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Deux illustrations du lien d’appartenance au groupe dans les cultures collectivistes

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Trouver le point commun (L’Arabe du futur, Riad Sattouf)

J’ai lu avec grand plaisir les deux tomes de l’autobiographie dessinée de Riad Sattouf. L’Arabe du futur raconte l’enfance du dessinateur en Syrie au début des années 80. Le deuxième tome se déroule en 1984-1985, période où le petit Riad découvre l’école syrienne, ainsi que la vie sociale et familiale sous le règne de Hafez el-Assad. Au-delà de l’expérience personnelle de Riad Sattouf, c’est un témoignage précieux sur un environnement méconnu.

A la page 82 de ce deuxième tome, il y a une scène qui a particulièrement attiré mon attention car elle décrit très bien l’importance que constitue le lien d’appartenance dans les cultures où le groupe prédomine sur l’individu. Le père de Riad se met en quête d’un magnétoscope. Nous sommes dans le contexte d’une économie de la pénurie où l’informel et le marché noir prédominent. Accompagné de son fils, le père de Riad se dirige vers « le coin des taxis » :

Sattouf 6

Le père de Riad croise un type au hasard, Salut cousin. Les rapports sociaux sont déterminés par la grille de lecture de la famille, le degré de parenté indiquant l’éloignement ou la proximité entre deux personnes, même si elles ne sont pas de la même famille biologique. Ici, l’appellation familiale renvoie simplement à l’idée d’une communauté plus ou moins large : les « Arabes », les « Syriens », les « gens de la région », les « habitants de la même ville » : il y a entre ces personnes un point commun, et donc un lien familial symbolique.

Mais quand un autre type s’approche du père de Riad, il s’annonce par Salut mon frère. Le lien se rapproche. Cet autre type a dû percevoir que le père de Riad cherchait autre chose que de la lessive et se propose d’entrer en contact en supposant un lien d’intérêt plus fort entre eux. Chacun se présente par son nom, mais cela ne suffit pas à établir la relation. Il faut trouver un point commun :

Editions Allary, ©Riad Sattouf
Editions Allary, ©Riad Sattouf

« Ils ont discuté jusqu’à ce qu’ils se trouvent une connaissance commune » : voilà une remarque essentielle pour comprendre que la palabre n’est pas une vaine dépense de salive mais un moment de socialisation où deux inconnus, tels une prise et le courant électrique cherchant à se connecter, discutent longuement pour trouver un point commun. Ce n’est qu’à partir de là qu’il pourra y avoir un espoir d’aborder l’objet précis de la rencontre (la transaction autour du magnétoscope).

Ensuite, Riad Sattouf montre les deux hommes en train d’échanger une cigarette, puis de fumer ensemble. La discussion continue sur le mode indirect : « Tu aimes les films ? Mon ami m’a dit que tu aimais les films… » On ne parle toujours pas de l’objet de la rencontre, on l’aborde peu à peu. Cet intérêt du vendeur concernant les goûts de Riad n’est pas à prendre au premier degré. Encore une fois, c’est une façon d’établir le lien et d’aborder indirectement les choses. J’ai évoqué ce phénomène dans un autre article en parlant d’étiquette de la simulation.

Enfin, le père de Riad en vient à l’objet de la rencontre mais l’aborde là aussi indirectement : « Oui, j’adore ça, mais je n’ai pas de magnétoscope. » Sur la planche suivante, on verra le vendeur montrer à présent le matériel qu’il peut proposer. Pour en arriver là, il aura fallu prendre son temps, le temps de trouver une connaissance commune, d’échanger une cigarette et de fumer ensemble, le temps d’aborder le sujet étape par étape.

Il faut prendre en compte que cette communication indirecte est accentuée par le fait que nous avons affaire ici à un vendeur à la sauvette dans un pays dictatorial. Mais justement, ce contexte particulier permet de rendre saillante la nécessaire socialisation avant de parler d’affaires. Il s’agit de créer la confiance, et celle-ci ne s’obtient que sur la base de la recherche et de la découverte de points communs entre les deux hommes.

Dans les formations interculturelles sur le contexte des pays du Golfe, je dois insister très fortement pour que les participants ne s’en tiennent pas à une relation strictement professionnelle ou technique avec leurs partenaires locaux. Pour beaucoup, ce temps de socialisation est une perte de temps professionnel et ils voudraient aller droit au but. Or, en allant droit au but sans produire de points communs, combien de temps perdent-ils au final lorsque les projets s’enlisent par absence de confiance ?

Multiplier les groupes d’appartenance (La Corée, Won-bok Rhie)

La Corée de Won-bok Rhie, ou Korea Unmasked dans sa version anglaise, n’est pas à proprement parler une bande dessinée ni un essai sur la culture coréenne, mais l’ouvrage tient un peu des deux. Chacune de ses vignettes apporte une information, souvent avec humour. En cela, il est tout à fait caractéristique de ce talent qu’ont les Coréens de produire des livres à la fois grands publics et porteurs d’un important contenu informationnel. Au passage, on peut noter une approche moins complexée qu’en France concernant le lien entre divertissement et savoir.

Dans l’ouvrage de Won-bok Rhie, on trouve plusieurs pages consacrées à l’importance du groupe dans la société coréenne. L’auteur prend le soin d’expliquer le lien complexe qu’entretiennent les Coréens avec, d’une part, une structure sociale extrêmement verticale et, d’autre part, le besoin de relations horizontales entre pairs ou membres d’un même groupe.

D’une certaine manière, on peut dire que la dureté des relations hiérarchiques entraîne proportionnellement l’entraide et la solidarité au sein de communautés d’appartenance. Et plus on appartient à de nombreux groupes, plus se multiplient les possibilités d’entraide et de solidarité, de telle sorte que deux Coréens en relation verticale (l’un plus âgé que l’autre ou de différents statuts) vont entrer en relation horizontale s’ils identifient un point commun lié à l’appartenance à un groupe partagé par les deux. Voilà qui incite les Coréens à faire partie de nombreux groupes. Won-bok Rhie illustre ce phénomène par une vignette qu’on trouve à la page 133 de son ouvrage :

Gimm-Young Publishers, Inc. ©Won-bok Rhie
Gimm-Young Publishers, Inc. ©Won-bok Rhie

Autrement dit, ce qui était informel dans le cas de Riad Sattouf, est ici formalisé, organisé, et même ritualisé à travers des rencontres régulières, sites internet, événements récurrents. Il n’y a là rien d’exceptionnel en soi : les associations d’anciens élèves sont également très actives en Occident pour entretenir le lien entre leurs membres, la cooptation de personnes fréquentant les mêmes clubs et associations est un phénomène fréquent, le réseau personnel compte pour beaucoup dans le devenir de chacun, etc.

Mais ce qui est remarquable ici, c’est l’intensité et le nombre de groupes en jeu, et surtout la nécessité sociale imposée par des relations extrêmement verticales et une hypercompétition entre individus. Les Coréens ont également développé un style de communication adapté et toute une série de valeurs pour organiser des relations harmonieuses au sein de leurs groupes d’appartenance, ce qui nous échappe dans les cultures plus individualistes.

Comme dans le contexte arabe, il sera essentiel de parvenir à identifier ou à créer un point commun minimal pour établir un lien, et construire la confiance. Voilà qui demande du temps, de l’engagement et une certaine souplesse pour ne pas s’en tenir uniquement au contenu technique de la collaboration. Sans ce point commun, nous serons toujours perçus comme pure extériorité, c’est-à-dire sans visage ni contenu sur lesquels greffer la relation.

Je remercie vivement les éditions Allary (L’Arabe du futur) et Gimm-Young (La Corée) de m’avoir aimablement envoyé les illustrations de cet article et autorisé à les reproduire.

Pour prolonger sur le sujet, je vous invite à consulter:

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