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Perdre la face: une peur universelle?

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Situation : un téléphone éteint, un homme effacé

Il y a quelques années, je travaillais pour Accor Arabie saoudite, au siège du groupe basé à Djedda. Nous supervisions les projets de développement, alors nombreux en cette période de boom pétrolier. Le plus grand projet était également le plus grand projet hôtelier d’Accor dans le monde : le ZamZam Grand Suites à la Mecque, un paquebot de 1240 chambres et suites.

L’un des postes clés pour un tel lancement est celui de DRH. La complexité des procédures administratives, la multiplicité des postes offerts, la diversité des nationalités à recruter ainsi que la nécessité de se conformer à la législation en matière de « saoudisation » des emplois (quota minimal de Saoudiens à employer) exigent de trouver la perle rare et, surtout, de savoir la garder. Ce fut chose faite avec O., un Saoudien expérimenté et efficace.

Or, trois semaines après son recrutement comme DRH du ZamZam Grand Suites, O., visiblement tourmenté et furieux, se rend au siège du groupe et a une discussion très violente avec le directeur des opérations. Puis, il annonce tout de go : « Je démissionne. » Stupeur générale. Depuis son arrivée chez Accor, O. avait rapidement pris en main ses nombreux dossiers et s’était parfaitement intégré au sein de l’équipe de préouverture de l’hôtel. Quelques cafés et cigarettes plus tard, O. s’est calmé et a enfin expliqué la raison de sa décision soudaine.

La veille avait eu lieu une réunion dans le bureau du directeur des opérations. Arrivé un peu en avance, O. avait posé son téléphone portable sur une table basse, puis s’était absenté quelques instants. Le téléphone a sonné pendant son absence. Agacé, le directeur des opérations l’a éteint d’autorité, sans cependant le notifier à O. à son retour.

Le soir, O. reçoit un appel de sa mère, très en colère : « Pourquoi m’as-tu raccroché au nez ? » Je résume par cette question la teneur de cet appel qui, en réalité, a été bien plus long et véhément, la mère reprochant notamment au fils de lui avoir manqué de respect. O. n’en a pas dormi de la nuit. Le lendemain, il accuse le directeur des opérations de lui avoir manqué de respect en éteignant son téléphone et de lui avoir fait perdre la face auprès de sa mère. Sa décision est prise : il est prêt à perdre son travail pour retrouver sa face et le respect de sa mère.

Commentaire 1 : les réactions

Il est intéressant de noter les réactions des uns et des autres face à cette situation imprévue. Outre O. qui est donc saoudien, parmi les principaux protagonistes figurent le directeur des opérations qui est tunisien, le directeur de projet qui est français et le directeur du groupe Accor en Arabie qui est algérien.

Les Tunisiens, et de façon plus générale les Maghrébins, ne sont pas forcément bien considérés par les Saoudiens qui revendiquent une supériorité de statut et de fortune, ainsi qu’une authenticité plus grande en matière de religion et de langue arabe. La subordination hiérarchique d’un Saoudien par rapport à un Maghrébin est toujours délicate à gérer. Dans le cas présent, le directeur des opérations d’alors avait des difficultés à affirmer son autorité sur les Saoudiens et à supporter sa propre subordination à un Algérien très autoritaire. Il avait tendance à reporter la forte distance hiérarchique qu’il subissait sur ses propres subordonnés sans pour autant assumer frontalement cette distance.

Ainsi, agacé par la sonnerie d’un portable, il l’avait éteint d’autorité sans cependant en informer son propriétaire. Dans son esprit, c’était là une action certainement anecdotique, et justifiée par le fait que ce téléphone se trouvait dans son propre bureau, territoire d’exercice de plein droit de son autorité. Son erreur a été de ne pas assumer frontalement son acte en le notifiant. Il estimait peut-être pouvoir s’en dispenser par le fait du prince dont lui-même était victime avec son supérieur.

Le Français, directeur de projet, a eu – tout comme moi – la réaction de considérer le comportement d’O. comme un enfantillage. Etait-ce possible que cet homme d’une cinquantaine d’années puisse à ce point être encore sous l’emprise de sa mère ? Mais ce Français était rompu aux étrangetés culturelles, il avait dirigé des hôtels dans de nombreux pays et géré de multiples nationalités. C’est lui qui a permis de dénouer la situation.

Interlocuteur privilégié de l’équipe de préouverture du ZamZam Grand Suites, il savait en imposer par ses compétences sans pour autant creuser la distance hiérarchique avec ses subordonnés. Par ailleurs, il savait également que la meilleure arme pour dénouer les conflits est l’humour. Suite à une longue discussion informelle où il a évoqué ses rapports avec sa propre mère sur le ton humoristique et ramené O. à ses responsabilités au sein de ce projet considérable, O. s’est détendu et est revenu sur sa décision de démissionner. O. l’écoutait car il y avait avec ce Français à la fois un rapport d’égal à égal informel et une différence culturelle radicale, donc ni autoritarisme ni rivalité culturelle.

Commentaire 2 : les facteurs de vexation

En observant O., nous avions tous noté un mélange de théâtralité et de réelle émotion. O. criait et faisait de grands gestes de tragédien mais il tremblait d’émotion en évoquant la réaction de sa mère, au point d’en avoir les larmes aux yeux. En qualifiant entre nous d’enfantillage ce comportement, nous passions évidemment à côté du sens réel de l’humiliation ressentie par O. suite aux reproches de sa mère. Pour saisir ce sens, il est nécessaire d’en revenir au contexte culturel saoudien, et de façon plus générale à la notion de face.

La vexation du Saoudien comporte de multiples facteurs, qui sont par ordre croissant d’impact émotionnel :

1) Le fait que le directeur des opérations ait éteint d’autorité son téléphone. Précisons ici qu’il s’agissait du téléphone privé, et non du téléphone professionnel. Sans le savoir, le Tunisien a empiété sur l’espace privé du Saoudien. Notons que dans le cadre professionnel du Saoudien coexiste cette dimension privée, exprimée ici par le téléphone laissé dans le bureau du Tunisien. Cette coexistence est permanente en Arabie saoudite et implique un possible conflit de priorités entre une urgence professionnelle et une urgence privée, la seconde prenant très souvent le pas sur la première.

2) Le fait que le directeur des opérations n’ait pas notifié à O. qu’il avait éteint son téléphone. Outre le manque de respect ressenti par le Saoudien suite à cette initiative, celui-ci ressent également une forme de mépris pour l’autorité qui n’ose pas s’affirmer. Ce mépris vient inconsciemment renforcer les préjugés des Saoudiens à l’égard des Maghrébins. Voilà qui n’augure rien de bon pour la poursuite de la collaboration d’O. avec son supérieur hiérarchique. Par ailleurs, O. peut également interpréter le comportement du Tunisien comme une volonté de dissimuler son action.

3) Le fait d’avoir involontairement manqué de respect à sa mère. En Arabie saoudite, un homme, est d’abord et avant tout un fils. Le lien privilégié avec la mère ne s’affaiblit pas avec l’âge, bien au contraire. C’est un lien qui perdure, entraînant de nombreuses et impératives obligations du fils envers la mère. Par ailleurs, en expliquant la situation à sa mère (son téléphone a été éteint par quelqu’un d’autre) O. craint que sa mère ne l’imagine en situation de si grande subordination qu’il n’est même pas maître de son propre téléphone. Là, c’est son image auprès de sa mère en tant que directeur puissant et respecté qui est anéantie.

Commentaire 3 : la face, notion commune

On imagine aisément la suite : il fallait que le Saoudien fasse un drame autour de cette histoire. Il fallait qu’il montre aux autres combien il était blessé. En surface d’une émotion profonde, il y a donc une théâtralisation, une mise en scène de soi pour récupérer l’image de soi qui a été anéantie par une action en apparence anodine. Si le Saoudien a perdu la face, c’est qu’il a déchu de la représentation (au double sens d’image et d’interprétation) qu’il donne de lui-même en tant qu’homme respecté sur le plan social et bon fils sur le plan familial. La décision de démissionner n’est pas tant une réaction de colère face à l’outrage que le seul moyen de se prouver à lui-même et aux autres que celui qu’il est n’a pas déchu et de montrer à sa mère que celui qu’elle connaît reste le même.

L’action du Tunisien est comme un coup de couteau dans le jeu des représentations du Saoudien. J’ai déjà évoqué cette importance de la théâtralisation et de la mise en scène de soi, notamment en milieu professionnel (voir L’autre dimension cachée : la théâtralité, L’art du caméléon : enjeux culturels et L’impression de compétence ou d’autorité). Là où la notion de face intervient, c’est lorsque la représentation sociale qu’on donne de soi-même et l’identité individuelle ne font qu’un. Donc, lorsque le jeu social perd sa dimension de jeu et devient sérieux, si sérieux que la personne que l’on est en public devient la même que celle qu’on est en privé. Entre soi-même et son propre masque, il n’y a plus de distance.

La notion de face prend donc d’autant plus d’importance que l’appartenance au groupe devient prépondérante. La définition de soi devient entièrement relationnelle. La relation de soi à soi-même devient sociale (familiale, tribale, professionnelle, etc.). Ainsi, « perdre la face » n’est pas une peur uniquement chinoise mais une possible déchéance partout où l’on s’identifie avec la représentation de soi au sein d’un groupe d’appartenance.

Dans l’ouvrage Entreprises et vie quotidienne en Chine, Zheng Lihua, professeur de sociolinguistique l’Université des Etudes Etrangères de Guangong, a écrit un premier chapitre lumineux sur « la face des Chinois et la modernisation ». Après avoir rappelé la définition de la face par le sociologue Erving Goffmann (“la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier“), il propose de distinguer trois types de face chinoise :

  1. la réputation morale ou « qualité qu’un individu doit posséder pour être inséré dans une société » qui fait partie intégrante de la personnalité de l’homme.
  2. le prestige social que la société reconnaît à un individu ou « succès social lié à l’effort et à l’intelligence » qui constitue l’environnement de la personnalité de l’homme.
  3. le sentiment personnel issu d’une relation sociale ou « signe de l’établissement, du maintien ou de la rupture d’une relation interpersonnelle » qui est le fil conducteur de la relation de l’homme avec les autres.

Sans déraciner la notion de face de son contexte culturel chinois, il est néanmoins manifeste que ce phénomène informel déterminant l’image de soi et le rapport aux autres se retrouve dans de nombreuses autres cultures. Si la face saoudienne n’est pas la même que la face chinoise, c’est que le sens de l’appartenance au groupe n’est pas le même, avec de nombreuses variables, dont le rôle de la mère, la structure de la famille, l’influence de la religion, la conception de la tribu, du prestige et des obligations filiales. Le point de rencontre se situe dans l’importance majeure de l’appartenance au groupe.

Cette appartenance au groupe n’est pas le propre des cultures dites collectivistes. Même dans les pays aussi individualistes que les pays occidentaux, le groupe a son importance. Si la famille a bien moins de poids qu’en Chine ou en Arabie, les communautés (amis, collègues) restent très influentes dans la définition de soi. Or, l’individualisme en Occident n’a pas une aussi longue histoire que notre collectivisme : nous avons été longtemps aussi collectivistes que les Chinois ou les Saoudiens. L’individualisme occidental s’est développé sur les ruines de notre collectivisme. D’où la tension permanente entre l’affirmation de soi et la recherche du groupe, une tension menant souvent à la crise car l’appartenance à un groupe est vécue comme une aliénation de soi et l’isolement par rapport au groupe comme une solitude irrémédiable de soi avec soi-même.

Final: la tombe d’Eve

En tête de cet article figure une photographie du début du XXe siècle de la « tombe d’Eve ». Selon la légende, après la faute originelle, Adam et Eve auraient été exilés, Adam sur l’île de Ceylan, Eve en Arabie, à Djedda, dont le nom signifierait « grand-mère » en référence à ce souvenir ancestral. Légende ou pas, la tombe et l’édifice chrétien existent bel et bien. Le site était d’ailleurs l’objet de pèlerinages et prières de chrétiens venus de nombreux pays.

Désireux de préserver le caractère uniquement islamique de l’Arabie et de mettre fin à ces pratiques chrétiennes dans le port d’arrivée des pèlerins de la Mecque, le gouvernement saoudien aurait fait bétonner le site en 1975. Il existe toujours, aujourd’hui situé au cœur du quartier populaire d’Al Balad, derrière un mur d’enceintes gardé par des militaires.

Eve, mère de toutes les mères, serait donc enterrée là, à Djedda. D’où le relief particulier de l’anecdote racontée dans cet article où, dans le contexte culturel de l’Arabie, la mère, malgré son absence, tient le premier rôle.

Pour info – et le plaisir de ma propre représentation – sachez que c’est en rédigeant le récit de mes pérégrinations dans le quartier d’Al Balad à la recherche de la tombe d’Eve que j’ai tiré tous les fils d’un roman paru aux éditions de l’Olivier en 2009 : A travers sables.

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Quelques suggestions de lecture:

6 Comments

  1. a propos de Eve, ce n’est pas une exclusivité chretienne car les musulmans aussi croient en Eve et Adam, c’estt d’ailleurs mentionné dans le Coran. Si le gouvernement Saoudien ont fait bétonné le site c’est parce que la vision wahhabite de l’islam n’apprécie pas les visites répétées et systématiques des tombes des saints et prophètes, considéré comme une association envers Allah.

  2. Benjamin PELLETIER

    Bien d’accord avec vous sur ce point. Il y a là un hiatus entre la figure d’Eve revendiquée également par les musulmans et la figure d’Eve perçue comme menace politique par le gouvernement saoudien…

  3. Cynthia Le Joncour

    L’interdiction de visiter ce lieu ne correspond pas forcement a une menace politique, ni un extremisme religieux. Il faut bien se rappeler que la legislation saoudienne est basee sur la Shari’ah, la loi islamique. Or, s’il y a des “hadiths” permettant la visite des tombes, dans la foi islamique, des conditions tres specifiques y sont adjointes, afin que comme “avenger_plus” le souligne, le croyant ne tombe pas dans le polytheisme, ce qui en Islam est considere comme une grande mecreance.
    Le gouvernement cherche aussi le bien de son peuple qui n’est pas, loin s’en faut, toujours savant de sa propre religion.
    Il faut donc prendre en compte ces parametres afin de comprendre les raisons de telles ou telles decisions gouvernementales. Par ailleurs, le fait que cela soit veritablement la tombe d’Eve est un fait loin d’etre authentifie (raison de plus peut-etre pour fermer ce lieu a tout exces ou innovation.
    L’interculturel requiert aussi de tenter de comprendre les conditions de production historico-sociales d’un trait culturel/religieux (Abdallah-Pretceille, 2005), afin de parvenir a “comprendre (les) cultures comme elles se sont comprises elles-mêmes”(Detienne,2000).

  4. Benjamin PELLETIER

    Comme indiqué dans l’article, la part de légende est en effet indéniable, et il serait hasardeux de chercher à démêler le vrai et le faux dans cette histoire de tombe d’Eve. Cependant, il y aurait bien un édifice chrétien à cet emplacement. La puissance d’attraction du lieu semble toujours s’exercer, comme en témoigne un article de USA Today.
    – Je viens de retrouver le lien vers les très belles photographies de Jeddah de 1918 qui sont disponibles sur le site du Ministère français de culture, dont celle du “tombeau d’Eve”

  5. Bonjour Benjamin,
    “Le Paradis se trouve sous les pieds des mères”
    En lisant l’anecdote et l’analyse, le facteur religieux m’a semblé comme une évidence pour décrypter et expliquer la relation qu’entretiennent les musulmans – Et donc O.- avec la mère. Le statut de cette dernière, malgré son effacement total de la majorité des sociétés musulmanes dominées par les hommes, a été sacralisé par le hadith que je cite plus haut et attribué au prophète Mohamed. Nul musulman ne pourrait prétendre à la récompense divine ultime, à savoir l’accession au paradis, sans l’aval de sa mère – Sous-entendu avoir été irréprochable avec elle toute sa vie-.
    C’est un conditionnement comportemental induit par une croyance religieuse extrêmement forte et admise dans les sociétés musulmanes. O. en provoquant, malgré lui, le courroux de sa mère met en péril ce à quoi aspire tout musulman, la récompense divine suprême.

  6. Benjamin PELLETIER

    Oui, c’est un faisceau complexe de causalités…

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