadéquation entre le travail et les valeurs personnelles : cas typique de celui qui travaille littéralement à contrecœur car ayant baigné dans un environnement familial ou amical où le travail, l’entreprise et le profit étaient dénoncés et méprisés.
Quoi qu’il en soit, la dissimulation des émotions ne peut que produire des effets d’étouffement psychologique, et donc de malaise et de mal-être. Si c’est le cas pour les Français, cela doit également l’être pour les expatriés en France. Reprenez le graphique ci-dessus, et imaginez un Danois, un Italien ou un Espagnol travaillant en France dans un contexte de plus grande dissimulation des émotions que dans leur pays d’origine. Le malaise ne peut que s’amplifier chez eux et il est impératif de prendre en compte cette dimension dans l’accueil et le suivi des expatriés en France.
Par exemple, je peux évoquer le cas d’une entreprise qui a eu l’excellente initiative d’organiser chaque semaine un groupe de discussion pour ses expatriés afin qu’ils puissent s’exprimer sur leurs ressentis. C’est loin d’être anecdotique : l’enjeu, c’est leur engagement dans le travail, mais surtout la fidélisation de talents étrangers qui risquent de quitter l’entreprise si leur expérience en France s’avère source de malaise.
2. Un feedback aux abonnés absents
Voici ce qu’ont répondu les salariés européens à la question : En général, votre responsable ou superviseur vous fournit-il des commentaires (en anglais : feedback) sur votre travail?
Voici une autre singularité : 34% des travailleurs français ne reçoivent pas de feedback de la part de leur management. A titre de comparaison, les Britanniques ne sont que 18% à connaître cette situation. L’étude ne donne pas les raisons d’une telle différence. S’agit-il des effets d’un management plus autoritaire que collaboratif, d’un manque de savoir-faire en matière de gestion du facteur humain ou de la conséquence d’un fort individualisme couplé à un élitisme élevé ?
Il y a certainement un peu des trois raisons dans cette difficulté à mettre en œuvre une approche décomplexée et productive de la relation entre manager et subordonné. Il est en tout cas indéniable qu’il s’agit également là d’un facteur de malaise qui accentue les effets pervers de la première singularité : moins je reçois de commentaires sur mon travail, plus je suis susceptible de dissimuler mes émotions (par exemple, une angoisse par défaut d’expertise sur un sujet), et plus je dissimule mes émotions, moins je suscite de commentaires : à quoi bon dialoguer avec moi puisque je donne l’impression que tout va bien même quand tout va mal ?…
3. Aide-toi toi-même
Gardons à l’esprit les deux premières singularités pour observer les résultats à la question : Vos collègues vous aident-ils et vous soutiennent-ils ?
Ici, le contraste, par exemple, entre l’Espagne et la France est frappant : la solidarité au travail est une réalité pour 85% des Espagnols contre 68% des Français. Ce taux monte à 87% pour les Norvégiens. C’est que les Espagnols sont moins individualistes que nous, donc plus dans des logiques d’entraide, et les Norvégiens moins élitistes, donc moins dans des logiques de rivalités interpersonnelles.
Imaginons à présent un Espagnol et un Norvégien travaillant en France et l’on peut se faire une idée de leur malaise dans un contexte professionnel où le relationnel entre collègues est problématique et où le partage d’information ne va pas de soi.
4. La formation au compte-gouttes
Voici les résultats des réponses à la question : Au cours des 12 derniers mois, avez-vous bénéficié d’une formation payée par votre employeur ?
Ce n’est pas la première fois que la France se trouve en queue de peloton sur la formation. En 2007, un rapport de l’OCDE avait déjà mis en évidence qu’avec un peu plus de 30% la France était en dessous de la moyenne des pays développés (40%) pour le taux annuel de participation des salariés à des activités de formation. La Suède était alors en tête des pays développés, suivie de la Nouvelle-Zélande.
5. Les risques, un non-sujet
Enfin, voici les pourcentages de réponses positives à une question fondamentale : Etes-vous très bien informé des risques de votre métier pour votre sécurité et votre santé ?
Dernière ! La France se classe dernière sur cette dimension essentielle : les salariés français sont les moins bien informés sur les risques liés à leur métier. Alors même que nous avons tendance à exprimer nos sentiments négatifs lorsque quelque chose nous dérange ou nous déplaît, nous sommes les plus mal à l’aise lorsqu’il s’agit de traiter le négatif lui-même. C’est un phénomène extrêmement vicieux dans la mesure où l’ignorance des risques entraîne leur aversion qui, elle-même, éloigne d’une prise en compte décomplexée et professionnelle des risques.
Si l’on croise ces résultats avec la tendance élevée à dissimuler ses émotions, la rareté du feedback de la part des managers, le peu de solidarité entre employés et les carences en formation, voilà autant d’éléments qui constituent des obstacles culturels majeurs au développement d’une culture de la sécurité en France. Sur ce sujet, je vous renvoie à l’entretien en deux parties (ici et là) avec Jean Gabriel Charrier, spécialiste des facteurs humains dans l’aéronautique.
Pour prolonger, voyez également:
- Défaillances managériales des entreprises françaises (1) – Mirages de l’autonomie
- Défaillances managériales des entreprises françaises (2) – Fractures multiples
- Gestion des risques psychosociaux: la France n’est pas un pays performant
* * *
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Quelques suggestions de lecture:
- Défaillances managériales des entreprises françaises (1) – Mirages de l’autonomie
- Les Français expatriés: difficultés et ressentis
- Gestion des risques psychosociaux : la France n’est pas un pays performant
- Sécurité des données en France: facteur humain et facteur culturel
- Taux d’échec des expatriations
- Les salariés, caméléons au travail – La Tribune
J’ai été surpris de voir qu’ici en Allemagne, l’entreprise avait mis un compteur dans le couloir mentionnant le nombre de jours passés sans accident du travail. Nous avons tous reçu une prime pour récompenser l’absence d’accidents du travail ces dernières années.
@eric – merci vivement pour ce témoignage intéressant qui permet d’apporter une précision importante: il doit y avoir une relation entre le manque d’information sur les risques et le taux d’accident du travail. Certaines données statistiques montrent ainsi que la France n’est pas un pays performant en ce qui concerne la sécurité au travail (voyez ainsi la page 13 de ce pdf).
Par ailleurs, les mutuelles santé remboursent en grande partie toutes sortes de dépenses préventives : cours de gym en tous genres, sevrage du tabac, cours de diététique …
J’ai ainsi eu des cours de marche nordique.
En ce qui concerne le refoulement des émotions, cette caractéristique est actuellement mise à profit par le magazine “Cosmopolitan”, qui titre : “Osez vivre vos émotions ! Les reconnaître, les accepter… et s’en servir !”.
“La preuve par l’image” : http://www.actualite-en-ligne.com/abonnement/cosmopolitan-403668773.
enfin… tant que cette URL reste valide…
Article passionnant, et le dernier graphique sur les risques vient confirmer le classement de la France en dernière position des pays européens ou avant dernière position pour les accidents du travail. Tout est lié.
Benjamin, excellent article, merci !
Mon commentaire est subjectif mais est-ce que les réponses au sondage ne sont pas biaisées par l’esprit “négatif” des Français, la tendance à la critique de l’entreprise?
En tout cas merci pour l’article, approche intéressante.
@Candice – Remarque tout à fait juste. Dans une revue de presse où je mentionnais l’enquête montrant les Français comme “champions du monde du pessimisme”, je faisais exactement la même remarque. Nous avons tendance à exprimer plus spontanément et plus directement le négatif que la plupart des cultures qui accentuent, voire exagèrent, le positif.
D’un côté, cette habitude peut être perçue comme le signe d’un caractère plaintif ou une obsession pour ce qui va mal, d’un autre côté elle peut être le signe d’une franchise, d’une capacité à s’exprimer ouvertement sur ce qui va réellement mal là où les autres auraient tendance à se taire.
Cette tendance “alourdit” à coup sûr certains résultats et les enquêtes comparatives doivent être maniées avec précaution…
Maintenant, lorsqu’on s’éloigne des questions mettant en jeu les affects, les résultats restent intéressants à comparer, comme les réponses à la question portant sur la formation professionnelle les douze derniers mois ou l’information sur les risques liés à son métier.
Bonjour Benjamin,
Comme d’habitude, c’est toujours très intéressant de vous lire.
Hormis les questions chiffrables (la formation), l’information sur les risques liés au métier me semble plus difficile à cerner. Le besoin d’information varie aussi selon les cultures. Qui se considère bien informé avec tel niveau d’information ici, se sentira sous-informé là, avec le même niveau d’information.
J’ai le sentiment que cette variable n’est pas prise en compte et d’ailleurs c’est difficilement quantifiable.
Pour autant, je partage l’idée de candice : nous avons une tendance à accentuer le négatif tant dans la perception que nous avons de notre environnement de travail qu’en ce qui concerne notre rapport à nous même.
Je pense que cela est lié, entre autres choses, à notre conception de l’éducation par l’échec, à cette notation scolaire obsolète, peu encourageante, culpabilisante et à ce curieux “peut mieux faire” qui par son flou artistique ne signifie pas grand chose et surtout n’implique aucune méthode pour faire mieux …
@Serge – Je vous suis dans votre commentaire et je le mets en relation avec un article paru uniquement dans la version papier du Monde le samedi 24/09: La note, religion bien française. Dans les études comparatives, il apparaît que par rapport aux élèves des autres pays, les élèves français “font preuve d’appréhension lorsqu’il faut sortir des chemins balisés”:
Parce qu’ils ont peur d’une sanction, les élèves français possèdent d’étranges réflexes: lorsqu’ils ne comprennent pas, ils hésitent bien plus souvent que les autres à poser une question, et ils affichent un taux de non-réponses anormalement élevé. “Ils sont modelés par une école qui sanctionne les erreurs comme des ‘fautes’ plutôt que de s’appuyer dessus pour faire progresser l’élève”, selon Olivier Rey, de l’Institut français de l’éducation.
Ce système n’est pas nouveau eric. lorsque j’ai effectué un stage ouvrier chez michelin, ce genre de mesures étaient déjà prises. Je ne fais pas la remarque par chauvinisme, d’ailleurs ce classement ne me surprend guère.
Je vous remercie pour cet article qui m’a paru très intéressant.
@José – En effet – c’est même très fréquent dans l’industrie. La semaine dernière, j’étais chez un client spécialisé l’industrie chimique qui affichait dans son accueil deux années sans accident du travail et une année sans accident de la route.
Très bon article! L’entraide, c’est exactement ça! On est vraiment trop individualiste même hors frontières, si vous vous retrouvez dans un autre pays, les communautés francophones sont moins développées que les communautés américaines ou italiennes par exemple. Cherchez l’erreur…
Merci pour cet excellent article avec des indications fondamentales pour l’organisation du travail. Des indications pour de bons arguments aussi. Notre Suisse n’étant pas membre, me réjouis d’aller vérifier. L’approche en tout cas est très intéressante. A bientôt 🙂
Pour la France, ils ont oublié de mentionner l’incompétence de l’encadrement managérial, qui pour certains confondent aisément hiérarchie et domination.
@Karamba – Sur cet aspect, voyez par exemple les deux premiers graphiques de l’article Défaillances managériales des entreprises françaises.
peut être à mettre en relation avec cette réflexion de paul ariès que le management à la française est une médiocre tentative de duplication du management à l’américaine qui fonctionne déjà mal à la base…
http://www.youtube.com/watch?v=iQVuWvUEiYs
http://www.youtube.com/watch?v=oAXhrICBcds
@ym – merci pour ces références. Deux remarques rapides:
– D’une part, on ne peut réduire le management français à une simple “duplication” du management américain. La réalité est autrement plus complexe et les spécificités culturelles françaises résistent à cette duplication. Pour s’en convaincre, il suffit de dialoguer avec les expatriés qui travaillent France, ce que ne semble pas avoir fait Paul Ariès,
– D’autre part, Paul Ariès développe un discours certes utile pour critiquer le monde de l’entreprise mais entendu (dix-) mille fois sur la “robotisation” des salariés, pour reprendre son expression, avec en toile de fond une grille d’analyse marxiste. Ce discours tombe un peu à plat à force de parler de l’Entreprise en général sans donner un seul exemple concret et sans apporter de nuance: car il ne semble pas au courant des réflexions et initiatives en cours pour lutter contre ces archaïsmes, voir ici ou là par exemple.