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3 anecdotes interculturelles – (3) Une autre victoire de Napoléon

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Après L’art de savoir refuser et Le dégoût des autres, voici la troisième anecdote interculturelle rapportée par un étudiant d’une promo MARS-MACYB de l’École de Guerre Économique (voir ici les détails du contexte de ce travail).

Nous la devons à David Feliciano, officier de l’Armée de terre. David est français avec des origines corses (le détail aura son importance) et l’histoire qu’il nous confie ici se déroule il y a vingt ans, à Sarajevo, alors qu’il est jeune lieutenant en mission en Bosnie Herzégovine. Il a accepté que son récit soit partagé ici et je l’en remercie.

Le récit de David est en italiques et les commentaires qui suivent sont de mon fait.

A. Contexte

Au début de ma mission de 2002 et 2003 en Bosnie-Herzégovine en tant que jeune lieutenant, j’ai dû gérer une histoire très délicate. La Poste nationale bosniaque nous a signalé que nous avions une énorme facture impayée. Si celle-ci n’était pas réglée avant la fin du mois, nous risquions une coupure totale des transmissions et de l’informatique dans tout le pays.

Or, ma hiérarchie m’informe qu’il va falloir gagner du temps car nous sommes en décembre :  la nouvelle enveloppe budgétaire n’est pas encore arrivée et il y a des missions prioritaires à la mienne. Mon colonel me donne la mission de négocier et me donne les pleins pouvoir pour gagner le temps nécessaire pour le paiement de la facture et pérenniser des liens essentiels sachant que nous n’avons pas d’alternative.

Je demande alors un entretien avec le directeur de la Poste bosniaque pour discuter de ce problème et trouver une solution.

Le parlement de Sarajevo en 2001 (photo Kai Speck, licence Creative Commons)

B. Enjeu interculturel

Quand je rencontre le directeur, celui-ci me demande qui je suis et d’où je viens. Il est surpris d’apprendre que je suis d’origine corse. Tout le discours qui suit va alors être d’une autre nature, et même arrangeant ! Il me dit que les Serbes ont un profond respect pour Napoléon, que les Corses sont des guerriers comme les Serbes et que nous avons les mêmes valeurs. Puis, il m’invite à déjeuner la semaine suivante, il me sert la main pour la première fois et me dit au revoir.

Une semaine plus tard, je me retrouve donc avec mon interprète dans un excellent restaurant de Sarajevo. Le directeur me pose surtout des questions sur la Corse. A la fin du repas, alors que j’allais régler l’addition, il souhaite m’inviter, je refuse dans un premier temps mais l’interprète me demande d’accepter sinon il va se sentir offensé.

Paysage de montagne en Bosnie (photo Pixabay)

C. Résolution

De retour à son bureau, le directeur me demande quand l’argent va arriver. Je lui dis que j’y travaille et que j’y mets toute mon énergie. Il me demande alors qu’en tant que Corse, homme d’honneur, je lui promette de faire au plus vite. Je le lui promets en lui serrant la main longuement et en le regardant dans les yeux. Et nous scellons cela par trois verres de slivovitz (alcool fort), le chiffre 3 ayant une importance très importante chez les Serbes.

C’est alors le début d’une amitié de travail assez exceptionnelle durant mon mandat de huit mois.

Compléments et observations

1. Pour goûter pleinement l’anecdote rapportée par David, il convient de préciser l’arrière-plan historique et géographique qui éclaire en partie les ressorts du comportement de son interlocuteur. Ainsi, en apprenant l’origine corse de David, le directeur (serbe) mentionne immédiatement Napoléon pour lequel les Serbes auraient « un profond respect ». Voilà qui interroge : s’agit-il de l’extension à l’ensemble des Serbes d’un goût tout personnel ou d’une réelle place de Napoléon dans l’imaginaire d’un peuple ?

Un rapide coup de sonde dans le passé nous apprend qu’en 1809 les Serbes (les “Serviens” à l’époque), alors en pleine révolte contre l’occupant ottoman, ont sollicité Napoléon via leur chef Karađorđe (ou Karageorges), fondateur de maison royale de Serbie, pour se placer sous le protectorat de l’Empire (la démarche n’aboutira pas).

Traduction en français d’un extrait de la demande de Karageorges auprès de Napoléon (cliquez sur l’image pour accéder à la source et à la version intégrale) 

2. Le moment charnière de 1804-1813 où a lieu le premier soulèvement des Serbes contre les Ottomans est certainement associé à la période napoléonienne dans les repères historiques partagés par les Serbes quand ils songent à l’émergence de la Serbie contemporaine. Cependant, leurs alliés russes se concentrent en 1812 sur la défense de leur territoire lors de la campagne de Russie de Napoléon, et les Ottomans en profitent pour reprendre le dessus en Serbie.

3. Quand on n’est pas serbe soi-même, difficile de savoir ce qu’il en est aujourd’hui. Mais il circule sur Internet une citation non sourcée (très possiblement fausse) où Napoléon reconnaît en Karageorges « le plus grand maréchal », comme si l’Empereur accordait à ce dernier une grandeur supérieure à la sienne, ou tout du moins lui apportait une dimension héroïque semblable à la sienne (voir ici, ou encore ). Cet adoubement (supposé) par le conquérant de l’Europe permet de donner une aura mythique à la lutte des Serbes pour leur indépendance et de légitimer leurs futures revendications nationalistes.

Cartes du relief en Corse et en Bosnie Herzégovine (source maps-for-free.com)

4. La piste géographique mérite également d’être explorée. La rencontre entre David et le directeur serbe de la poste a lieu à Sarajevo. Quand on compare les cartes de la Corse et la Bosnie Herzégovine, on réalise l’importance du relief montagneux (qui atteint 2000m d’altitude dans les zones en marron). Pour ma part, j’ai rencontré près de Saint-Florent un couvreur corse originaire d’un village de montagne. Cet homme, qui devait avoir autour de la cinquantaine, m’a raconté que jusqu’à l’âge de 14 ans il n’avait jamais vu la mer. A quoi bon ? avait-t-il ajouté, la mer, c’est pour les touristes et les poissons. On distingue ainsi deux types de Corses, ceux des littoraux, tournés vers la Méditerranée, et ceux de la montagne, tournés vers les sommets (voir l’article passionnant Les Corses et la peur de la mer, pdf). Il ne serait pas surprenant de retrouver une mentalité proche chez les Bosniaques et les Serbes, environnés par les Alpes dinariques et la ceinture du Grand Balkan.

5. Avant de devenir un terrain de jeu pour les touristes, la montagne, hostile, difficile d’accès, éloignée des centres de pouvoir et des autorités, a toujours été un endroit produisant des taiseux et des solitaires, un refuge pour vivre dans la clandestinité, un repaire pour les résistants, les maquisards, les marginaux, les hors-la-loi. En montagne, on sait aussi l’importance de la parole donnée et de l’entraide pour faire face à la précarité des conditions de vie. Voilà qui constitue l’arrière-plan de la réaction du directeur serbe demandant à David de promettre « en tant que Corse, homme d’honneur ».

Village corse (photo B. Pelletier)

6. L’anecdote rapportée par David est un grand classique : deux personnes qui ne se connaissent pas se découvrent un point commun non professionnel sur la base duquel se construit la relation professionnelle. Partout dans le monde, on retrouve ce couple de notion : l’engagement dans la tâche à effectuer et le lien interpersonnel. Seulement, le centre de gravité en termes de priorité n’est pas partout le même. Si aux Pays-Bas on a tendance à mettre en avant d’abord l’engagement dans la tâche, puis le lien interpersonnel, au Brésil ou en Arabie saoudite il faut d’abord construire un fort lien interpersonnel avant d’obtenir un engagement dans la tâche: c’est ce qu’a expérimenté David.

7. Son histoire fait écho à d’autres anecdotes que des participants à des formations interculturelles m’ont racontées. Par exemple, une responsable de projet française s’entretient à distance avec des partenaires indiens. La réunion s’éternise et elle commet l’erreur de regarder sa montre. Consciente d’avoir sa caméra allumée, elle s’en excuse aussitôt : elle a en fait un cours de yoga dans trente minutes (ce qui était tout à fait véridique). Le visage des Indiens s’éclaire : le yoga est indissociable de l’Inde. La Française n’avait pas imaginé mettre en avant cette pratique en contexte professionnel. A partir de ce moment, et lors des réunions suivantes, la communication est devenue plus ouverte et plus directe, et la collaboration a gagné fortement en qualité.

8. Enfin, cette approche qui vise à activer des point communs à des fins de reconnaissance mutuelle – ce qui peut tout simplement se résumer par de l’influence – ne concerne pas seulement les relations interindividuelles. Elle peut aussi se dérouler à plus vaste échelle, quand un État cherche à séduire la population d’autres État dans une démarche de diplomatie publique. Voyez par exemple mon article sur le soft power chinois en Afrique qui évoque l’un des leviers d’influence de la Chine consistant à communiquer sur le rapprochement entre l’ancienneté de la civilisation chinoise et des cultures africaines, afin de produire un dialogue des Anciens d’égal à égal.

Pour prolonger, je vous invite à consulter:

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