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Interculturalité à l’OTAN – notes, observations et documents

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Ce 28 octobre, j’ai participé à une table ronde sur l’interculturalité à l’OTAN, dans le cadre d’un colloque organisé par l’Institut EGA (études de géopolitique appliquée) avec le soutien de la Division diplomatie publique de l’OTAN.

J’ai eu le plaisir d’échanger avec le Général Philippe Delbos, ancien commandant de l’État-major spécialisé pour l’outre-mer et l’étranger (EMSOME) et promoteur passionné des enjeux interculturels en contexte militaire (il préside notamment le Club de l’Interculturalité). Sa riche expérience et sa connaissance approfondie des questions militaires ont permis de poser les bases de notre discussion sur l’interculturalité à l’OTAN.

Dans un souci de partage pour les personnes qui n’ont pu assister à notre rencontre, voici des notes, observations et documents qui m’ont été utiles pour préparer cette table ronde en alimentant ma propre réflexion en tant qu’acteur extérieur au monde militaire. Ce matériau n’est pas exhaustif sur la problématique de l’interculturalité à l’OTAN mais il en donne un bon aperçu. Au fil de la discussion avec le Général Delbos, j’ai repris certains éléments, d’autres non.

Aux côtés du Général Delbos et de la modératrice de l’IEGA Juliette Podglajen (photo IEGA)

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Points de départ

Alors que je m’étais lancé dans la formation interculturelle en entreprise depuis moins de deux ans, j’ai vu en 2010 le documentaire Armadillo (primé à Cannes) qui suit un contingent danois pendant six mois dans la province afghane du Helmand. Il comprend des séquences saisissantes d’incompréhension culturelle entre les différents protagonistes. J’en ai commenté certaines dans un article : voir ce lien.

La même année, le chef du renseignement militaire américain en Afghanistan, Michael Flynn, publie un rapport sur les défaillances sur renseignement militaire en Afghanistan. En illustrant sa démonstration d’exemples et études de cas, il montre que le renseignement à dimension culturelle a été complètement négligé dans l’approche du terrain afghan. A trop se concentrer sur l’ennemi, on en a oublié de comprendre d’abord le contexte où il agissait (voir mon article Intelligence culturelle et opérations militaires).

Lorsque j’en avais pris connaissance, ce retour d’expérience captivant de Michael Flynn m’avait rappelé ces entreprises qui négligent de finement décrypter le théâtre de leurs opérations économiques avant de lancer un projet à l’international. Toutes proportions gardées, je retrouvais là de manière claire et explicite des problématiques rencontrées dans le monde civil. La lecture de ce rapport a été le point de départ d’une exploration régulière des retours d’expérience des militaires. Voici un lien pour télécharger le rapport de Michael Flynn, et un visuel de sa couverture :

Et puis, le 12 septembre 2011, à l’occasion des dix ans du 11-Septembre, la chaîne américaine PBS a diffusé un reportage qui m’a fortement marqué et qu’il m’arrive de revoir à intervalle régulier. Des journalistes américains partent à la rencontre d’Afghans (civils aussi bien que militaires) avec des photos emblématiques des attentats du 11-Septembre et… je vous laisse découvrir la suite :

Témoignage et réflexions d’un militaire

Lors de sa prise de parole ce 28 octobre, le Général Delbos, a rappelé combien l’interculturalité n’était « pas futile ». Il a pu en mesurer toute l’importance lors de son expérience en Allemagne, quand il a par exemple constaté combien Allemands et Français avaient du mal à se comprendre, les premiers prenant des décisions sur la base d’un consensus, les seconds suite à une bataille rhétorique où l’avis le plus solidement défendu l’emporte. Et pourtant, l’interculturalité reste encore difficile à prendre en compte en contexte militaire.

Puis, se proposant d’en cerner les contours, le Général Delbos a utilisé des expressions qui m’ont interpellé tant elles pouvaient s’appliquer aux problématiques d’entreprise. L’enjeu interculturel intervient, a-t-il ainsi indiqué, « quand on ne se comprend pas et qu’on ne sait pas qu’on ne se comprend pas ». Il faut se méfier de « l’idée qu’on se fait de ce que ce veut l’autre », idée qui peut correspondre plus à mes attentes et références qu’à celles de l’autre.

La démarche de compréhension interculturelle ne peut s’initier que si, dès le départ, « je sais que je ne sais pas ». Sur la base de cet impératif socratique d’humilité culturelle, le Général invite à faire « tomber nos lunettes culturelles » et d’apprendre à voir à la manière de l’autre, tout en se méfiant de la communication en globish qui crée l’illusion de compréhension et empêche de prendre en compte la dimension interculturelle avec conscience et professionnalisme.

Au final, l’intégration de la dimension interculturelle de la relation interindividuelle suit un processus en trois étapes : connaître l’autre, se connaître, initier une transaction pour s’ajuster mutuellement.

Des enjeux communs

Ces premiers propos du Général Delbos font largement écho avec ce qu’on peut rencontrer dans le contexte des entreprises. Il en va de même avec le rapport de Michael Flynn mentionné précédemment. Ainsi, ce dernier donne l’exemple d’un village afghan dépourvu de puits. Les femmes de ce village doivent parcourir des kilomètres dans la montagne pour aller chercher de l’eau, corvée harassante. Dans le but d’aider au développement, une ONG décide de construire un puits. Celui-ci est détruit quelques jours plus tard. Non pas par les Talibans, comme ont supposé les Occidentaux, mais par les femmes du village : le puits signifiait la fin de leur espace de liberté et de socialisation en dehors des hommes. L’ONG a commis la double erreur de négliger le décryptage du contexte local et de projeter dessus ses références.

Voilà une dimension qu’on rencontre également souvent en entreprise : la méconnaissance du contexte local et la projection de références étrangères aux besoins et pratiques des partenaires locaux. Au-dessus de ce plan, il y a les troupes ou équipes de différents pays qui sont doivent travailler ensemble pour aborder le théâtre d’opérations, qu’elles soient militaires ou économiques : les personnes amenées à coopérer doivent dépasser certains stéréotypes ou obstacles culturels et identifier des ajustements.

Enfin, dans un plan encore plus haut, les états-majors des armées ou des entreprises doivent savoir prendre en compte l’enjeu interculturel dans la prise de décision stratégique (en entreprise, je peux citer le contre-exemple d’une entreprise qui décide d’aborder le marché sud-africain mais qui, selon l’aveu du directeur pays, est vouée à l’échec car, me disait-il, « nous avons une manière d’aborder les marchés étrangers qui ne fonctionne pas mais on nous demande de l’appliquer »).

Précautions et questionnements

Il faut faire ici une mise en garde. Quand on évoque l’interculturalité, on se focalise souvent, et à raison, sur les différences culturelles, au risque cependant d’oublier que nous sommes plus semblables que différents. Or, la formation interculturelle, si elle vise à expliciter les malentendus et expliquer les différences, doit également permettre de redécouvrir les similitudes que la situation conflictuelle avait évacuées.

En outre, attention aussi à ce que, pour les civils comme pour les militaires, l’approche interculturelle ne soit pas perçue et vécue comme un vernis ou un apport de culture générale permettant à chacun de satisfaire sa curiosité intellectuelle. Elle doit bien plutôt correspondre à un besoin et à des objectifs clairement définis en amont, afin que les acteurs initient une démarche de renseignement à dimension culturelle utile à leur activité, sans quoi le processus en trois étapes évoqué par le Général Delbos risque de tourner à vide.

Pour prolonger les propos du Général Delbos, je vous invite à découvrir les travaux de l’OTAN concernant l’interculturalité, notamment les rapports suivants:

Enfin, se pose la question essentielle du flux d’information. Qui détient l’expertise culturelle utile à mon activité, qu’elle soit civile ou militaire ? Bien souvent, ce sont les personnes en prise directe avec le terrain. Qui connaît mieux un village afghan et la signification de la corvée de l’eau, qu’une Afghane de ce village ? Par ailleurs, des ONG, des acteurs civils, des anthropologues, peuvent être en prise directe avec le terrain afghan et donner des clés essentielles. Qui, en entreprise, sait comment les Indiens fonctionnent en équipe et en réunion, organisent leurs relations entre collègues et avec la hiérarchie, prennent des décisions, expriment leurs idées et leurs désaccords, construisent la confiance entre eux si ce ne sont des Indiens ?

Or, il y a un léger souci. Dans son rapport, Michael Flynn remarque que « se déplacer à travers les niveaux de la hiérarchie est généralement un voyage vers des degrés d’ignorance de plus en plus grands. » Il en va de même avec les états-majors des entreprises, surtout lorsqu’ils sont caractérisés par une faible diversité culturelle, voire une monoculturalité :

  • Dans les deux domaines, il y a une grande difficulté à valoriser le retour d’expérience et le témoignage des acteurs sur le terrain, notamment quand ils viennent d’une autre culture.
  • Et le flux d’information a également tendance à venir du haut pour aller vers le bas. Or, une intégration professionnelle de l’interculturalité exige un flux allant du bas vers le haut.

Pragmatisme et interdisciplinarité

Du côté des difficultés qu’on rencontre en entreprise pour valoriser cette parole venant des acteurs eux-mêmes, je peux évoquer l’exemple d’une banque qui m’a sollicité pour des formations à destination des collaborateurs étrangers. J’ai demandé à mener des entretiens avec un panel représentatif afin d’identifier des sujets critiques et de pouvoir construire un programme. Inutile, m’a répondu cette banque, nous l’avons déjà fait à grande échelle. Formidable, utilisons ce matériau, ai-je suggéré avec enthousiasme. Non, impossible, le rapport n’est pas consultable, il dort dans un tiroir.

A contrario, j’ai déjà rencontré une entreprise très consciente de ces précieux retours d’expérience pour avancer vers une meilleure compréhension et une plus grande efficacité. Ses équipes françaises IT travaillent au quotidien avec des équipes basées aux États-Unis, au Brésil, en Inde, en Chine et au Japon. Nous avons organisé des sessions avec ces équipes séparément, sans la présence des autres, et établi des listes de sujets critiques que chaque équipe rencontrait avec les autres.

En comparant les listes, il est apparu que six sujets revenaient pour toutes les équipes entre elles, dont la prise de décision, la gestion de projet, la communication écrite et orale et l’expression de la satisfaction et du désaccord. Toutes les équipes se sont ensuite déplacées pour se retrouver dans une grande salle organisée en six tables, chacune correspondant à un des six sujets. Pendant une heure, des collègues de ces différents pays se sont expliqués leurs pratiques et ont fait des suggestions pour mieux travailler ensemble, puis ils ont changé de table et de sujet, et ainsi de suite pendant une journée. A l’issue de ces sessions de travail, on a obtenu une trentaine de pages de suggestions concrètes. Un comité de direction a ensuite passé en revue les propositions et décidé de ce qui devait être mis en œuvre immédiatement et comment en assurer le suivi, de ce qui le serait à moyen terme et de ce qui n’était pas possible ou réalisable.

Ce 28 octobre, je n’ai pas pu partager ce dernier cas dans le temps imparti. J’ai évoqué d’autres bonnes pratiques dans l’idée d’insister sur le pragmatisme qui doit guider l’approche interculturelle. L’autre mot clé essentiel tient à l’interdisciplinarité. Il faut croiser les champs de savoir pour enrichir les analyses et recommandations. Faire éclater les silos, c’est également croiser les domaines d’activité, comme le civil et le militaire afin de s’enrichir mutuellement. Si nous ne pratiquons pas l’interculturalité entre nous, alors nous ne le ferons pas avec les autres.

Pour prolonger avec d’autres articles sur le contexte militaire, voir la catégorie Armée sur ce blog.

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