Afrique, Analyses, Communication, Gastronomie, Nigeria

3 anecdotes interculturelles – (2) Le dégoût des autres

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L’histoire qui suit a été rapportée par Yves Mouvy, Directeur des Systèmes d’Information et du Numérique au SMD3. Yves fait partie de la promo MARS-MACYB de l’École de Guerre Économique (EGE) à laquelle j’ai demandé de recueillir et analyser des cas d’enjeux interculturels professionnels (voir les détails du contexte en introduction de l’histoire précédente, L’art de savoir refuser). Il a accepté que son récit soit partagé ici et je l’en remercie.

Vous verrez que l’histoire qu’il nous confie renvoie en termes de thématique à un contexte proche du récit précédent (L’art de savoir refuser) mais à des attitudes opposées en ce qui concerne l’un des protagonistes. Ces retours d’expérience peuvent se lire en quelque sorte en miroir l’un de l’autre.

Ici, nous sommes au Nigeria en 2011. L’anecdote met en scène la rencontre entre un chercheur français et le chef d’un village dans le delta du Niger. Le récit d’Yves est en italiques et les commentaires qui suivent sont de mon fait.

Le delta du Niger au sud du Nigeria (dont la superficie est 1,7 fois celle de la France)

***

A. Contexte

Un grand groupe français a commandité des études RSE dans les territoires du delta du Niger au Nigeria dans le cadre de la mise en place de programmes de développement communautaires dans les zones proches de ses implantations.

Une équipe d’enquêteurs de terrain est missionnée sur place. Elle comprend une dizaine de personnes dont des chercheurs français, des autochtones et des encadrants venus du Cameroun et du Togo. Elle va à la rencontre des communautés afin de leur soumettre des questionnaires portant sur la bonne gouvernance, l’aide aux organisations de la société civile, les besoins médico-sociaux, le partage des allocations versées aux chefs traditionnels.

B. Enjeu interculturel

En arrivant, la première démarche consiste à se rendre chez le chef du village. Les notables et le chef accueillent les visiteurs en leur offrant de la nourriture à base de produits locaux. Ce jour-là, le chef, entouré de sa cour, nous a proposé une calebasse d’eau à partager, des petits poissons fumés et de la noix de kola. Le principe est que chacun prenne à tour de rôle un peu des aliments présentés et de les consommer de manière ostentatoire.

Les petits poissons offerts par les villageois (photo Yves Mouvy)

Tout le monde a suivi ce cérémonial, sauf un des chefs d’équipe français qui a murmuré : « Il est hors de question que je boive de cette eau et que je mange de ce poisson dont la production et la conservation interrogent. » Cette situation a rendu l’atmosphère pesante et plongé le chef dans une grande perplexité et un agacement visible.

Au moment de distribuer les questionnaires dans le village, le chef nous a interdit d’interroger ne serait-ce qu’une personne de sa communauté. Il était en effet impensable que les villageois acceptent des personnes dans leur quotidienneté sans que ces dernières ne les acceptent entièrement : refuser les victuailles est un affront dénotant du mépris envers eux.

Pour le chef, peu importe le financement de projets locaux que l’entreprise peut procurer. Les offrandes ont la priorité : elles signifient le respect du partage et l’acceptation de la situation. L’eau (dont l’odeur était en effet repoussante) renvoyait à la pollution que l’implantation de l’entreprise sur son territoire avait entraînée, les petits poissons se rapportaient à l’activité de la pêche exercée par les hommes et à leur transformation par les femmes. Quant à la noix de kola, elle symbolisait l’unité : l’identité individuelle culturelle et collective de cette communauté.

Noix de Kola sur un marché à Lagos au Nigeria (photo Antoshananarivo, licence Creative Commons)

C. Résolution

Comme un échec avec ce premier village signifiait un échec de toute la mission dans une communauté où l’information de répand très vite d’un village à l’autre, il a fallu rattraper la situation par de nombreuses tractations et présentations d’excuses. Une semaine plus tard, nous avons reçu l’autorisation de revenir dans le village pour distribuer nos questionnaires.

Observations et compléments

1. Il faut rappeler que le Nigeria est le pays le plus peuplé d’Afrique : plus de 200 millions d’habitants (avec une perspective de 400 millions en 2050), marqué par une immense diversité linguistique (plus de 500 langues parlées, qui font du Nigéria l’un des pays linguistiquement les plus divers au monde) et humaine (300 groupes ethniques dont 4 dominants : les Igbo au sud-est, les Yoruba au sud-ouest et les Haoussa et les Peuls au nord).

Principaux groupes linguistiques au Nigeria, source Hel-hama (Creative Commons)

2. Il se trouve qu’il m’est arrivé d’animer des ateliers interculturels à Abuja, capitale du Nigeria, située au centre du pays. Il s’agissait de rétablir la communication et la compréhension entre des ingénieurs français et nigérians. La tension était forte, l’équipe avait dépassé le stade de l’insulte. Au démarrage de ce sessions, un détail m’avait marqué. Quand ils saluaient des collègues qu’ils ne connaissaient pas, les Nigérians leur demandaient tout de suite après le prénom : What is your tribe ? [Quelle est ta tribu ?]

3. Dans un tel contexte, la dimension locale, voire hyper-locale, doit être prise en compte : la sociabilité des pêcheurs de telle communauté à tel endroit du delta du Niger va être liée à des codes et des symboles qui peuvent être différents de ceux d’éleveurs Wodaabe dans le désert du nord. Ces singularités vont par ailleurs s’inscrire dans l’arrière-plan commun de la dimension collective. Phénomène universel, l’inclusion au sein d’un groupe d’appartenance va cependant être une priorité là où l’identité tribale façonne les relations, par rapport aux environnements où prédomine l’affirmation de soi. Voilà qui exige une approche spécifique, une grande patience et une sensibilité fine aux signes discrets d’entente ou mésentente.

4. Dans le cas présent, le chercheur français exprime un murmure de désapprobation, qu’on imagine accompagné par un langage corporel en conséquence (grimace, sourcils froncés, visage fermé, voire expression de crainte ou de dégoût). Il est dans l’affirmation de soi, dans l’expression de son point de vue, l’affichage de son ressenti personnel (qu’il ne s’agit pas de juger : nombre d’entre nous seraient par ailleurs tout aussi réticents face à la nourriture présentée), envoyant un message négatif immédiatement perçu par le chef du village (« grande perplexité », « agacement visible »). La réciprocité est tuée dans l’œuf (rituel d’intégration contre questionnaire d’enquête des chercheurs). Autrement dit, le chercheur français s’exclut lui-même du processus d’inclusion (voir sur ce blog l’article sur le Bannissement).

5. L’équipe de chercheurs a été préparée et conseillée sur ces rituels par les autochtones et encadrants africains qui l’accompagnait, sans toutefois préciser qu’il fallait éviter toute grimace ou toute marque de dédain. La réaction du Français interroge : il ne peut en contrôler l’expression de sa réticence. Nous n’avons certes pas le monopole de l’expression du négatif mais c’est une tendance culturelle assez lourde en France, où pèse justement ce que j’ai appelé la culture du jugement, que de la communiquer frontalement. Voyez par exemple la remarque ironique du président Chirac lors d’un sommet du G8 en 2005, qui aurait contribué à la défaite de Paris face à Londres pour l’attribution des JO 2012 (source ici) :

Le Point, 29 octobre 2012

6. Rappelons une citation, devenue proverbiale, du philosophe allemand Ludwig Feuerbach : Der Mensch ist, was er isst, qui, en allemand, joue sur la proximité sonore entre le verbe être et le verbe manger : L’homme est ce qu’il mange. Comme Yves le note, les aliments présentés ne sont pas seulement les signifiants de l’inclusion et de la réciprocité. Ils possèdent aussi une puissante charge symbolique par eux-mêmes, que l’on pourrait rapprocher afin de bien la saisir – toute proportion gardée – de la liturgie catholique où le pain et le vin désignent plus et autre chose que le pain et le vin. Le refus du partage se double donc d’une seconde dimension d’exclusion, cette fois de ce que sont les villageois eux-mêmes.

7. Yves précise un point essentiel : un échec dans ce village signifiait un échec de toute la mission. Autrement dit, dans un village de pêcheurs du delta du Niger tout comme sous une tente bédouine au milieu du désert, il faut garder à l’esprit que l’isolement n’est qu’apparent : tout se sait, et très vite. Le maladroit, le malotru ou le mal embouché est immédiatement repéré et l’information est transmise informellement avec une rapidité qui peut surprendre. Il ne s’agit pas d’un malentendu entre deux individus mais entre un étranger appartenant à un collectif inconnu et le représentant d’un collectif en contact avec d’autres collectifs sous la forme d’une complexe organisation en réseau, où les communautés sont structurées à l’image d’une fractale, comme le chou romanesco :

8. Enfin, je vous invite à découvrir la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, à travers son excellent roman Americanah où une jeune femme quitte son pays pour étudier aux Etats-Unis, puis revient au Nigeria, tandis que son amour de jeunesse part de son côté à Londres. Vous pouvez également écouter sa passionnante conférence TED: Le danger du récit unique, où elle explique comment chacun d’entre nous est émetteur et destinataire de stéréotypes, et comment y remédier :

Pour prolonger la lecture, je vous invite à consulter :

Quelques suggestions de lecture:

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