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Le détail à valeur monumentale – 4 anecdotes interculturelles riches d’enseignement

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Un détail qui n’en est pas un

Il suffit parfois d’un détail pour établir ou anéantir sa crédibilité, son autorité, la confiance, la relation interpersonnelle, et par conséquent pour décider du succès ou de l’échec d’un projet bien plus vaste.

Un détail est la partie d’un ensemble. Et le détail à valeur monumentale, c’est celui qui engage l’ensemble. Prenez une voiture : il y a de multiples détails qui engagent, par exemple, la sécurité du conducteur et des passagers (des pneus en bon état, des freins performants, des phares bien réglés, le port de la ceinture de sécurité, un pare-brise nettoyé, etc.). Le détail est un élément qu’on risque de négliger si on le désolidarise de l’ensemble et si on ne reconnaît pas sa valeur par un manque d’attention et de concentration.

Mais quand le détail se rapporte à une dimension culturelle, il devient difficile à percevoir. S’il concerne notre propre culture, nous n’y prêtons plus attention et avons du mal à en avoir conscience, ne serait-ce que pour l’expliquer à des étrangers (sauriez-vous expliquer à un étranger comment les Français se regardent ?). Et s’il se rapporte à une culture étrangère dont on ne connaît pas le code, on risque soit de passer complètement à côté, soit de le remarquer comme élément seulement insolite, sans parvenir à le relier à un ensemble où il prend son sens. C’est alors qu’on juge le détail aperçu comme bizarrerie, incongruité ou ridicule.

Nous avons besoin de retours d’expérience et de grilles de lecture au sujet de ces détails à valeur monumentale. Voici quatre retours d’expérience authentiques parmi les innombrables que j’ai recueillis au cours d’années de formations en management interculturel. Espérons qu’ils permettront à chacun de produire sa propre réflexion sur ces enjeux.

Cas 1 – Des Français en Norvège

  • Situation

Des Français se déplacent en Norvège pour présenter leur projet de coopération au partenaire local.

La réunion avec les Norvégiens est prévue pour durer toute une journée. Le matin, les Français remarquent que leurs contacts locaux ne semblent pas concentrés sur leur discours. Leur regard est curieusement fuyant, instable. Cette attitude déstabilise les Français qui ont l’impression désagréable de parler dans le vide, voire d’ennuyer leurs contacts norvégiens.

  • Le détail interculturel

Les Français profitent de la pause déjeuner pour partager leur ressenti. Manifestement, quelque chose ne tourne pas rond. Mais l’un d’entre eux a eu le bon réflexe d’observer attentivement le langage corporel de ses collègues et des Norvégiens. Il apporte alors la clé du malentendu en faisant remarquer à celui qui a fait la présentation le matin :

– Tes mains. Quant tu parles, tes mains bougent trop. Les Norvégiens ne semblent pas habitués à suivre quelqu’un qui bouge autant quand il parle. Leur attention est captée par les mouvements de tes mains, d’où leur regard erratique.

Après la pause déjeuner, les Français ont repris leur présentation, mais cette fois-ci en économisant leurs gestes. Le changement a été immédiat : les partenaires locaux ont tout de suite été plus concentrés sur leur discours. Leur attention n’était plus court-circuitée par un langage corporel excessif pour leurs habitudes.

Les Français ont eu une excellente attitude, simple et de bon sens, mais pas aussi fréquente que cela : identifier un malaise, observer sans juger, se concerter sur le malentendu, adopter une stratégie commune d’adaptation. Ils ont fait l’effort d’opter pour un plus grand contrôle de soi en présence de partenaire peu à l’aise avec leur grande expressivité gestuelle.

  • Pour prolonger

Je vous invite à consulter sur ce blog Jeux de mains, jeux de vilains.

Cas 2 – Un Français en Arabie saoudite

  • Situation

Un Français se déplace en Arabie saoudite pour rencontrer un homme d’affaires potentiellement intéressé par un investissement dans son entreprise.

C’est la première fois qu’il se déplace dans un pays du Golfe. Il a bien quelques informations culturelles (prendre en compte les horaires de prières, ne pas utiliser la main gauche pour saisir la nourriture, la carte de visite, la tasse de café ou de thé, éviter de croiser les jambes en dirigeant la semelle de sa chaussure vers son interlocuteur), il n’est cependant pas familier avec la façon arabe d’entrer en relation.

La réunion devait commencer à dix heures du matin. Le contact saoudien n’est pas à l’heure et la réunion commence avec vingt minutes de retard. Il commande du thé, des dattes, des fruits et des bouteilles d’eau. Voilà qui prend une dizaine de minutes. Tout en partageant le thé avec le Français, le Saoudien lui demande d’où il vient, raconte ses dernières vacances en France, évoque son fils qui prend des cours de français, et la conversation se poursuit ainsi pendant une autre vingtaine de minutes.

  • Le détail interculturel

Le temps passe. Le Saoudien interroge à présent le Français sur sa famille, demande s’il est marié, s’il a des enfants, où habitent ses parents, s’ils ont une maison. Il est maintenant plus de onze heures et les deux protagonistes n’ont toujours pas abordé le sujet de la réunion.

Le Français n’est pas à l’aise avec ces discussions informelles qui se prolongent indéfiniment. Il trouve ce Saoudien bien inquisiteur, à aborder ainsi des sujets aussi personnels. Il recense mentalement les différents arguments qu’il faudra exposer le plus clairement possible, il pense à son avion qu’il doit prendre le jour même à quinze heures, à son supérieur hiérarchique à qui il rendra compte de son déplacement.

C’est alors qu’il commet une erreur – qu’il regrette amèrement quand il repense aux conséquences qu’elle a engendrées pour la suite. C’est un tout petit détail, une réaction d’ailleurs certainement inconsciente, un attitude incontrôlée, un réflexe bête – mais au bout d’une heure à parler de tout et de rien, il n’a pu s’empêcher de jeter des coups d’œil à sa montre.

Son contact saoudien a bien évidemment remarqué l’impatience du Français. Et la relation s’est immédiatement refroidie. La politesse n’était plus que de façade, le lien est devenu plus formel, plus protocolaire, pour sauver les apparences. Le Français a compris ultérieurement qu’il venait de commettre un grave impair : en faisant ainsi, il a envoyé le message implicite que son engagement dans la relation informelle n’était pas sincère, mais artificiel, forcé, voire hypocrite.

N’oublions jamais que lorsque nous sommes en présence de personnes habituées à bâtir un contexte commun extrêmement riche sur lequel édifier la relation interpersonnelle pour pouvoir ensuite aborder le sujet technique des échanges, tous gestes – aussi ténus soient-ils – et toutes paroles – aussi banales soient-elles – sont décodés, décryptés, interprétés dans un sens positif ou négatif pour la qualité de la relation. Cette construction commune prend du temps, le temps d’établir la confiance. Il est suicidaire de vouloir aller droit au but avec des cultures à contexte riche.

  • Pour prolonger

Je vous invite à consulter sur ce blog Le langage d’un homme vrai ou ’art de la conversation futile.

Cas 3 – Un Français et un Japonais

  • Situation

Il y a cinq ans, un Français reçoit un partenaire japonais pour un déjeuner d’affaires à Paris et l’invite dans un grand restaurant.

Arrive le moment fatidique de commander le vin. Le serveur dépose la carte des vins devant le Japonais qui reste de marbre, n’osant s’en saisir comme si elle lui brûlait les doigts. Cette attitude dissimule un profond malaise. Qui ne craint pas de commettre un impair au moment de choisir le vin ? Même un Français n’ouvre pas sans appréhension la carte des vins lorsqu’il est au restaurant avec un compatriote qu’il rencontre pour la première fois et dont il ignore si son expertise œnologique n’est pas largement supérieure à la sienne.

Dans le cas présent, le Français décrypte immédiatement le malaise du Japonais et adopte la bonne attitude. Il décide de faire comme s’il ne l’avais pas aperçu et s’empare de la carte, non pas pour délibérer seul sur le choix du vin afin de montrer à l’autre son goût affirmé et sa grande connaissance des cépages et millésimes, mais pour donner au Japonais l’occasion d’apprendre quelque chose.

  • Le détail interculturel

En effet, il sait combien les Japonais aiment apprendre, d’autant plus qu’une connaissance nouvelle permet de faire face à une situation incongrue pour eux, et d’éviter de perdre la face dans leur façon de réagir à cette situation. Alors, sans arrogance ni jugement, il explique clairement et simplement au Japonais comment on associe les vins et les mets en France, la différence entre vins rouges et vins blancs, et entre vins blancs secs et doux, etc.

Pour cela, il prend une feuille de papier et résume les points essentiels qui permettent d’affronter sereinement toute carte des vins. Le Japonais est très reconnaissant de cette attention, il pose peu de questions mais s’imprègne des explications et le repas se passe dans une ambiance extrêmement chaleureuse.

La suite de cette histoire est remarquable. Cinq ans plus tard, ce Français est amené à travailler de nouveau avec ce même Japonais pour un autre projet. Lorsque les deux se rencontrent, le Japonais sort de son portefeuille la liste de conseils donnés cinq ans plus tôt. Le papier est usé et jauni, mais précieusement conservé. Et le Japonais fait part de sa profonde gratitude au Français pour lui avoir sauvé la face lors de multiples occasions. Leur coopération a été admirable sur ce nouveau projet.

  • Pour prolonger

Je vous invite à consulter sur ce blog Alcool et relations professionnelles interculturelles.

Cas 4 – Un Français en Arabie saoudite

  • Situation

Un Français est responsable d’un important projet en Arabie saoudite. Les partenaires sont des institutionnels et des entreprises privées.

Le défi consiste à coordonner ces nombreux contacts et à se tenir au courant de l’état d’avancement des éléments du projet dont chacun a la charge. La difficulté est accrue par le fait qu’il n’est pas expatrié dans le pays. Il doit assurer ce suivi à distance, même s’il voyage très fréquemment dans le pays pour rencontrer les partenaires locaux.

Or, il appartient à un grand groupe qui a établi des normes et procédures extrêmement rigoureuses pour le suivi des projets. Concrètement, cela se manifeste par un document imposant que les responsables de projet doivent envoyer mensuellement à leurs partenaires afin qu’ils remplissent l’état d’avancement de la partie du projet dont ils assurent la mise en œuvre.

  • Le détail interculturel

Même s’il n’est pas expatrié en Arabie saoudite, ce Français connaît extrêmement bien les pays du Golfe. Il a une quinzaine d’années d’expérience dans la gestion de projet dans cette région du monde. Il sait qu’un document de quarante pages a peu de chance d’être lu, et s’il l’est, d’être rempli – et s’il est rempli, de l’être en temps et en heure. Il connaît l’aversion des Saoudiens pour ce mode de fonctionnement. Les normes et procédures de son entreprise ne sont clairement pas adaptées pour connaître l’état d’avancement d’un projet en Arabie saoudite.

Mais il faut bien suivre les règles et il envoie le document mensuellement, tout en sachant que le résultat risque fort bien d’être stérile. Cependant, parallèlement à cette démarche, il prend l’initiative de créer un document bien différent. Sur une grande feuille de format A1, il dessine un graphique représentant le projet et ses différentes phases.

Puis, il dépose un exemplaire du graphique chez chacun de ses partenaires saoudiens. Spontanément, ils l’affichent dans leur bureau et sont reconnaissants de cet effort de mise en forme visuelle de l’information. Ainsi, tous les partenaires ont en permanence sous les yeux le projet dans son ensemble et peuvent indiquer par téléphone ils en sont, à quel endroit du graphique ils se trouvent et vers ils se dirigent. C’est un moyen simple et efficace pour connaître l’avancement, d’identifier les points de blocage, de visualiser clairement les délais.

Côté français, l’information est en effet trop souvent présentée de façon conceptuelle – donc abstraite. Elle parle à ceux qui sont habitués à s’abstraire du réel pour spéculer intellectuellement. Cela ne veux pas dire que les Saoudiens sont stupides – mais que le processus qui engendre chez eux la spéculation intellectuelle ne part pas des mêmes fondements. La question du point de départ de la réflexion est ici essentielle.

Ce responsable de projet a compris qu’il devait utiliser le ressort de l’image et de la pensée analogique pour contrer les effets néfastes du concept et de la pensée théorique. Une fois l’ancrage visuel obtenu, les Saoudiens peuvent déployer leur spéculation afin de partager leurs points de vue, de développer un plan d’action et de proposer des idées nouvelles.

  • Pour prolonger

Je vous invite à consulter sur ce blog Le langage d’un homme vrai ou l’art de la conversation futile, ainsi que Le chant des Talibans: leçons afghanes sur l’interculturel.

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. Magnifique histoire Francais – Japonais. Très touchant, beau et presque émouvant. Je trouve un très bel exemple d’une rencontre interculturelle. D’autant plus avec une culture comme la japonaise – très différente des cultures occidentales.

    Également un bel cas de figure de la différence entre “l’abstraction intellectuelle française” et “l’approche analogique saoudiennes”. J’aurais même dit que les russes seraient sur la même longueur d’ondes que les saoudiens : “document de quarante pages a peu de chance d’être lu, et s’il l’est, d’être rempli – et s’il est rempli, de l’être en temps et en heure”.

  2. Jean Luc Martin

    Bonjour, même si je ne suis pas un commercial familier des salons de Dubaï ou un expatrié qui vit depuis dix ans dans un des pays du Golfe, la formation que j’ai reçue de la part de mes Anciens qui avaient servi au “Levant” ou en Afrique du nord alliée au fait que j’ai traîné mes guêtres (militaires) dans pas mal de pays musulmans m’incite à faire deux observations concernant le cas de l’Arabie saoudite :
    En premier lieu, s’agissant de l’importance à accorder aux préliminaires, rappelons qu’au delà du fait que cela permet de mieux connaître son interlocuteur, notamment sa psychologie, sa sensibilité, ses modes de raisonnement…, ceci contribue aussi et surtout à créer “l’ambiance heureuse et le climat magique” favorables à un entretien… voire indispensable pour parvenir à ses fins car comme le dit ce proverbe essentiel dans le monde arabo-musulman et que je ressors de mes tablettes : ” Avec une langue sucrée on tête aux mamelles de la lionne”…
    Un seconde remarque au sujet du mode de démonstration adopté par ce Français pour sa présentation : ne perdons jamais de vue qu’en règle générale le processus mental de nos interlocuteurs arabes ne met pas l’accent sur un cheminement logique, sur les relations de causalité dont nous sommes friands nous autres occidentaux… mais plutôt sur l’appréhension globale d’un ensemble parfaitement borné, au sein duquel on pourra ensuite effectuer des “aller-retours” pour traiter par le jeu des questions réponses les divers points de détail… tout en jaugeant au passage la sincérité et la pertinence de l’argumentaire d’un interlocuteur… Cette tournure d’esprit reflète sans doute la façon dont l’islam a façonné les processus mentaux, car à la différence de l’Occidental qui cherche à comprendre et à expliquer l’univers, le musulman est plutôt enclin à croire et à se soumettre sans faire preuve d’esprit critique… les choses de la vie devant être acceptées comme Dieu l’a voulu… Et comme le dit un proverbe essentiel “A Dieu il n’est pas demandé raison….”

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