L’autre explication des tensions actuelles
Air France-KLM a fait récemment l’actualité suite à la prise de participation de l’Etat néerlandais dans l’entreprise, amenant sa présence à hauteur de celle de l’Etat français, soit respectivement 14%. Les enjeux politiques et économiques ont été largement débattus pour dénoncer cette « méthode hostile », ce « coup de force » ou ce « coup de Trafalgar », selon les commentateurs.
Nous sommes là dans les grandes manœuvres qui se jouent dans les hautes sphères. Mais celles-ci ne sont-elles pas une conséquence de dysfonctionnements plus discrets, plus quotidiens, plus triviaux, finalement, qui, non résolus année après année, érode le lien entre les Français et Néerlandais ?
Telle est la question que je me posais en lisant les multiples articles parus sur le sujet. Car j’ai été surpris qu’aucun analyste ne fasse référence aux difficultés qu’éprouvent les Français d’Air France et les Néerlandais de KLM à travailler ensemble depuis maintenant 15 ans (!), la fusion ayant été célébrée en avril 2004. Or, ces difficultés sont documentées. Elles ont fait l’objet d’un rapport interne que le média néerlandais Een Vandaag avait fait fuiter le 18 juillet 2017 dans un article intitulé Wantrouwen bedreigt voortbestaan Air France-KLM, soit « La méfiance menace la survie d’Air France-KLM ».
Le Guardian s’en était fait l’écho. Les médias français avaient été plutôt discrets – voir ici l’article qu’Europe 1 lui avait consacré le 20 juillet 2017, en citant cependant uniquement le résumé présenté par le Guardian. Autant dire que nul en France ne semblait avoir lu ce rapport de 110 pages (certes, en néerlandais) ou n’avait songé à le faire traduire. Pas plus que ces derniers jours où les tensions entre Air France et KLM se sont exacerbées au plus haut niveau.
La matière première des témoignages
Comme le rapport est toujours téléchargeable en accès libre (voici le lien, format .docx), j’ai décidé de m’atteler à la tâche en comparant et revoyant deux versions traduites, l’une par Google Traduction, l’autre par Deepl, relisant et corrigeant phrase après phrase, mobilisant l’anglais et mes souvenirs d’allemand, pour proposer une version lisible en langue française.
L’intérêt de ce rapport est qu’il est essentiellement constitué de témoignages provenant de 47 entretiens menés par Philippe d’Iribarne et Niels Noorderhaven entre fin janvier et fin avril 2017. Nous avons donc là une passionnante collection de retours d’expérience qui permettent d’avoir un aperçu sur les défis que rencontrent les Français et Néerlandais au sein d’Air France-KLM, mais aussi sur certains efforts pour dépasser les incompréhensions et s’enrichir mutuellement. Vous trouverez ci-dessous un choix d’extraits organisés selon huit thématiques, avec quelques commentaires de ma part.
Avertissement 1 – Les traductions proposées n’ont aucune valeur officielle, elles sont uniquement de mon fait et peuvent être sujettes à des approximations et à des erreurs.
Avertissement 2 – Un témoignage est toujours singulier. Il doit être lu avec précaution, étant l’émanation d’une expérience subjective et d’une individualité, avec son vécu, son caractère, sa psychologie. Ce qui nous intéresse ici, c’est la récurrence de certaines anecdotes, la fréquence de certaines expériences, comme symptomatiques de la coopération entre Français et Néerlandais.
Avertissement 3 – Le partage de ces témoignages n’a pas pour but de dénigrer Air France-KLM mais d’indiquer les défis actuels et de servir de matière très concrète afin d’identifier des leviers d’amélioration de la coopération. Par ailleurs, j’ai choisi de terminer avec des extraits qui montrent une relation constructive et ouvrent des voies à suivre pour l’avenir.
[PS – En 2015, j’avais fait travailler un groupe d’étudiants de l’École des Ponts sur les défis interculturels entre Air France et KLM. Leur travail (voir ici) avait été réalisé avant l’enquête interne de l’entreprise et mérite d’être relu à la lumière des témoignages de 2017.]
Voici les huit thématiques retenues pour ce choix d’extraits :
- « Des choses qui m’énervent énormément » – le rapport à la hiérarchie
- « Ils sont extrêmement simples, parfois même carrément grossiers » – la communication
- « Toutes sortes de personnes en réunion qui ne disent pas un mot” – la réunion
- « Le manager néerlandais est beaucoup plus transparent » – les qualités du manager
- « C’est ainsi que les Français ont été éduqués » – l’évaluation
- « Moins d’analyse, plus d’action » – raisonner, décider, agir
- « Ils ne font que regarder les profits » – les valeurs
- « Ce que j’ai vraiment aimé » – des raisons d’espérer ?
* * *
1. « Des choses qui m’énervent énormément » – le rapport à la hiérarchie
Le rapport à la hiérarchie marqué par une distance plus ou moins grande entre managers et subordonnés détermine une très grande partie des pratiques managériales. En cas de forte distance hiérarchique, les comportements et la communication varient en fonction des statuts, et donc les modes d’action. Les témoignages ci-dessous proviennent uniquement de Néerlandais :
« La culture sociale aux Pays-Bas fait que nous disons au patron ce que nous pensons. Et là chez Air France tout est arrangé dans les coulisses. Et c’est très hiérarchique. Le patron est l’ennemi, que ce soit un bon ou un mauvais patron. »
« Avec mes subordonnés français, d’accord, on peut se comprendre, mais les canaux décisionnels au sein d’Air France sont plus opaques, les circuits de consultation, la manière d’informer correctement le décideur, le président-directeur, ce n’est pas clair. Chez KLM, les rapports hiérarchiques sont beaucoup plus courts et il est moins difficile de ‘franchir’ les niveaux hiérarchiques. Si un Néerlandais a quelque chose à dire au responsable de son supérieur hiérarchique direct, il envoie une copie à ce dernier. »
« De temps en temps, il se produit des choses qui m’énervent énormément. À titre d’exemple, dans le cadre de mes fonctions antérieures, j’avais effectué des recherches et organisé une présentation. J’espérais pouvoir également présenter mes recherches aux cadres supérieurs, mais cela n’a pas été possible : mon responsable a voulu faire ma présentation, avec une petite contribution de ma part. […] C’est quelque chose qui arrive chez Air France, je ne sais pas comment cela se passe avec d’autres compagnies françaises. Vous ne pouvez avoir votre mot à dire que quand on vous le demande, un peu comme un petit enfant. »
« Ce que j’entends de la part des employés de KLM travaillant à Paris, c’est que si vous faites une remarque critique en France à propos de la décision du chef, il se sent immédiatement attaqué personnellement, alors que ce n’est pas du tout l’intention. C’est pour nous plus une question de savoir: tu y as bien réfléchi? Ironiquement, c’est plutôt un signe de loyauté de notre part. ‘Êtes-vous sûr de vouloir faire ça?’ : ce n’est pas une question à propos de vous en tant que patron, mais à propos de la décision. »
Il est surprenant que, quinze ans après la fusion entre les deux entreprises, la question du rapport à la hiérarchie soit toujours un problème, comme si aucune des deux entreprises n’avait travaillé sur le sujet au moment du rapprochement (ce qui n’est pas le cas – cf. les dernières lignes de cet article). Car c’est là le fondement des relations professionnelles, et une explication majeure à certaines tensions entre Français et Néerlandais.
Pourtant, tout cela était prévisible, et a même été prévu. Voyez par exemple le titre d’un article du Volkskrant paru le 1er octobre 2003 alors que la fusion vient d’être signée par Jean-Cyril Spinetta et Leo van Wijk (traduction en français : « Les gens de KLM doivent s’habituer à une énorme distance hiérarchique ») :
2. « Ils sont extrêmement simples, parfois même carrément grossiers » – la communication
« Il est très étrange que les responsables d’Air France ne se soient même pas donné la peine d’apprendre à dire “bonjour”, “au revoir” et “merci”. Cela simplifierait beaucoup les choses, car l’équilibre est faussé. »
« Cela dépend des gens avec qui je travaille, certains parlent très bien anglais, mais je pense qu’ils sont un peu réticents à parler. Je pense qu’il est très important de bien s’exprimer en France. Aux Pays-Bas, nous disons simplement ce que nous voulons, la forme importe peu. Je pense que parler est plus une forme d’art, ici en France. Vous avez beaucoup de mots pour exprimer le bon sentiment, exactement ce que vous voulez dire, et si quelqu’un est un bon orateur en France, il a souvent une bonne image. Aux Pays-Bas, il y a beaucoup, beaucoup de personnes occupant des postes élevés qui parlent terriblement mal le néerlandais. »
« Les Néerlandais sont très directs, très tranchants. Ils sont extrêmement simples, parfois même carrément grossiers. »
« En public, les Néerlandais font des remarques étranges qui peuvent parfois être perçues comme des attaques directes. Je n’en ai jamais fait l’expérience en trente ans chez Air France. Cela ne veut vraiment pas dire que les dirigeants, les employés et les directeurs d’Air France sont tous des saints. Cependant, ils observent une certaine distance pour prévenir les comportements offensants. Les Néerlandais, cependant, ne semblent pas du tout préoccupés par cette question. Je pense qu’ils n’aiment pas faire du mal aux autres, mais que simplement ils ne s’en rendent pas compte. »
En France, nous avons tendance à considérer le fait de parler très directement, très explicitement, sans arrondir les angles, sans mettre dans son message de politesse, ou d’humour, comme une marque d’autoritarisme, ou bien de défi à l’autorité lorsque c’est un subordonné qui s’exprime ainsi avec son responsable. Côté néerlandais, c’est tout simplement la manifestation de la sincérité, la transparence, l’honnêteté. Par contraste, être indirect sera interprété par les Néerlandais comme une marque d’insincérité.
Ainsi, les Français vont percevoir les Néerlandais comme agressifs, et ceux-là vont juger les Français comme peu fiables – alors que les uns et les autres auraient tout à gagner à s’expliquer les valeurs qui sous-tendent un style de communication plus implicite pour les premiers, plus explicites pour les deuxièmes.
3. « Toutes sortes de personnes en réunion qui ne disent pas un mot » – la réunion
« Les réunions des Français sont désastreuses. Ils ne lisent pas les documents, ils arrivent en retard, ils n’ont aucune discipline. Ce n’est pas professionnel, avec des réunions de deux heures sans préparation adéquate. Sans respect. Des points à l’ordre du jour sont omis. Pour autant que je sache, c’est leur vision de la vie, mais en affaires, il devient très difficile de gérer une équipe si on ne sait pas de quel côté on veut aller! »
« Lorsqu’il y a une réunion importante, les Néerlandais se consultent à l’avance. Les gens d’Air France n’apparaissent pas tous au même moment, un peu trop tard. Certains ont déjà lu quelque chose, d’autres pas. Ils disent “nous serons d’accord les uns avec les autres pendant la réunion”. Mais les Néerlandais savent exactement ce qu’ils veulent et ce qu’ils vont dire. »
« Tous ceux qui assistent à une réunion néerlandaise ont de bonnes raisons de le faire. Avec les Français, il y a toutes sortes de personnes en réunion qui ne disent pas un mot. Pour un Néerlandais, il est très étrange que tous ces gens viennent à la réunion, mais ne disent pas un mot. En même temps, les Français trouvent ennuyeux que chaque Néerlandais veuille avoir son mot à dire lors d’une réunion. »
Les deux premiers facteurs (divergence sur le rapport à la hiérarchie, différences sur le style de communication) vont s’exacerber dans cette dramaturgie que constitue toute réunion (représentation forte des fonctions dans une unité de temps, de lieu et d’action). Le conflit culturel se déclenche alors :
- D’un côté, les Français ont tendance à laisser cours au concert des idées improvisées en valorisant une forme de débat sous influence de la hiérarchie : certains se sentent obligés de faire acte de présence pour simplement renforcer le statut de leur responsable, et la parole libre est encouragée comme si elle faisait contrepoids à la décision qui sera prise par le responsable sans la fonder sur le consensus.
- D’un autre côté, les Néerlandais organisent une réunion avant la réunion, de façon à clarifier une position commune à mettre en avant et à défendre lors de la réunion avec les Français, ce qui donne à ces derniers l’impression que tout a été déjà discuté et que la réunion n’a plus d’autre objet que de valider les positions néerlandaises.
4. « Le manager néerlandais est beaucoup plus transparent » – les qualités du manager
« Un manager chez Air France est avant tout un expert dans son domaine, qui est devenu manager au bout d’un moment. Tandis que chez KLM, le manager est plutôt un leader qui s’appuie sur des experts. Mon collègue manager chez KLM ne contredit jamais les recommandations techniques formulées sous sa responsabilité par les experts néerlandais sur lesquels il s’appuie. Dans le service des bagages ou dans le département commercial, il y a un responsable diplômé en psychologie. Il coordonne et fait la planification. Il n’a aucune fonction faisant autorité. »
« Les cadres français d’Air France ont une culture extrêmement hiérarchisée et délèguent peu. Un bon manager chez Air France, c’est quelqu’un qui n’a jamais commis d’erreur, qui est un peu malin. Je pense qu’un bon manager doit être jugé sur sa capacité à tirer des leçons des erreurs, son envie d’innover et la croissance de son équipe. Air France n’accorde guère d’importance à cela, et je pense que beaucoup de Néerlandais en sont surpris. Les cadres d’Air France doivent tout verrouiller pour que rien ne parvienne à leur chef, pour pouvoir dire que tout se passe bien. Le manager néerlandais est beaucoup plus transparent, et un tel comportement est déconcertant et déplaisant pour les Néerlandais. »
« Les employés de KLM sont plus entreprenants et indépendants. En tant que manager, vous devez vraiment dire au personnel d’Air France ce qu’il doit faire, sinon il attendra que vous le fassiez. »
« Les managers d’Air France sont promus sur la base de l’ancienneté, des connaissances et des compétences, tandis que chez KLM ils ont des compétences plus générales en management. »
Là où l’on constate qu’Air France est encore très marqué par les conceptions “traditionnelles” du management français, c’est dans la mise en avant de l’expertise comme qualité d’un bon manager, ainsi que de sa soi-disant infaillibilité, d’où sa difficulté à admettre une erreur, ou à lui signaler ses erreurs. Le manager néerlandais ne sera pas forcément l’expert de son équipe, mais l’animateur.
Il y a déjà une bonne vingtaine d’années, quand on demandait à des managers de différents pays s’il était important qu’ils aient réponse à la plupart des questions que peuvent poser leurs subordonnés ils étaient 59% à répondre positivement, contre 13% des managers américains.
Il y aurait pourtant un levier très évident à activer pour que Français et Néerlandais se retrouvent : il s’agirait de diffuser en interne les compétences managériales des pilotes de ligne. La culture de la sécurité exige d’eux une distance hiérarchique modérée, un leadership basé sur l’influence de l’exemplarité et non sur l’autoritarisme, une communication explicite mais sans agressivité, un sens de l’écoute et de la concertation, de l’humilité et une capacité à signaler les erreurs. Autant de compétences déjà fortement présentes dans l’entreprise qui devraient être prises comme centre de gravité des qualités managériales à tout niveau d’Air France-KLM, et non seulement pour les pilotes.
5. « C’est ainsi que les Français ont été éduqués » – l’évaluation
Le moment de l’évaluation réveille souvent de mauvais souvenirs chez les Français. Qui ne revit pas cette scène pathétique où tel professeur rend les copies dans l’ordre croissant, de la plus mauvaise note à la meilleure? Qui n’a pas en mémoire une remarque blessante à l’oral ou un grand trait rouge sur un devoir ? Pour l’anecdote, je n’ai pas oublié ce cours de musique au collège où, incapable de chanter une note (un « la ») jouée au piano par le professeur, ce dernier me l’a fait (vainement) répéter une vingtaine de fois debout devant la classe, ce qui est assurément un excellent moyen de rendre détestable la matière que vous enseignez ainsi.
« Aux Pays-Bas, les choses sont très structurées. Lors de votre entretien d’évaluation, vous devez formuler vos objectifs. Vous rédigez vos objectifs, et l’année suivante vous évaluez vos objectifs et tenez une réunion sur leur progression: « Dites-moi, comment avancez-vous? Pouvons-nous apporter quelques améliorations ici ou là? » Il y a quelques mois, j’ai dit à mon manager français: « Je n’ai toujours pas d’objectifs pour 2016. Ne faut-il pas les consigner par écrit, dois-je faire une proposition? » « Non, ça va arriver. » Et finalement, à la fin de l’année, je n’avais toujours pas mes objectifs. Je me demande de quoi nous allons parler demain, car officiellement je n’ai aucun objectif, vous savez. »
« Pour nous les Néerlandais, l’évaluation est bien plus qu’une simple évaluation : c’est une forme d’appréciation. Avec mon manager français, mon évaluation a duré vingt minutes, et il m’a dit ce que je ne faisais pas bien au lieu de dire ce que je faisais bien. Ce fut une expérience très négative. Plus tard, j’ai compris d’où ça venait, ça vient de l’école : Donne la bonne réponse, oui ou non. Chez nous c’est : Tu as fait de ton mieux, très bien, mais la prochaine fois tu pourras dire ceci ou cela. »
« Il y a aussi des différences dans l’évaluation des personnes. Je demande à mes managers et à mes subordonnés directs de rédiger leur propre évaluation et de décrire ce qu’ils ont fait. Cela ne se fait pas en France. »
« C’est ainsi que les Français ont été éduqués: ils ne sont pas autorisés à faire des erreurs, ils veulent toujours obtenir la meilleure note. »
Ici s’oppose une conception descendante de l’évaluation où, côté français, l’évalué est contrôlé par son évaluateur et où, côté néerlandais, il est accompagné par ce dernier pour mieux avancer vers les objectifs. Dans un cas, on va progresser en mettant en avant ce qui ne va pas (le verre à moitié vide) car c’est en ayant conscience des manques qu’on saura ce qu’il faut combler ; dans un autre cas, on va progresser en sachant ce qui va bien (le verre à moitié plein) car ce sont les progrès en cours qui annoncent ceux à venir.
Il n’y a pas de méthode idéale, chacune comporte sa part de points forts et de points faibles. Mais sans expliciter les ressorts de chacune d’entre elle et sans définition d’une méthode commune, les malaises vont s’intensifier. Pourtant, en reprenant l’image du verre à moitié rempli, on pourrait imaginer un travail collaboratif où évalué et évaluateur commentent ensemble les deux parties : la vide et la pleine, en indiquant pour chacun des sujets qui concernent la vide les moyens concrets d’y remédier et, pour les sujets liés à la pleine, les bonnes pratiques et retours d’expériences dont pourraient bénéficier d’autres collaborateurs.
Comme indiqué par un Néerlandais, il faut se référer aux systèmes éducatifs respectifs pour comprendre d’où vient une telle différence d’approche. Si Français et Néerlandais s’expliquaient comment ils ont été éduqués depuis la petite enfance, ils se comprendraient bien mieux. C’est là un travail que je fais régulièrement en atelier ou avec mes étudiants (voyez par exemple sur ce blog Les systèmes éducatifs, clés essentielles de compréhension des différences culturelles).
6. « Moins d’analyse, plus d’action » – raisonner, décider, agir
Penser, réfléchir, raisonner, argumenter, convaincre, décider, agir. Le processus n’est pas aussi linéaire qu’il semble quand on le décrit ainsi, pouvant donner lieu entre certaines étapes à des aller-retour (quand on passe de la décision prise à une nouvelle phase de réflexion) ou bien à la superposition entre certaines étapes (quand on continue à argumenter tout en agissant car l’engagement de certains ne se gagne qu’en les convaincant au fur et à mesure).
En outre, chacune des étapes du processus peut se déclencher dans sa forme et dans son contenu de façon différente selon la personnalité de celui qui l’initie, selon sa culture professionnelle et aussi selon l’influence des préférences ou habitudes nationales qui, sous cet aspect, vont être très liées au système éducatif propre au pays en question.
« Nous ne voyons jamais de conflit d’idées parmi les Néerlandais lors d’une réunion, vraiment, très rarement. Les Français proposeront des choses comme: quelle est la définition d’une bonne idée? C’est la capacité de la formuler avec une certaine élégance dans un cadre conceptuel bien pensé, avec beaucoup de détails. Et comme il y a beaucoup d’ego dans une réunion, il y a une sorte de rivalité dans le domaine des idées, et les Français ont toujours du mal à faire preuve de solidarité, ce qui est une cause de frustration énorme entre Air France et KLM car, pour chaque idée de KLM, tous les collaborateurs de KLM la soutiennent. Chez Air France, les gens ont chacun une idée, et ensuite, ils vont en débattre. »
« Je pense que les Français aiment échanger des idées pendant une réunion. Pour un Néerlandais, c’est presque philosophique. On échange toutes sortes d’idées et on apprend beaucoup de choses sur toutes sortes de sujets, mais en fin de compte, un Néerlandais veut juste savoir quoi faire après une telle réunion. Il veut une liste de décisions à partir desquelles il peut travailler. Pour les Français, l’ensemble du processus, de A à Z, jusqu’à la décision finale, est un processus organique dans lequel vous pouvez tout faire de manière complètement différente à chaque étape. Il est difficile pour un Néerlandais de suivre une telle méthode. »
Un Néerlandais: « Des faits, des faits, un débat ouvert et une attitude volontaire nous aideraient énormément. Faites en sorte qu’il soit possible de discuter des choses telles qu’elles sont vraiment. »
« Je vois une grande différence entre Air France et KLM en ce qui concerne la rapidité avec laquelle les idées se propagent. Quand il y a une idée chez KLM, ils font tout ce qui est nécessaire pour la réaliser, à tout prix, même s’ils risquent de faire le mauvais choix, alors que chez Air France, on réfléchit d’abord en profondeur, on fait un pas en arrière, des études, etc. »
« Il y a une différence dans le comportement des équipes par rapport aux managers. Les Néerlandais ont beaucoup moins de difficulté à remettre en cause la décision tant qu’elle n’a pas encore été prise, à la remettre en question ou à en débattre, alors que les Français seront plus réticents. D’autre part, une fois la décision prise, ils uniront leurs forces de manière très pragmatique. Un Français restera un peu dans la sphère de la consultation. »
« Je pense aussi que nous, Néerlandais, agissons davantage pour tester et que nous apportons ensuite de petits ajustements. Moins d’analyse, plus d’action. »
« Nous sommes beaucoup plus disposés à prendre des risques. Si quelque chose dans un projet n’est pas complètement préparé, alors nous disons que nous allons le faire quand même et ensuite nous contrôlons le risque. Les Français, par contre, attendent encore deux ans. Chez KLM, nous utilisons souvent la règle des 80/20: nous commençons lorsque nous avons effectué 80% du travail préparatoire, de manière flexible et avec des essais et des erreurs. »
Nous retrouvons ici une importante différence entre les Français qui séparent théorie et pratique, si bien que la dimension pratique n’est pas initiée tant que la partie théorique n’est pas complètement explorée, et les Néerlandais qui privilégient une approche expérimentale sans attendre d’avoir une vision globale sur le plan de l’analyse. Notons que cette vision globale prend du temps et retarde la mise en route des Français mais qu’elle est cependant appréciée par des étrangers qui travaillent avec nous car, ainsi, nous ne perdons jamais de vue l’ensemble complexe du projet.
Dans une certaine mesure, le mode de fonctionnement des Néerlandais où priment les faits, l’expérience et l’action trouverait plus d’échos avec celui qu’on trouve aux Etats-Unis ou au Japon. Il est important de noter ici que la proximité géographique ne signifie par forcément proximité culturelle ou intellectuelle. Je renvoie ici à l’article de ce blog Les Français et le démon de la théorie – 3 anecdotes.
7. « Ils ne font que regarder les profits » – les valeurs
Le Robert définit ainsi la notion de valeur : « caractère de ce qui est estimé subjectivement et posé comme estimable objectivement ». Autrement dit, la valeur éclaire certains choix singuliers d’un individu à la lumière de leur reconnaissance par la communauté à laquelle il s’identifie. Lorsqu’ils sont liés à des valeurs, mes préférences ou mes refus ne sont plus tout à fait les miens. Ils dépendent alors de normes sociales intériorisées.
Certains témoignages de Français et de Néerlandais font référence à des valeurs antagonistes, ou tout du moins difficilement conciliables. On s’interroge alors sur l’absence d’une culture commune d’entreprise qui viendrait dépasser ces divergences en proposant un cadre commun de référence.
« Les Français ne se prononcent pas dans un but lucratif, mais sur la continuité du travail. »
« Lorsque nous parlons des Néerlandais, nous parlons de la façon dont ils font des affaires sans relâche, ils ne font que regarder les profits, ils ne fonctionnent pas comme nous. »
« Chez KLM, on assiste à une sorte de mentalité américaine: efficacité, productivité, sens des affaires, coûts, etc. Je pense que, côté français, ils semblent poursuivre les mêmes objectifs de manière rationnelle, mais ils concernent principalement les aspects sociaux et l’emploi. L’efficacité et la lucidité commerciale ne sont pas toujours acceptées. »
Un Néerlandais : « J’ai lu des articles de presse, par exemple sur les syndicats. Il est souvent écrit: « nous, travailleurs! », ou: « nous, travailleurs contre la direction ! », c’est essentiellement le peuple contre le roi. Ça ressemble un peu à ça. Une tradition avec laquelle nous n’avons pas grand-chose à voir. »
Français et Néerlandais ne partagent pas la même vision du monde. Les Néerlandais s’étonnent de la conception conflictuelle que les Français ont de leurs rapports avec la direction de l’entreprise, une conception rendue encore plus évidente lors du désormais célèbre arrachage de chemise du DRH d’Air France, Xavier Broseta, le 5 octobre 2015 :
Les Français, eux, perçoivent l’utilitarisme néerlandais, principe selon lequel l’utile est ce qui est juste, en le réduisant à ce qui est financièrement efficace, rapidement rentable et rémunérateur. Le lien humain est alors à leurs yeux subordonné aux liens économiques, ce qui s’oppose à leur conception selon laquelle c’est la qualité des liens humains et leur solidité sur le long terme qui vont aboutir à des résultats économiques. Comme le dit un collaborateurs de KLM, Français et Néerlandais « semblent poursuivre les mêmes objectifs » – mais pas de la même façon.
8. « Ce que j’ai vraiment aimé » – des raisons d’espérer ?
Le rapport de 110 pages comprend également plusieurs témoignages attestant d’une relation positive, plus constructive, laissant apercevoir ce que pourrait être la coopération entre Français et Néerlandais si l’entreprise diffusait en interne une véritable culture de l’interculturel.
« La collaboration avec mon collègue français est fantastique. J’en suis très content. Les collaborations que j’ai et que j’ai eues avec d’autres Français ont également été très agréables.”
« Ce que j’ai vraiment aimé, ce sont les retours directs que j’ai reçus. Ainsi, je pouvais m’adapter rapidement et devenir un meilleur manager. Cela fonctionne différemment chez Air France. Les Néerlandais me disent des choses que je ne dirais jamais moi-même à mon chef. C’est vraiment un trait néerlandais dont ils peuvent être fiers. »
« Les Néerlandais m’ont appris la discipline et à aborder les problèmes directement, très concrètement et avec réactivité. »
Un Néerlandais : « Je pense qu’ils sont assez hiérarchiques, mais j’ai vraiment beaucoup de liberté dans mon travail. Je dois souvent être à Bruxelles ou à Amsterdam, et si je dois aller quelque part, j’y vais, parce que mon patron me fait confiance et pense que si je dois aller quelque part, j’y vais pour des raisons professionnelles, et pas seulement pour mon plaisir. »
« Je pense que les managers français sont toujours très attentifs lorsque vous présentez une idée, il n’y a pas de managers français qui ne soient pas ouverts à la discussion lorsque vous présentez une idée. »
Un Français : « Ce que nous avons appris d’eux est clairement le pragmatisme, nous y allons, même avec le risque de devoir changer de direction plus tard et de dire: nous nous sommes trompés, nous avons essayé et nous nous sommes trompés, c’est quelque chose que nous avons appris. »
« Ce que j’ai appris d’eux, c’est qu’il s’agit d’élaborer des documents à l’avance, de les diffuser et de prendre des décisions concrètes lors des réunions. C’est un plus, je crois. »
« Nous nous développons de manière néerlandaise. Nous apprenons selon le principe des essais et des erreurs, acceptons que les choses tournent mal, expérimentons, et si cela ne fonctionne pas, tirons des conclusions et allons plus loin, cela n’est pas arrivé dans la culture d’Air France depuis cinq ou dix ans. »
« Là où nous pouvons apprendre beaucoup de nos collègues, c’est dans le domaine commercial : réussir à vendre et à convaincre les gens que vous leur offrez quelque chose auquel ils n’avaient jamais pensé auparavant, dont ils ont vraiment besoin. Nous, avec notre approche plus scientifique, nous le démontrons davantage par A+B. Emballons-le plutôt un peu, racontons une histoire, puis nous convaincrons plus facilement. »
Certains Néerlandais trouvent chez les Français autonomie, confiance, écoute des idées, ouverture à la discussion, tandis que certains Français s’inspirent du pragmatisme de leurs collègues de KLM, finissent par apprécier leur communication sans ambiguïté, apprennent à déculpabiliser leur rapport à l’erreur et à être plus efficaces sur le plan commercial.
Seulement, il semble que ces témoignages proviennent d’expériences singulières, et non pas d’un projet formalisé en interne de s’enrichir mutuellement en capitalisant sur les points forts de chacun. Pourtant, on peut lire dans Capital qu’au commencement de la fusion « soixante-dix groupes de travail binationaux, impliquant les 1000 principaux cadres de la nouvelle entité, ont fait l’aller retour entre Paris et Amsterdam » pour identifier les synergies communes. Un travail de fond a donc eu lieu, les patrons d’Air France et KLM ayant « mis le paquet sur la formation interculturelle ».
On s’interroge alors : ces efforts n’ont-ils été qu’un feu de paille ? A quels obstacles se sont-ils heurtés en interne pour que les malentendus persistent autant quinze ans après la fusion ? Est-ce parce que, par définition, une compagnie aérienne est fortement ancrée dans une identité et des intérêts nationaux (Air France porte le nom de son pays d’origine, KLM fait figurer la couronne royale sur son logo) qui empêcheraient les rapprochements culturels avec une compagnie étrangère ? Ou bien par incapacité à valoriser en interne les profils manifestant de réelles compétences interculturelles dont pourrait bénéficier l’ensemble de l’entreprise?
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Bonjour,
Merci pour cet article fort intéressant!
Bonne journée
Valérie
Merci Benjamin, très bonne analyse à laquelle je souscris et que je reconnais pleinement après 30 ans de suivi du management à la néerlandaise et d’accompagnement d’équipes franco-néerlandaises. Mais à part ces différences culturelles classiques, il y a aussi d’autres aspects socio-économiques dans la gestion commerciale et la culture d’entreprise, et notamment un malentendu plus ou moins entretenu dès le départ: la presse néerlandaise a toujours parlé de fusion entre les 2 partenaires, alors qu’il s’agit d’un rachat de KLM par AF. Et quand de surcroit le petit frère de cette alliance a de meilleurs résultats commerciaux que son grand frère, on imagine le certain malaise qui règne dans l’entreprise. Affaire à suivre, les Français vont certainement réagir au coup boursier des Néerlandais.
@Vincent – Merci pour ton retour, et de rappeler en effet le bras de fer actuel entre les deux compagnies (et son évolution dans le temps), lequel ne peut pas avoir d’impact sur le terrain dans la perception et la coopération entre Français et Néerlandais. Quoi qu’il en soit, il est évident que la situation ne va pas rester figée: sur le plan relationnel, c’est intenable; sur le plan économique, c’est permanent; sur le plan politique, c’est en cours…