Analyses, Communication, Conflictualité, France, Management interculturel

Le point de vue de l’autre : angle mort des relations interculturelles ?

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Avant de jouer, avant de travailler

Vous souvenez-vous ? Dans l’enfance, quand vous rencontriez d’autres enfants et que vous décidiez de jouer ensemble (aux billes, à la corde à sauter, aux cartes, …), il y avait une première discussion avant de jouer. On se demandait : « Et toi, tu joues avec quelles règles ? » Se mettre d’accord sur des règles communes n’était pas chose aisée. Faute de parvenir à un consensus, les discussions pouvaient même prendre le pas sur le temps de jeu.  Car on savait très bien que si on jouait sans s’expliquer nos règles, on arrivait rapidement à un conflit : « Mais c’est pas comme ça qu’il faut jouer ! T’es un sale tricheur ! »

Alors comment se fait-il que bien des années plus tard, en contexte professionnel, on ait beaucoup moins, voire pas du tout, ce réflexe d’explication de nos règles de fonctionnement quand on travaille à l’international ? Que s’est-il passé pour qu’on ne prenne plus le temps d’échanger sur nos règles respectives, d’identifier d’éventuelles différences et de parvenir à un accord avant de se mettre à travailler ensemble ?

Quelle est cette timidité soudaine qui nous empêche de demander à l’autre comme il ou elle travaille ? A la place, on suppose la plupart du temps que l’autre, étant du même métier, de la même entreprise et positionné sur le même projet, doit forcément travailler de la même façon que soi. A-t-on oublié que, même pour jouer à la bataille, les enfants doivent décider s’ils distribuent les cartes par couleur ou non, s’ils jouent avec des cartes retournées ou non, avec ou sans joker, définir la fonction de celui-ci, décider des modalités de la fin du jeu et de la victoire et la défaite ?

Photo Remigiusz Józefowicz

Dans d’autres cas, on est conscient de certaines différences en contexte professionnel et on fait l’effort de rechercher de l’information en ligne ou dans un ouvrage sur les pratiques managériales en Allemagne ou en Inde, en cas de projet avec des Allemands ou des Indiens. Effort louable, certes ; mais au moment de lancer le projet avec eux, on veut alors mettre en pratique des conseils et des actions qui ne correspondent peut-être pas vraiment (ou pas du tout) aux partenaires en question, exactement comme un enfant qui irait chercher les variantes d’un jeu sans se concerter avec son partenaire.

D’où la question : pourquoi ne pas tout simplement demander à ces Allemands ou à ces Indiens comment ils travaillent ? Et leur expliquer nos pratiques professionnelles ? Puis, identifier certains écarts dans les règles de fonctionnement (les fameuses « variantes » des jeux de notre enfance) et se mettre d’accord sur des pratiques communes ?

Démarche simple et évidente, non ?

Eh bien, non.

Ce point de vue qu’on ne voit point

Quand on lance un projet avec des partenaires étrangers, on partage beaucoup de choses avec eux. Procédures, règlementations, cahier des charges, données clés, informations et spécifications techniques, indicateurs de performance, outils de suivi et de reporting, et bien d’autres éléments encore. Et, selon le type de relation, les partenaires étrangers font de même avec nous. De part et d’autre, les échanges sont intenses et pointus. Et une fois qu’on s’est mutuellement ensevelis sous nos repères professionnels habituels, on se met à travailler ensemble.

Et, curieusement, ça coince. Par exemple, les partenaires néerlandais trouvent que les Français préparent mal des réunions qu’ils trouvent verbeuses et trop longues ; les Français trouvent que les Néerlandais sont agressifs dans leur communication (voir sur ce blog les témoignages d’employés d’Air France KLM). Des Norvégiens, eux, s’agacent des réunions planifiées à 16h, tandis que les Français ne supportent plus que les Norvégiens planifient des réunions à 12h30. Ailleurs, des Indiens prennent pour du désengagement ces emails d’absence automatiquement envoyés par les Français au mois de mai ou pendant l’été, alors que leurs collègues français s’énervent de ne pas avoir de retour des Indiens en octobre, quand un projet critique vient d’être lancé.

Image Unsplash

Avec le temps, les frustrations s’accumulent et on finit par ne plus percevoir que des différences (les 5% de variantes du jeu) en oubliant qu’on est plus semblables que différents (les règles sont les mêmes à 95%). Or, plus le temps passe, plus la communication et la coopération se dégradent, et moins on est à l’aise pour déminer ce qui peut poser problème, exactement comme deux enfants qui ne peuvent plus jouer ensemble et s’accusent mutuellement de tricher.

C’est que, dès le départ, on a échangé sur les enjeux techniques, mais pas sur le déroulement concret des pratiques respectives, et encore moins sur nos perceptions de tel mode d’action ou de communication. On ne s’est par conséquent pas mis d’accord sur un fonctionnement commun. Et il arrive ce qui arrive aux enfants : chacun affirme qu’il a raison, estime que ses règles sont les meilleures et essaie d’imposer ses références et ses pratiques à l’autre.

Chaque partenaire est alors comme le camion qui figure en tête de cet article : il fonce avec ses angles morts, ceux-là même qui abritent le point de vue de l’autre.

Sortir de l’angle mort

On peut identifier quatre attitudes différentes dans le rapport aux expériences et points de vue des collaborateurs étrangers. Il y en a certainement d’autres mais je m’appuie sur des observations et expériences personnelles:

1) La surdité. On n’écoute pas les collaborateurs et partenaires étrangers, on les ignore : ils travaillent pour une entreprise française, ils n’ont qu’à s’adapter.

Quand j’ai demandé à des étudiants de l’École de Guerre Économique de mener des entretiens avec des étrangers ayant travaillé avec les Français, plusieurs personnes ont fait part de la difficulté des Français à valoriser le point de vue de l’autre, par exemple ce Suisse (voir Travailler avec les Français: témoignages de 17 étrangers venant de 12 pays) :

Il y a un manque d’écoute des personnes ayant un vécu différent de celles représentées en majorité. On m’a fait venir dans une entreprise française mais au final on valorise peu mon regard qui devrait apporter un plus. Les supérieurs se reposent beaucoup sur leur vécu, le passé, et donc leur cadre de référence. Les Français n’accordent pas assez de valeur aux points de vue de ceux qui ne sont pas issus de la même formation qu’eux. D’une certaine façon, les Français sous-utilisent les qualités des autres en pareil cas, ce qui est paradoxal car on était venu me chercher pour cela.

2) La trahison. On écoute les collaborateurs étrangers mais pour la forme, pour pouvoir communiquer sur le fait qu’« on vous a écouté », que l’entreprise se préoccupe de ses collaborateurs étrangers, mais finalement il ne se passe rien, par inertie des habitudes ou absence de volonté.

Cette attitude, outre le fait qu’elle est parfaitement contreproductive, s’exacerbe lorsqu’on se retrouve dans la situation – pas si rare que cela – où l’on demande au formateur de recueillir les retours d’expérience des collaborateurs étrangers, non pas pour les écouter et identifier les pratiques à ajuster, mais pour les convaincre en fait d’adopter les pratiques françaises, ce qui finalement revient au point 1 : la surdité, à laquelle se rajoute le sentiment d’être trahi.

Image Unsplash

3) La dissimulation. A présent, on recueille les points de vue et expériences des étrangers, mais on ne fait rien de ce qui a été recueilli ou bien on met ce matériau dans un tiroir car le contenu embarrasse, met à jour des failles, des tensions et des incompréhensions qu’on refuse de voir.

J’ai raconté dans une note intitulée L’absurde lucidité de certaines entreprises sur leurs défaillances interculturelles comment une banque française avait réalisé une enquête interne pour recueillir les témoignages des collaborateurs étrangers pour finalement en dissimuler les résultats et continuer comme si de rien n’était…

4) La prise en compte. On écoute le point de vue de l’autre, on identifie des facteurs bloquants et des leviers à activer, et on agit en conséquence. On ne demande pas aux Français de devenir, par exemple, des Américains ou des Polonais, ni aux Américains ou Polonais de devenir des Français, mais d’identifier dans leurs boîtes à outils professionnelles celui qui devrait être ajusté pour une meilleure coopération.

Je prendrai un exemple très simple : afin de réduire les malentendus à cause de l’anglais oral, une entreprise française a rendu obligatoire l’envoi des présentations à l’avance avec les partenaires américains, et les Américains doivent faire de même avec les Français (pour d’autres exemples, voir 5 cas pratiques d’adaptation en contexte professionnel interculturel).

Le plus simple, c’est parfois le plus difficile

Il serait tellement plus simple de prendre les devants au moment de lancer la coopération et de mettre sur la table la signification respective des pratiques (car chacun comprend par exemple le mot « réunion » mais l’associe peut-être à des pratiques légèrement différentes, voire très singulières), identifier les éventuels écarts, rechercher un accord sur des pratiques communes, établir une charte de bon fonctionnement ensemble et des procédures de remontée et explication des frustrations qui se manifesteraient au cours du projet.

Prenons quelques exemples de cette simplicité. Organisez un atelier de lancement avec les parties prenantes de différents pays autour des questions suivantes :

  • Quels sont vos horaires de travail ? Expliquez aussi les vôtres.
  • Quel est le meilleur moment dans la journée pour planifier une réunion avec vous ? Et dans la semaine ? Expliquez ce qu’il en est pour vous.
  • Quels sont les moments dans l’année où vous êtres moins disponibles ? Pourquoi ? Et voici ce qu’il en est pour nous.
  • Comment se passe une réunion chez vous ? Comment la préparez-vous ? Quelle est sa durée moyenne ?
  • Quel est votre processus de prise de décision ?
  • Expliquons-nous la signification de nos titres et fonctions !
  • Etc.
Mettons sur la table nos pratiques et préparons ensemble le repas de notre coopération (image Unsplash)

Quand les Néerlandais expliquent qu’ils sont très directs dans leur communication parce que la transparence est une valeur essentielle à leurs yeux, on comprend que ce n’est pas forcément pour être agressifs. Mais quand les Français expliquent qu’il faut savoir y mettre les formes (par exemple le conditionnel de politesse), les Néerlandais saisissent que les Français ne cherchent pas à noyer le poisson en étant moins directs qu’eux, mais tout simplement à être polis.

Finir la journée de travail à 16h, c’est pour un Norvégien la preuve de l’efficacité. Faire une pause déjeuner assez longue permettra aux Français de souffler et de tisser des liens plus personnels avec certains collègues. Norvégiens et Français réfléchissent donc à des plages horaires communes pour planifier leurs réunions. Et je me souviens de Français et Britanniques travaillant dans le secteur de l’armement découvrant avec surprise que le titre de « chef ingénieur » ou de « chief engineer » ne recouvrait pas tout à fait la même réalité ni les mêmes responsabilités.

Quand des Indiens expliquent aux Français qu’au mois d’octobre il y a d’importants festivals sacrés en Inde, ces derniers saisissent pourquoi ils ont alors moins de retours de la part des Indiens. Et ceux-là, quand les Français leur montrent un calendrier du mois de mai, comprennent pourquoi les Français peuvent être moins présents pendant cette période.

Ces « détails » n’en sont pas : ils ont une valeur monumentale. Ce sont de légères variantes qui peuvent faire dérailler les joueurs… A l’instant me revient à l’esprit ce témoignage récent d’un Britannique qui, quand je lui ai montré un calendrier français, a soudainement compris que son équipe avait raté la date limite de soumission d’un appel d’offres à cause de sa méconnaissance des jours fériés français au mois de mai.

Gardons à l’esprit que travailler ensemble, c’est aussi jouer ensemble. Pas de jeu sans explicitation des règles et accord sur les éventuelles variantes.

Et si la formation interculturelle, c’était aussi un retour en enfance ?

Pour prolonger, je vous invite à consulter:

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