Une immersion dans la « rétroaction précieuse »
C’est par cette belle expression que les Québécois traduisent ce que les anglophones appellent le « valuable feedback ». Faire preuve d’humilité, décentrer son regard, prendre le temps d’écouter l’autre, apprendre de ses expériences avec nous, identifier ses références et grilles de lecture, prendre du recul sur soi, ses repères et ses propres pratiques, identifier des facteurs bloquants et des leviers clés de la relation interculturelle, saisir et intégrer la complexité des interactions et, par suite, du monde, ce sont là certains des enjeux essentiels du recueil de témoignages qui vous est proposé ici.
Il s’agissait également des objectifs de travaux qui ont été menés par des groupes d’étudiants de la promo 1 des MBA Executive Management des Risques et Gestion de la Sûreté Globale (MARS) et Management de la Cybersécurité et Gouvernance des Systèmes d’Information (MACYB) de l’École de Guerre Économique (EGE) où j’enseigne la gestion des risques interculturels depuis près de quinze ans.
Chaque groupe devait mener trois entretiens avec des professionnels ayant eu une expérience de coopération avec les Français, en faire une transcription, puis une synthèse indiquant les éléments récurrents, les spécificités et les conseils pratiques qu’on peut en tirer pour les relations interculturelles entre Français et étrangers. Parmi les critères, il fallait que les personnes interviewées proviennent de trois pays différents, dont un pays non européen, et qu’il y ait au moins une femme interviewée.
Ces entretiens sont riches et passionnants à lire. Je remercie les étudiants pour leur implication et leur enthousiasme à effectuer ce travail inhabituel dans un contexte difficile (notamment du fait de la guerre en Ukraine : la disponibilité de nombreux contacts travaillant dans des secteurs sensibles étant problématique).
J’ai sélectionné des extraits de ces entretiens parmi plusieurs rapports. J’ai repris les témoignages les plus concrets et les plus récurrents sur la relation professionnelle avec les Français. Les notes en italiques, introductives à chaque partie, sont de mon fait. Par ailleurs, les prénoms ont été modifiés et tout élément contextuel permettant d’identifier l’organisation des personnes interviewées a été supprimé.
Enfin, en lisant ces témoignages, chacun doit garder à l’esprit qu’ils comprennent une part subjective évidente et qu’ils croisent pour la plupart trois dimensions : la personnalité, la culture professionnelle, l’influence de la culture d’origine. L’effet-miroir joue ici pleinement : on en apprend autant sur les Français que sur la personne interviewée, d’où des expériences contrastées, et parfois contradictoires. Ainsi, la distance hiérarchique en France semble très élevée pour une Israélienne habituée à des relations managériales plus horizontales, mais elle apparaît plus modérée pour une Marocaine ou un Franco-Sénégalais habitués à une plus grande verticalité au Maroc et au Sénégal.
Pour en faciliter l’exploration, les extraits sont organisés en neuf sections :
- La distance hiérarchique
- Les réunions
- La communication
- Rapport au travail
- Relation aux règles
- Rapport au risque et à l’incertitude
- Place de l’informel, vie professionnelle/vie privée
- Les Français et la diversité
- Qualités et influence positive des Français
* * *
1. La distance hiérarchique
Le pays de l’égalité et de la fraternité est aussi celui des statuts personnels et des structures verticales. Dans son ouvrage L’Étrangeté française publié en 2006, Philippe d’Iribarne décrivait bien cette complexité en expliquant que la France « vit dans une contradiction permanente », prise « dans une sorte de symbiose conflictuelle entre le désir de grandeur et l’idéal d’égalité ». Selon les références des personnes interviewées, c’est l’un ou l’autre de ces extrêmes qui les surprend dans la relation au contexte français.
Ilana (israélienne) : Le fonctionnement dans les entreprises est plus hiérarchique et moins libre par rapport aux entreprises israéliennes. En Israël, un jeune de vingt ans peut défier le chef d’entreprise. Je trouve cela assez impensable en France.
Sara (marocaine) : Sur la manière de s’organiser et de communiquer, c’est pareil que les Marocains pour les réunions. Cependant, c’est différent sur la relation. Au Maroc, les Marocains craignent leur hiérarchie et n’osent pas tout leur dire. Par exemple, on ne peut pas être en contradiction, ou alors il faut présenter avec respect son désaccord.
Dewi (indonésienne, vit en G-B) : À Singapour, les gens vont être plus hiérarchiques et montrer plus de supériorité même s’ils ne sont pas le manager, par exemple parce qu’ils sont dans un contexte de mentorat ou bien ils sont des experts.
Babacar (franco-sénégalais) : Les Français sont bien formés et savent s’exprimer devant la hiérarchie, ce qui est parfois différent au Sénégal, où le complexe du chef est plus marqué. Au Sénégal, l’autorité est acceptée naturellement, en France, c’est la concertation et le consensus qui permettent au groupe d’avancer, du moins dans le monde tertiaire où j’ai fait ma carrière.
Salma (tunisienne, vit en G-B depuis 20 ans) : Les Britanniques peuvent te faire progresser même si tu as un niveau académique assez faible. Tu peux commencer de zéro à arriver au top management. J’ai l’exemple d’une Anglaise qui n’a même pas le bac et est arrivée après dix ans au top management. Elle est bien éduquée, parle bien, elle maîtrise les codes sociaux. Même si elle fait un mauvais calcul, ce n’est pas grave, on lui passe. Elle a été formée par certains chefs pendant un an pour grimper les échelons. Je pense qu’un Français n’accepterait pas que quelqu’un sans diplôme arrive à ce niveau. Il y a la valeur des diplômes qui compte beaucoup pour les Français.
Kelly (américaine) : La hiérarchie est plus importante en France qu’aux États-Unis. En France, un auditeur junior ou expérimenté va très rarement présenter un sujet ou des conclusions à un associé, mais c’est un manager qui fera le relai. Cette distance hiérarchique peut créer au sein des équipes un sentiment de manque de considération de la part de l’équipe managériale.
Alexandre (libanais) : Je ne m’attendais pas à une vision RH du monde du travail où l’on ne fait pas confiance aux salariés. J’ai dû apprendre comment la hiérarchie française fonctionne : il me semble que le « non » n’est pas apprécié. Je trouve que beaucoup de sociétés s’attendent à ce que leurs salariés fassent ce qu’on leur dit d’une façon bête et méchante. Cela ne me paraît pas du tout productif.
Salma (tunisienne, vit en G-B depuis 20 ans) : Quand le chef [français] arrive, il ne nous dit pas bonjour mais quand il entre dans une salle où se trouvent d’autres chefs, il salue tout le monde, demande comment ils vont… Le rapport hiérarchique en Angleterre est différent, il est beaucoup moins marqué que chez les Français dans la manière de gérer les interactions sociales, pas côté salaire.
Babacar (franco-sénégalais) : En France, il faut regarder droit dans les yeux, mais c’est mal perçu au Sénégal. Ici c’est l’inverse, il faut plutôt regarder ses chaussures lorsqu’on parle à un aîné !
2. Les réunions
Quelles que soient les références et les habitudes des personnes interviewées, on rencontre une unanimité sur les réunions à la française : mal préparées, trop longues, bavardes, peu disciplinées, pas assez pragmatiques, elles constituent un vrai point de blocage dans la relation professionnelle. Il en résulte entre Français et étrangers un tempo décalé pour la prise de décision et le lancement de l’action.
La distance hiérarchique n’est pas seule en cause. Il faut certainement lui ajouter la nécessité de convaincre longuement (cf. section 3) et le rapport au risque et à l’incertitude (cf. section 6). Avant de lancer un projet ensemble, Français et étrangers auraient tout intérêt à définir règles et pratiques communes pour des réunions efficaces (voir par exemple Réunions interculturelles: 10 bonnes pratiques pour réduire les malentendus).
Ana (roumaine) : En France, il y a beaucoup de réunions avec parfois un but pas clair. On parle beaucoup avant d’agir et chacun donne un peu son avis. Ils prennent un temps important de préparation avant d’agir.
Derek (britannique) : Les réunions sont moins structurées qu’en Grande-Bretagne et la barrière de la langue est gênante, les Français n’étant pas à l’aise ou au niveau pour s’exprimer en anglais et le français étant une langue complexe à maîtriser pour un Britannique.
Silvia (roumaine) : Ce que j’ai remarqué le plus au cours des réunions, c’est qu’elles pouvaient partir sur des débats qui empêchent souvent la prise de décision.
Alexandre (libanais) : Les Français sont très orientés activité mais pas résultats. Combien de fois, j’ai été dans des réunions pour valider des affaires de 40k euros et il y avait 35 personnes dans cette réunion !
Daniel (suisse) : Les réunions sont mal préparées, chaotiques, alors que la culture des gens de la sûreté [domaine de Daniel] est plutôt militaire.
Babacar (franco-sénégalais) : On passe beaucoup de temps en réunion à discuter de tout et rien. Parfois pour se mettre d’accord sur une virgule !
Kelly (américaine) : En France, les réunions ont toujours du retard. Aux États-Unis, on fait des réunions tout le temps. En France, la fréquence n’est pas aussi importante mais les sujets ne sont pas suffisamment préparés en amont. Il faut souvent replanifier une réunion pour prendre une décision, et certaines informations ne sont partagées au client que très tard (comme les conclusions, par exemple).
Christine (belge) : Je note un manque de ponctualité pour le début des réunions ou dans le respect du temps imparti aux débats.
3. La communication
Les Français se perçoivent souvent comme assez directs dans leur communication, « francs du collier », n’y allant « pas par quatre chemins », dit-on. Vantant la liberté d’expression et revendiquant leur côté râleur, ils disent ce qu’ils pensent. Certes, mais… il faut aussi savoir y mettre les formes, trouver la bonne manière de dire, être capable à l’oral et à l’écrit d’ajuster son niveau de langue selon les personnes, les statuts, le contexte. Et ainsi, ils mêlent sans s’en rendre compte le direct et l’indirect, l’explicite et l’implicite, la franchise et l’allusif. Un vrai casse-tête pour de nombreux étrangers…
Leur tendance à privilégier l’approche théorique a, elle aussi, deux versants : d’un côté, les Français savent se montrer pédagogues et convaincants ; d’un autre côté, leur goût pour le débat peut les faire dériver vers des discussions sans fin ou sans lien avec l’ordre du jour. De leur point de vue, c’est une marque d’engagement. Pour de nombreux étrangers, c’est un signe de confusion, voire de désengagement, sur le plan pratique.
Salma (tunisienne, vit en G-B) : J’ai été étonnée de la faible maîtrise de la langue anglaise. Notre chef ne parle pas bien anglais du tout, personne ne comprend ce qu’il dit pendant les réunions. Mais il s’en fiche, ça ne le bloque pas, ça ne lui enlève pas sa confiance en lui.
Christine (belge) : Je constate que les Français ont du mal à s’exprimer dans une autre langue que la leur. C’est sans doute dû à de la gêne ou à un manque de formation. Néanmoins, mes correspondants français savent s’exprimer de manière convaincante et faire valoir leur point de vue.
Julia (espagnole) : Les Français sont moins directs. En Espagne, je pense qu’on dit les choses plus clairement. À mon avis, ils font plus attention aux apparences et à la hiérarchie. L’usage de la langue, la manière de présenter les sujets et les argumentations sont plus élaborés en France. Parfois, même si le contenu est le même, ils font plus attention à la forme qu’en Espagne.
Ilana (israélienne) : Les Français sont moins directs. Par exemple, ils ne vont pas dire « ce n’est pas possible », mais « ça va être compliqué ». Avant, je comprenais ça comme « ça va être compliqué mais on va essayer », tandis que maintenant je sais que ça veut dire « non, ça ne vaut pas la peine d’essayer ».
Ana (roumaine) : Les Français sont plus bavards, se plaignent plus au travail, sont moins disciplinés que les Roumains. Ils parlent beaucoup mais les discours sont bien construits et ils tentent de convaincre les autres. Ils sont persuadés d’avoir raison.
Kelly (américaine) : En France, la communication manque parfois un peu de franchise, surtout lorsqu’il s’agit d’annoncer une mauvaise nouvelle. Les Américains ont tendance à être plus frontaux et à moins tourner autour du pot.
Ilana (israélienne) : Les Français coupent la parole de leurs interlocuteurs beaucoup plus rarement que les Israéliens, et ils s’attendent aussi d’être écoutés jusqu’à la fin quand c’est à eux de parler. Les Français haussent plus rarement la voix que les Israéliens lors des réunions, le mécontentement va passer par les formules plus polies et moins explicites. Par contre, si un Français a haussé la voix, ça aura beaucoup plus d’impacts que si un Israélien l’a fait. Pour nous, hausser la voix c’est juste une manière de communiquer, alors que les Français vont considérer ça comme un manque de respect ou d’éducation.
4. Rapport au travail
Les dimensions précédentes s’additionnent pour éclairer notre rapport au travail. Il y a un lien entre le présentéisme et la distance hiérarchique, tout comme entre les réunions mal organisées et une faible culture du résultat. Kelly, réagissant par rapport à ses repères américains, perçoit avec beaucoup d’acuité ce manque de pragmatisme français (autre effet-miroir significatif : la Marocaine perçoit une organisation plus efficace et une meilleure gestion du temps en France qu’au Maroc). Mais elle ajoute une dimension essentielle : la nécessité pour un manager de donner du sens à l’action, d’expliquer le « pourquoi » avant d’aller dans le « comment », de prendre le temps de convaincre et d’argumenter pour impliquer ses équipes.
Le centre de gravité de l’engagement professionnel étant plus sur le pourquoi que sur le comment, cela peut en partie expliquer que nous fassions peu de retour sur cette dernière dimension, autrement que pour pointer ce qui ne va pas.
Kelly (américaine) : Les Français vont prendre le temps d’expliquer les directives mais pas assez l’attendu ou l’objectif du travail à réaliser.
Daniel (suisse) : La culture du présentéisme est importante en France. On n’aime pas quitter le bureau avant son chef, cela pourrait être mal vu. En Suisse, on arrive plus tôt et on part plus tôt, et l’organisation est plus cadrée.
Kelly (américaine) : J’ai vraiment eu l’impression qu’il fallait convaincre les équipes de travailler, de faire des efforts afin que tout le monde soit motivé. En France, les exécutants ont plus besoin de voir le sens de ce qu’ils font et pourquoi ils vont passer des heures à travailler.
Sara (marocaine) : Les Français sont plus organisés sur la gestion du temps que nous et respectent plus les horaires.
Kelly (américaine) : Aux États-Unis, si un effort particulier est à fournir pour un travail, les auditeurs juniors ou expérimentés vont le faire sans poser de question, ni savoir pour qui ils le font. En France, les équipes sont enclines à travailler plus si elles s’entendent bien avec leur hiérarchie. J’ai même entendu un membre de mon équipe me dire : « Puisque c’est toi qui me le demandes, je veux bien partir plus tard du travail et faire des contrôles qui n’étaient pas prévus initialement ». C’est parce que j’avais des bonnes relations avec mes équipes. L’effort supplémentaire est vu comme une marque de respect vis-à-vis de sa hiérarchie.
Julia (espagnole) : Je les trouve assez centrés sur eux … Quant à apprécier le travail des autres : non, ils n’en sont pas capables. Je n’ai pas eu de compliments voire de simples remerciements. Ils n’ont pas cherché à savoir si je travaillais ainsi en Espagne. Je devais être dans le même moule qu’eux.
Kelly (américaine) : Je n’ai pas eu assez de feedback de la part de mes équipes. Je trouve que les clients ne font pas assez de feedback non plus, comparés aux US. Les feedbacks en France sont plus politiques qu’aux États-Unis et permettent moins de progresser. Il y a beaucoup moins d’axes de progression dans les feedbacks français que dans les feedbacks américains. La formation et le coaching des collaborateurs ne sont pas au niveau des États-Unis.
5. Relation aux règles
Voilà un sujet de grande perplexité pour de nombreux étrangers ! D’un côté, ils constatent une présence massive des règles, règlementations et autres procédures, auxquelles il faut officiellement et formellement obéir ; d’un autre côté, ils ont des partenaires français qui peuvent les appliquer contextuellement et non strictement, voire qui s’en affranchissent à certains moments et dans certaines situations.
Il y a une immense part d’implicite dans notre rapport aux règles, aussi bien dans la société française que dans une entreprise spécifique. Mais comment la décrypter ? Comment maintenir la confiance envers ces Français qui peuvent parfois ne pas respecter ces règles qu’ils imposent aux autres ? Voilà un sujet majeur de malentendus, rarement traité en formation interculturelle car on touche à des tabous internes à l’organisation.
Pour mieux comprendre les raisons culturelles de notre rapport aux règles et faire le lien avec les questions de sûreté, je vous invite à lire le formidable travail réalisé par un groupe d’étudiants de l’École des Ponts : Les Français ont-ils une relation contextuelle aux règles ? Exploration à partir du cas de l’accident d’Eckwersheim.
Ana (roumaine) : Les Français ont tendance à discuter les ordres ou à les adapter.
Kelly (américaine) : En France, les procédures et les bonnes pratiques sont adaptées selon les envies. Par exemple, il est interdit de prendre un café au niveau des open space ou à son bureau. Donc les équipes vont passer 30 minutes à la cafétéria au lieu de prendre un café pendant 5 min. Les Français vont avoir tendance à suivre certaines règles à outrance si elles les arrangent. Au contraire, il est parfois demandé de faire l’inverse de ce qui est prévu dans la procédure et il faut l’appliquer sans discuter !
Paul (britannique) : Les Français sont très à cheval sur le respect de la réglementation et des normes. Ils se retranchent d’ailleurs souvent derrière ces arguments pour ne pas faire certaines choses. Mes correspondants sont consciencieux et respectueux des délais, mais aussi de leurs horaires de bureau, si vous voyez ce que je veux dire. Les Français savent aussi se montrer indisciplinés et critiques envers leurs chefs.
Kelly (américaine) : Aux États-Unis, la tenue des dates butoir est un enjeu important qu’il ne faut pas négliger. En France, une date a souvent tendance à être repoussée. Selon moi, c’est dû à un manque de discipline car on sait que l’équipe qui attend nos résultats d’audit nous a communiqué une date bien antérieure à la « vraie » date. Lorsque cette situation est connue, on sait que l’équipe dispose de plusieurs jours supplémentaires par rapport à la date butoir communiquée.
6. Rapport au risque et à l’incertitude
Si les témoignages ci-dessous sont limités en nombre et en diversité (points de vue britannique et américain), ils doivent être lus en continuité avec ceux des sections précédentes pour éclairer notre rapport au risque et à l’incertitude.
Bien des étrangers ressentent en effet un besoin de sécurisation chez leurs partenaires français, qui ralentit la prise de décision et le lancement de l’action. Voilà qui peut se traduire par une exploration en amont très exigeante et un amoncellement d’informations avant la prise de décision. En arrière-plan de ce phénomène peut tourner également à plein régime la crainte de l’erreur (sujet non mentionné ci-dessous) pour expliquer ce retard à l’allumage par rapport à d’autres partenaires.
Salma (tunisienne, vit en G-B depuis 20 ans) : J’ai aussi compris que les Français n’aiment pas le risque. Donc ils nous envoient le business ici [en Grande-Bretagne] pour qu’on prenne des risques !
John (britannique, vit à Dubaï) : Les Français avec lesquels j’ai travaillé supportaient très bien le stress, mais ils manquaient de cette capacité de décision qu’ont les Britanniques.
Salma (tunisienne, vit en G-B depuis 20 ans) : Les Français sont forts en théorie, ils font des cahiers des charges pendant cinq ans et l’action n’est pas encore lancée. Par contre, les Anglais prennent le risque, les Français non.
Kelly (américaine) : En France, il y a un vrai manque de prévoyance. Les superviseurs vont attendre de savoir qui va intervenir sur la mission, d’avoir les meilleurs auditeurs et la meilleure organisation avant de se prononcer et de booker les plannings. Cela mène à des situations d’urgence et d’arbitrage, car tout le monde se prononce très tard.
7. Place de l’informel, vie professionnelle/vie privée
Avec d’un côté le mélange de formel et d’informel au travail et, d’un autre côté, la séparation entre vie professionnelle et vie privée, nous retrouvons ici une ambiguïté déroutante pour de nombreux étrangers. Ceux qui priorisent la tâche et l’action apprécient notre formalisme mais ne sont pas à l’aise avec l’irruption de sujets et relations non professionnels durant la journée de travail ; ceux qui sont sensibles aux liens interpersonnels apprécient la dimension chaleureuse de la relation mais ont du mal à comprendre pourquoi cette relation cesse en dehors des horaires et périodes de travail.
Ilana (israélienne) : Avec les Français, tout est assez formalisé par rapport à ce que je connaissais. Mais en même temps, il y a quand même beaucoup de liberté et de flexibilité. Surtout si on apprend à connaître la personne avec laquelle on travaille. Je pense que les Français veulent paraître formels, mais qu’ils sont, heureusement pour moi, assez flexibles et ouverts.
Kelly (américaine) : En France, les salariés font beaucoup plus attention à l’équilibre vie professionnelle/vie privée et consacrent plus de temps à des activités personnelles. Aux États-Unis, on est surpris quand on sait que des équipes en France prennent des vacances alors qu’un audit n’est pas terminé et que l’on est encore en saison haute.
Ilana (israélienne) : Ce qui m’étonne le plus, ce sont les vacances et que le temps entre midi et deux, c’est sacré. Ce n’est pas comme ça dans la culture Israélienne.
Silvia (roumaine) : On ne peut pas positionner de réunions entre 12h et 14h, ce qui peut être compliqué pour trouver un créneau de disponible pour tout le monde.
Kelly (américaine) : Le temps de travail est bien protégé en France, les équipes respectent les 8h quotidiennes. Aux États-Unis, la priorité est donnée aux résultats, ce qui peut engranger de nombreuses heures de travail au détriment de la vie personnelle. En France, certains sujets très urgents peuvent être repoussés. Les équipes trouvent une solution pour se protéger et proposer des conclusions partielles, par exemple.
Paula (espagnole) : Le Français reste plus distant, il observe plus de temps avant de faire un rapprochement.
Adamou (nigérien) : Les Français sont impatients, trop pressés, trop respectueux des horaires, trop respectueux des règlements, obsédés par le détail, l’outil informatique (mail) et les lourdeurs administratives. Les relations interpersonnelles avec eux sont moins importantes qu’avec des Nigériens, car « les Blancs ont une montre mais jamais le temps » !
Dewi (indonésienne, vit en G-B) : Nous avons remarqué quelque chose : les Français n’allument presque jamais leur caméra pendant une réunion Teams. Je ne sais pas si cela dit quelque chose sur la culture de travail à la française, mais je l’ai remarqué.
Sara (marocaine) : Je voyais des comportements bizarres, par exemple, mes collègues lors des pauses parlaient des collègues absents, je restais neutre de mon côté et je ne disais rien et cela a affecté ma relation au quotidien avec le groupe. Pour eux, c’était étrange que je ne « casse » pas mes collègues.
8. Les Français et la diversité
Les témoignages sur ce sujet ne sont pas flatteurs. Alors que la plupart des entreprises se sont internationalisées et que leur environnement, devenu à la fois plus riche et plus incertain, exige des équipes capables de croiser les grilles de lecture pour manœuvrer dans cette complexité, on constate de réels blocages pour valoriser la diversité des formations, des parcours et des origines. Si nous sommes peu efficaces pour pratiquer l’interculturalité sur le plan national, nous le serons également sur le plan international. Pour quelques pistes d’explication, je vous invite à lire L’illusion aculturelle.
Daniel (suisse) : Il y a un manque d’écoute des personnes ayant un vécu différent de celles représentées en majorité. On m’a fait venir dans une entreprise française mais au final on valorise peu mon regard qui devrait apporter un plus. Les supérieurs se reposent beaucoup sur leur vécu, le passé, et donc leur cadre de référence. Les Français n’accordent pas assez de valeur aux points de vue de ceux qui ne sont pas issus de la même formation qu’eux. D’une certaine façon, les Français sous-utilisent les qualités des autres en pareil cas, ce qui est paradoxal car on était venu me chercher pour cela.
Kelly (américaine) : Il y a une vraie hiérarchie entre écoles et universités. C’est très surprenant que certains bons profils ne soient même pas contactés parce qu’ils ne viennent pas d’une école ciblée par l’entreprise. Aux États-Unis, une entreprise va évaluer le niveau d’un candidat en consultant son GPA [Grade Point Average, note moyenne durant les études] et le type d’études, mais pas uniquement l’école.
Ilana (israélienne) : Je suis aussi très étonnée par le fait que, quand les Français recrutent quelqu’un, même avec vingt ans d’expérience, ils vont tout d’abord poser une question sur son parcours universitaire.
Salma (tunisienne, vit en G-B depuis 20 ans) : Les Britanniques savent comment sont les Français par rapport à leur façon de traiter les minorités. Par exemple, l’un de mes collègues est parti en vacances à Paris. Il était dans un café et à côté il y avait un groupe de personnes noires. Des policiers sont arrivés et se sont comportés de manière très brusque avec elles, alors qu’elles n’avaient rien fait. Mon collègue a demandé au policier pourquoi ils se comportaient comme ça. Ils ont répondu que ça ne le regardait pas. En fait, les Français aime que le monde s’adapte à leur monde. Ça ne veut pas dire que les Britanniques aiment les étrangers. Mais ils ont une politesse et un sens de la diplomatie fortes.
Adamou (nigérien) : Les Français [en Afrique] ont toujours dans leur stratégie et leur comportement une philosophie de colonisation.
Salma (tunisienne, vit en G-B depuis 20 ans) : Comme je travaille dans une entreprise internationale, ils ont mis en place un guide « Ethnicité, inclusion, diversité » qui explique comment il faut se comporter avec les autres, qui ne partagent pas forcément les mêmes codes culturels, avec dignité. Ici, ils essaient de l’appliquer. Mais, j’ai quand même l’impression que la vision française sur ces questions reste dans la tête.
9. Qualités et influence positive des Français
Les témoignages ci-dessous recoupent ceux que j’ai recueillis durant plus de douze années de formations interculturelles. Rigueur, compétence, culture générale, convivialité sont généralement saluées par les étrangers travaillant avec les Français. Nombre d’entre eux jalousent notre capacité à équilibrer vie professionnelle/vie privée. Beaucoup s’interrogent sur le secret de notre performance alors qu’ils passent plus de temps au travail ou planifient mieux l’action que leurs partenaires français. Certains finissent même par se « franciser », modifiant leurs propres repères pour intégrer le meilleur de nos pratiques.
John (britannique, vit à Dubaï) : La socialisation, c’était vraiment ce que j’ai le plus apprécié avec mes collègues français. J’ai aimé ces moments avec eux, ils montraient une dimension positive de leur personnalité, différente de celle qu’ils avaient au bureau.
Alexandre (libanais) : Une qualité qui m’a marqué ? Je dirais la rigueur. Dans mon équipe, la plupart des personnes avec lesquelles j’ai travaillé étaient diplômées de grandes écoles d’ingénieurs. Donc toujours très rigoureuses techniquement. La compétence aussi. La plupart des personnes avec lesquelles je travaille sont ultra-compétentes. Ce n’est pas forcément le cas ailleurs, même dans les sociétés les plus sérieuses. Les Français ont aussi un sens du devoir accru et tiennent à l’équité dans les équipes.
Julia (espagnole) : J’aime bien l’attention qu’ils donnent à la forme. J’admire les formules de politesse qu’ils utilisent, même si elles ne sont que des formules.
Ana (roumaine) : Je suis devenue fan des réunions préparatoires et des moments de cohésion !
Daniel (suisse) : J’ai noté une culture générale exceptionnelle et j’apprécie l’art de vivre et travailler ensemble, incluant des moments de convivialité.
Paul (britannique) : Nous critiquons beaucoup le travail réalisé, mais sommes impressionnés par les résultats alors que vous semblez moins travailler que nous et sans réelle méthode clairement définie. Cela nous étonne et nous dépasse, nous rendant parfois un peu jaloux et, bien sûr, encore plus critiques !
Kelly (américaine) : J’essaie de plus protéger ma vie personnelle, en mettant des barrières. Je me force à dire stop lorsque je ne peux pas faire une nocturne car j’ai un programme de prévu pour le soir (sport, sortie…) alors qu’avant mon séjour à Paris j’aurais annulé mes plans. J’ai appris à repousser certains sujets au lendemain lorsque la priorité le permet. Ma famille me dit que je soupire beaucoup plus depuis que je suis revenue de France ! Pfff…
Pour prolonger l’exploration de cette thématique, je vous invite à consulter également :
- Travailler avec les Français: témoignages de 22 étrangers venant de 19 pays
- Travailler avec les Français : des Indiens témoignent
- Turbulences interculturelles chez Air France KLM : les employés témoignent
- Working with the French : feedback from the field
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Quelques suggestions de lecture:
- L’interculturel à travers l’histoire : 5 articles à lire à la plage ou… au bureau
- L’absurde lucidité de certaines entreprises sur leurs défaillances interculturelles
- Travailler avec les Français : des Indiens témoignent
- Comment les étrangers perçoivent-ils leurs partenaires français ? (intervention au colloque des CCE)
- L’effet de surprise, ennemi de la communication interculturelle
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