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L’alibi de la différence culturelle

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Les deux écueils

Qu’il s’agisse de la lecture de la presse quotidienne ou de discussions avec des responsables d’entreprises, je rencontre souvent deux écueils en ce qui concerne l’analyse de certains phénomènes sociaux ou économiques. Ils pourraient être représentés de la façon suivante, avec le sous-entendu que chacun d’eux implique :

deux ecueils

L’une des grandes difficultés de l’analyse interculturelle consiste à explorer la zone en vert : prendre conscience qu’un phénomène économique ne s’explique pas que par des raisons économiques et l’interroger sous l’ange des facteurs culturels sans pour autant réduire l’explication à ces derniers. Or, il est tout aussi tentant de tout vouloir expliquer par la culture que de dénier à cette dernière toute influence.

J’ai traité à plusieurs reprises de l’écueil du déni. Je ne vais pas détailler ici ses enjeux, et je vous invite à consulter par exemple :

Ce qui m’intéresse à présent, c’est le deuxième écueil, appelé culturalisme, abordé ici sous l’angle de l’alibi de la différence culturelle. Il s’agit de la tentation de vouloir expliquer un dysfonctionnement par la seule mise en cause de la différence culturelle, d’où :

  • une réduction de l’explication à la seule dimension culturelle, alors que le dysfonctionnement peut également être lié à une culture d’entreprise défaillante, à une organisation chaotique, à un défaut de professionnalisme dû à un manque de formation ou à un système éducatif peu mature, etc…
  • une obsession pour la différence culturelle comme écart irrémédiable entre des protagonistes en conflit ouvert, comme si l’écart absorbait, tel un trou noir, toute explication dans un fatalisme culturel qui déresponsabiliserait les individus.

Dans le sens où je l’entends ici, le culturalisme correspond à une vision étroite qui a tendance à essentialiser les cultures, avec un risque de dérive vers la différence radicale, et donc, dans sa version la plus extrême, vers le racisme. Sans aller jusque là, et dans le cadre des thématiques abordées sur ce blog, je vais limiter l’exploration aux cas rencontrés en entreprise. Mais il est important d’avoir à l’esprit la dérive indiquée, dans la mesure où les analyses suivantes peuvent également produire du sens dans le contexte social et politique.

Michael Woodford, éphémère PDG du Japonais Olympus

Arte vient de diffuser un reportage sur les mésaventures de Michael Woordford, nommé PDG d’Olympus en 2011 et licencié presque aussitôt pour avoir révélé les manipulations comptables des dirigeants japonais afin de maquiller les pertes de l’entreprise.

Woodford - ExposureJe n’entrerai pas dans le détail de l’affaire qui est bien résumée dans le reportage. Pour une immersion plus en profondeur, je vous conseille de lire l’ouvrage de Michael Woodford, Exposure, véritable thriller financier, que j’ai dévoré il y a quelques années entre deux avions (pas traduit en français, me semble-t-il). Dans son livre, il utilise une expression extrêmement forte pour décrire la différence culturelle qu’il a dû affronter au Japon: il a dû faire face à une « loyauté tribale inconditionnelle » (« unquestioning tribal loyalty », p.225). A plusieurs reprises, il décrit combien le besoin de préserver le consensus entraîne une paralysie des initiatives, et un conformisme néfaste à l’innovation (voir p.217).

Ce sens de la loyauté se trouve au croisement de la culture locale et de la culture d’entreprise des très grands groupes japonais, à tel point qu’on peut se demander si la seconde n’a pas amplifié et exacerbé la première, quitte à confondre l’une avec l’autre. Même si Michael Woodford avait été nommé PDG d’Olympus, les dirigeants japonais exprimaient ainsi leur loyauté en priorité à l’ancien dirigeant et président du conseil d’Olympus, Tsuyoshi Kikukawa. Suite aux révélations de Woodford, Kikugawa sera par la suite poussé à la démission, du fait de son implication dans le maquillage des comptes de la société.

Alors qu’il était toujours en poste et que le scandale avait éclaté, montrant que les dirigeants d’Olympus avaient mis en place un système visant à dissimuler plus d’un milliard de dollars de pertes, Kikukawa a tenu une conférence de presse le 14 octobre 2011 pour annoncer le licenciement de Woodford, nommé PDG deux semaines seulement auparavant. A 32’34, le reportage d’Arte montre un extrait de cette conférence de presse, tout à fait significatif de l’alibi de la différence culturelle. Voici comment Kikukawa justifie le licenciement du Britannique :

« Nous avons échoué à surmonter nos différences culturelles et nos problèmes de communication. »

Dans son livre, Michael Woodford cite un autre passage de la conférence de presse de Kikukawa :

« M. Woodford a été choisi pour guider nos efforts afin de renforcer la compétitivité mondiale d’Olympus. Cependant, il n’a pas su comprendre le style de management japonais et il a agi de façon arbitraire et péremptoire. » (p.117, traduction de mon fait)

Autrement dit, Kikukawa utilise la différence culturelle pour justifier un licenciement qui en fait a pour origine la révélation du scandale dû à un dysfonctionnement interne à Olympus, lui-même accentué par la loyauté totale des responsables japonais envers les dirigeants impliqués dans la malversation. Nous sommes ici dans l’écueil qui consiste à mettre en avant la culture comme seul facteur d’explication.

L’alibi des différences de culture nationale peut ainsi servir à masquer des défaillances sur le plan de la culture d’entreprise ou de la culture professionnelle. Je vous renvoie ici à l’étude de cas publiée sur ce blog sous le titre Fukushima, la culture et la responsabilité.

Une culture peut en cacher deux autres

Quand on s’intéresse aux enjeux interculturels, il est essentiel de ne pas tout ramener à la culture nationale (écueil du culturalisme), et de distinguer dans les témoignages et retours d’expérience des participants aux formations les différents types de culture auxquels ils se rapportent. J’utilise pour cela une formalisation issue de trois sources :

Je ne donnerai pas ici tous les détails de cette formalisation, mais seulement une partie, suffisante pour éclairer le propos. Il s’agit d’une représentation des différents types de culture, illustrés chacun par une plaque avec des trous (modèle des tranches d’emmental de James Reason adapté aux enjeux interculturels). Nous dirons que pour une activité donnée, une culture (nationale, d’entreprise, professionnelle) comporte des points forts (les pleins de chaque plaque) et des points faibles (les trous) :

3 cultures

Prenons un exemple : le cas de Jérôme Kerviel et de la Société Générale.

  • En France, la tendance à l’élitisme – un des trous de la plaque « culture nationale » – est un point faible pour les activités de trading (cette dimension est analysée sur ce blog dans l’étude de cas Les pièges du désir : du cas Kerviel au cas français).
  • Dans la plaque « culture d’entreprise », la Société Générale comportait également des trous en ce qui concerne les procédures de suivi et de contrôle des activités des traders.
  • Dans la plaque « culture professionnelle », Jérôme Kerviel avait également des défaillances, en ce que sa dissimulation de ses positions ne fait pas partie des compétences requises pour exercer correctement le métier de trader.

Une fois qu’on a ce modèle à l’esprit, on réalise combien il est essentiel de ne pas réduire l’explication à une seule plaque – ou à un seul type de culture. Il faut être ferme et vigilant sur cet enjeu pour rester en alerte devant les risques – ou la tentation – de dissimuler un type de culture derrière un autre. Dans le cas de la Société Générale, on assiste à une bataille entre la défense de Kerviel mettant en avant la plaque « culture d’entreprise » pour masquer la plaque « culture professionnelle », et inversement en ce qui concerne la défense de la banque. Mais nul n’a mis en évidence la plaque « culture nationale » qui a pourtant son importance ici.

Dans le cas d’Olympus, Kikukawa met en avant la plaque « culture nationale » pour dissimuler les défaillances des deux autres plaques, et ne pas mettre en cause l’organisation de l’entreprise et la responsabilité des dirigeants. C’est que la réduction culturelle permet en effet de déresponsabiliser en rejetant sur une plaque toutes les accusations. Chaque plaque peut être un alibi pour ne pas voir les deux autres.

Or, un désastre (la mise en péril d’une entreprise suite aux malversations des dirigeants ou le crash d’un avion de ligne, par exemple) ne s’explique jamais par les défaillances d’une seule plaque. Si chaque trait de couleur représente ci-dessous la trajectoire d’un incident, nous voyons ainsi que certains incidents sont amortis et gérés par les points forts de chaque plaque, mais que la catastrophe a lieu quand se réalise la conjonction malheureuse des défaillances :

3 cultures et incidents

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