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Défaillances managériales des entreprises françaises (2) – Fractures multiples

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Suite des défaillances

Cet article complète et prolonge le premier volet intitulé Mirages de l’autonomie. Après avoir décrit certains dysfonctionnements managériaux qui permettent de comprendre la fragilité de la relation que le salarié français entretient avec son entreprise, je m’intéresse ici aux fractures sur lesquelles repose cette fragilité. Sans résorption de ces fractures, il est vain d’attendre des améliorations des pratiques managériales. Nous nous situons donc ici sur le plan fondamental des défaillances des entreprises, à l’image des lignes de faille des plaques tectoniques.

Comme dans la première partie, je m’appuie sur les résultats d’une enquête BVA-BPI Group-L’Express réalisée début 2012 auprès de plus de 9000 salariés de 16 pays (Allemagne, Belgique, Brésil, Canada, Chine, Espagne, Etats-Unis, Finlande, France, Italie, Maroc, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Suisse) – enquête disponible ici (pdf).

Je rappelle encore une fois que le fait d’insister sur les « défaillances » managériales ne vient pas d’un ressentiment personnel ni d’une obsession pour le négatif. Il s’agit simplement de rendre compte de la singularité des entreprises françaises dans les classements internationaux.

En effet, elles ne se distinguent jamais pas le haut mais toujours par le bas. Sur certains sujets, les entreprises françaises peuvent se trouver dans le premier tiers de tête des pays performants, mais jamais en tête. En revanche, sur d’autres sujets, elles se trouvent dernières, ou avant-dernières. C’est là une réelle singularité : il n’y a pas d’autres pays à connaître de tels écarts et à se trouver régulièrement dans le bas des classements.

1. La parole découragée

Interrogés pour savoir s’ils sont d’accord avec cette proposition : Lorsqu’on dit ce que l’on pense: “cela permet de trouver des solutions”, voici ce que les salariés des différents pays ont répondu :

Le taux d’accord moyen des 16 pays étudiés est de 81%. Le résultat de la France est de 66% seulement, très en deçà de la moyenne, et même très en deçà de la Belgique qui se trouve à l’avant-dernière position avec 74%. Le graphique montre bien la position singulière de la France : elle n’est pas dernière avec un score proche des moins performants, elle est franchement à l’écart de tous les autres pays.

Revenons sur l’énoncé : Lorsqu’on dit ce que l’on pense: “cela permet de trouver des solutions.” Il s’intéresse à une séquence en trois temps : penser, exprimer sa pensée, permettre de trouver des solutions. Le résultat français suggère qu’il existe une fracture entre les deux premiers temps (penser, exprimer sa pensée) et le troisième (permettre de trouver des solutions), plus fréquente en France que dans les autres pays.

Partant de là, il n’y a que deux hypothèses :

  • soit l’expression de la pensée ne permet pas de trouver des solutions car la pensée exprimée n’est pas utile pour résoudre le problème qui se pose: dans ce cas, on pense mal et inutilement,
  • soit la pensée exprimée peut aider à résoudre le problème mais elle n’est pas prise en compte par ceux qui sont en charge de trouver une solution: dans ce cas, on pense bien mais en vain.

Si l’on écarte de l’énoncé le présupposé d’une pensée déficiente dont on ne voit pas l’intérêt pour l’enquête présentée ici, il reste le présupposé d’une pensée efficiente communiquée par la parole mais qui se heurte à une forme d’indifférence. Il y aurait donc une difficulté française à valoriser la parole efficiente, à la prendre en compte et à l’intégrer dans le processus de décision et d’action. Cette parole serait en quelque sorte court-circuitée par des enjeux et des intérêts nuisibles, voire contraires, à la résolution du problème.

L’indifférence qui accueille l’expression n’encourage pas la prise de parole et, tout comme la rétention des problèmes mise en évidence dans la première partie de cet article, constitue un facteur de risque pour l’entreprise. En effet, la parole qui se décourage sera moins susceptible de s’exprimer pour signaler un problème ou une solution à un problème, que la parole encouragée et habituée à être écoutée et prise en compte.

2. La parole neutralisée par le jugement

Voici les réponses positives des salariés quand on leur demande s’ils risquent d’être mal vus en disant ce qu’ils pensent :

Curieux positionnement de la France qui, avec 51% de réponses positives, se trouve aux côtés de la Chine (48%) et de la Roumanie (53%), alors que la moyenne pour les 16 pays étudiés n’est que de 34%. Paradoxalement, au pays de la liberté de parole et de la franchise de l’expression, les salariés qui s’expriment courent le risque d’être mal vus. Est-ce à dire alors que les salariés qui se taisent sont bien vus, ou tout du moins mieux considérés ? Ou bien encore, ceux qui se taisent ne sont ni bien vus ni mieux considérés, mais s’épargnent tout simplement le risque d’être mal vus…

Que signifie être « mal » vu ? Est-ce le même sens pour un Français, pour un Chinois ou pour un Roumain ? Assurément, les phénomènes de “face” ne proviennent pas du même sol culturel. Et pourtant, il serait naïf de croire que les effets néfastes du regard social sur l’individu sont réservés aux Chinois, ou aux Asiatiques en général. Le contrôle social par le jugement est également très puissant en France, d’autant plus qu’il se renforce souvent par des rivalités interindividuelles. D’où un jugement des autres sur soi qui est beaucoup plus explicite en France qu’ailleurs, que ce soit par une expression verbale ou non-verbale.

Il ne faut donc pas négliger cet obstacle à la prise de parole, que constitue en France notre irrépressible besoin de juger les autres (voyez sur ce blog Culture du jugement et jugement de la culture). Ce rapport conflictuel de soi avec les autres finit par créer une fracture entre soi et soi-même au sens où le passage de la pensée à la parole est court-circuité par la crainte du regard d’autrui.

Ainsi, ces deux premiers graphiques montrent que l’articulation entre les trois temps fondamentaux de la parole efficace : penser/exprimer sa pensée/permettre de trouver des solutions, est l’objet d’une double fracture du premier au deuxième temps et du deuxième au troisième.

3. L’évolution dans le brouillard

Voici les réponses positives des salariés quand on leur demande s’ils sont bien informés sur les possibilités d’évolution professionnelle :

Encore une fois, la France se retrouve en bas de classement avec un résultat de 46% alors que la moyenne des 16 pays étudiés est de 57%. Telle qu’elle ressort sur les différents sujets à propos desquels les salariés indiquent dans l’enquête qu’ils sont bien informés, la qualité de l’information des salariés français est très en deçà de tous les pays étudiés – excepté au sujet des « résultats des négociations sociales » pour lesquels les salariés français sont au 5e rang parmi ceux qui disposent d’une information de bonne qualité.

Le fait que moins de la moitié des salariés français estiment être bien informés sur les possibilités d’évolution professionnelle n’est pas une surprise. C’est là un problème récurrent qui sape leur engagement dans le travail. Il est pourtant évident que la motivation est de médiocre qualité sans perspective claire d’évolution.

Mais au lieu d’être considérée en tant que pari sur l’avenir et gage de relation sur le long terme, l’information sur l’évolution professionnelle est malheureusement parfois considérée comme un risque et une menace : s’il en sait trop, le salarié ne risque-t-il pas de « réclamer » une évolution qui tarde à venir, et ne menace-t-il pas de prendre la place de ceux qui sont au-dessus de lui?

Dans un article intitulé Alerte : la formation professionnelle régresse en France, j’avais mis en ligne un tableau extrait d’une étude de décembre 2008 menée par l’Observatoire du Cegos auprès de 403 DRH/Responsables de la formation et auprès de 800 salariés. Il montre comment les DRH, d’un côté, et les salariés, d’un autre côté, perçoivent l’entretien d’évaluation. On constate qu’ils ont chacun une perception très différente de l’entretien, et qu’il existe même une fracture sur certains sujets.

Ainsi, on retrouve une fracture sur les attentes des salariés en matière de construction du parcours professionnel. Cette attente que les DRH croit comblée lors de l’entretien, elle est en fait frustrée du côté des salariés:

4. Désorientation stratégique

Voici les réponses positives des salariés quand on leur demande s’ils sont bien informés sur les orientations stratégiques de leur entreprise :

Avec 47% de réponses positives, les salariés français sont encore une fois loin de la moyenne des 16 pays étudiés (55%). L’écart avec l’Allemagne est même de 20 points – ce qui doit certainement impliquer une différence de qualité d’engagement dans le travail entre salariés français et allemands. En effet, si plus de la moitié des salariés français ne sont pas bien informés sur les orientations stratégiques, ils peuvent difficilement s’identifier avec le projet de leur entreprise (cf. dans la première partie de cet article, le classement en dernière position de la France quand on demande aux salariés s’ils s’identifient à leur entreprise).

Ce déficit d’information ne peut avoir que deux causes : soit l’entreprise ne connaît pas ses orientations stratégiques et ne peut donc les partager avec ses salariés, soit elle les connaît mais ne les partage pas ou peu avec ses salariés. Dans les deux cas, il résulte de ce manque de vision ou de visibilité une désorientation extrêmement néfaste. Si, en prenant un parti optimiste, on exclut la première cause, il reste à se demander pourquoi ces orientations ne sont pas partagées. Trois raisons peuvent être avancées, qui vont toutes dans le sens contraire des intérêts de l’entreprise :

  • Il peut s’agir d’un problème de communication mal maîtrisée : rien ne s’oppose à la diffusion des orientations stratégiques au plus grand nombre mais l’entreprise ne sait pas communiquer sur le sujet.
  • Il peut aussi d’agir d’une rétention volontaire de ce type d’information : les orientations stratégiques ne doivent concerner que les échelons les plus élevés, les autres n’étant considérés que comme des exécutants.
  • Enfin, cette restriction peut avoir pour origine un a priori négatif : il est inutile de communiquer sur les orientations stratégiques car les salariés n’ont pas les compétences intellectuelles pour les comprendre et en saisir les enjeux.

5. Désarroi tactique

Voici les réponses positives des salariés quand on leur demande si les orientations stratégiques de leur entreprise sont déclinées dans leur métier et dans leur travail :

Le taux de réponses positives des salariés français est d’à peine 50% contre une moyenne de 65% pour les 16 pays étudiés. Là encore, l’écart avec l’Allemagne est flagrant : les salariés allemands sont 74% à considérer que les orientations stratégiques sont déclinées dans leur métier et leur travail. Faut-il y avoir un rapport de cause à effet? Mais je rappellerai que, selon les résultats d’une étude publiés en avril 2011 par La Tribune, 60% des salariés français avouent déconseiller à leur entourage de travailler un jour dans leur entreprise – contre 40% des salariés allemands.

Nous ne sommes plus dans un problème de communication mais plus profondément dans une fracture structurelle. Après avoir évoqué précédemment deux causes au déficit d’information sur les orientations stratégiques (soit l’entreprise ne connaît pas ses orientations stratégiques et ne peut donc les communiquer, soit elle les connaît mais ne les communique pas), il faut à présent évoquer une troisième hypothèse : l’entreprise a des orientations stratégiques, elle communique dessus mais elles sont tellement décalées par rapport à la réalité du terrain qu’elles ne parlent pas à grand-monde.

Cette hypothèse est extrêmement préoccupante. Elle signifierait que, plus que les dirigeants chinois, britanniques, allemands ou américains (les 4 nationalités en tête du classement), les dirigeants français sont déconnectés à la fois de leur environnement et des opérations. Par suite, même lorsqu’elles sont communiquées, leurs orientations stratégiques ont du mal à se diffuser dans l’entreprise pour la simple raison qu’elles sont trop étrangères au métier et au travail de chacun.

Or, cette hypothèse semble se confirmer quand on consulte les résultats d’une étude publiée en juillet 2011 par l’Afci, l’Andrh et Inergie : L’appropriation de la stratégie et sa démultiplication par les managers (pdf). On trouve dans cette étude un tableau qui met en regard le point de vue des managers et le point de vue des DRH et Directeurs de la communication quant aux freins qu’ils rencontrent pour mener à bien leur mission de communicants. Dans ce tableau, on trouve en bonne place le décalage entre les messages stratégiques et la réalité du terrain :

Comment en effet s’approprier une stratégie qui ne rencontre pas la réalité du terrain ? Il y a là une fracture fondamentale qui vient aggraver toutes les autres fractures identifiées, ainsi que les dysfonctionnements mis en évidence dans la première partie de cet article. Si l’on résume les 10 défaillances analysées dans ces deux volets, on obtient les grandes tendances suivantes :

  1. On attend des salariés français qu’ils fassent preuve d’une très grande autonomie…
  2. …  tellement qu’ils n’ont pas l’habitude d’évoquer leurs problèmes professionnels avec leur supérieur
  3. … de toute façon, l’esprit d’équipe n’est pas une exigence prioritaire pour l’entreprise
  4. … voilà qui s’ajoute à la faible reconnaissance du travail
  5. … d’où le constat que peu de salariés s’identifient à leur entreprise
  6. … d’ailleurs, exprimer sa pensée ne sert pas à grand-chose
  7. … surtout qu’on risque d’être mal vu
  8. … de plus, on ne sait pas ce qu’on va devenir dans cette entreprise
  9. … mais on ne sait pas non plus où va cette entreprise
  10. … et je le constate dans mon travail.

Pour prolonger, je vous invite à consulter également sur ce blog:

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  • Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.

Quelques suggestions de lecture:

4 Comments

  1. Bonjour
    Je retrouve dans vos écrits beaucoup de constatations que je fais en tant que professionnel (médecin du travail ergonome) et en tant que syndicaliste (secrétaire national CFECGC).
    Tous les six mois je publie un sondage sur le sujet et en arrive à la conclusion que le plus haut niveau de stress se trouve dans les situations de perte de sens et de repères ainsi que de non reconnaissance bien avant la charge de travail excessive.
    J’en ai tiré deux livres et trois bandes dessinées que vous trouverez sur les sites suivant:
    http://www.medecinedutravail-syndicat.org
    et
    http://www.cfecgc.org
    Cordialement
    B.Salengro

  2. Benjamin PELLETIER

    @Salengro – Merci pour ce retour d’expérience qui vient donner un peu de “chair” aux analyses présentées ici. Je note avec intérêt que vous constatez combien la désorientation des salariés (perte de sens et manque de reconnaissance) est en effet le facteur majeur de stress… Si vous avez un lien internet où nous pouvons accéder à vos sondages semestriels, n’hésitez pas à le partager…

  3. Barral Florent

    Mon dieu ça fait peur… Hélas nous sommes nombreux à avoir constaté ces dysfonctionnements qui tournent autour de l’échange et du partage d’information.

    Je retourne quand même le miroir vers moi en tant que manager : comment ai je agi avec mes équipes? Et je dois dire que j’ai pu, lors de mes débuts comme manager, ne pas assez écouter, prendre en compte la parole de mes équipes et ne pas assez les informer des éléments qui donnent du sens à leur travail : stratégie, contexte de l’entreprise, décisions et projets en cours…

    Mais heureusement mon équipe – et un délégué du personnel bienveillant, comme quoi il y en a – ont su me “remettre en place” pour me remonter leurs insatisfactions. Et je crois avoir su les écouter, et me transformer pour, au contraire de mes débuts, baser mon management sur l’échange et le partage. Les résultats ont été au rendez-vous, tant financièrement qu’humainement en termes d’ambiance et de développement des compétences de chacun.

    Bref, regardons ces éléments d’étude super riches dans notre contexte personnel, et voyons déjà ce que nous pouvons changer à notre échelle… Pourquoi ne pas partager ces articles en interne? Soyons tous acteurs du changement ! (autre version en vogue : “le changement c est maintenant”… 🙂 )

  4. Benjamin PELLETIER

    @Florent – Merci vivement pour ce témoignage qui apporte ici une note plus positive et que, je dois dire, j’espérais car le partage de ces éléments d’analyse n’a pas pour but l’auto-flagellation mais la réflexion, la prise de conscience et – comme vous le dites – le changement à l’échelle de chacun.

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