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Intelligence culturelle et opérations militaires (1) – Armadillo, le contre-exemple

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Une conscience et un savoir-faire

Voici le premier volet d’un article en deux parties consacré à l’intelligence culturelle au sein des opérations militaires. A priori, l’association de ces deux expressions peu surprendre, voire choquer : depuis quand et en quoi les forces armées auraient-elles besoin d’être culturellement intelligentes ? Le second volet de l’article répond précisément à cette double question. Il s’intitule : Intelligence culturelle et opérations militaires (2) – Une autre approche du renseignement.

Dans l’immédiat, cette première partie vise à produire une démonstration par l’absurde avec le contre-exemple des soldats danois filmés dans Armadillo. Il s’agit d’un documentaire exceptionnel sur la guerre en Afghanistan. Le réalisateur a suivi pendant six mois des soldats danois en mission en 2009 à la base militaire « Armadillo » au sud du pays. La caméra filme au plus près le quotidien, les patrouilles de reconnaissance, les contacts avec la population locale, les attaques et combats, mais aussi la frustration, la peur et la progressive déshumanisation des jeunes soldats. Sorti en 2010, il a reçu le Grand Prix de la Semaine de la critique à Cannes.

Il est manifeste que l’intelligence culturelle a fait défaut aux soldats danois durant leur mission. Non pas parce qu’ils ne sont pas intelligents mais parce qu’ils n’ont pas été formés à faire preuve d’intelligence culturelle. Celle-ci pourrait se définir brièvement selon deux dimensions :

1) une conscience : l’intelligence culturelle, c’est d’abord la conscience qu’il est absolument nécessaire d’intégrer les facteurs culturels dans son métier, quel qu’il soit à partir du moment où il implique des interactions entre des normes, références, modes de pensée, d’action et de comportement différents.

2) un savoir-faire : l’intelligence culturelle, c’est ensuite le savoir-faire qui permet de réaliser cette conscience sur le plan du recueil et de l’analyse de l’information, de la gestion des hommes, de la compréhension de l’environnement local et de l’adaptation de ses modes de pensée, d’action et de comportement.

Je vais revenir sur deux moments du film qui montrent les (vains) efforts des soldats danois pour communiquer avec les Afghans :

  • La scène de la madrassa : “On ne peut pas collaborer avec vous.”
  • Le champ piétiné : “Vous êtes quoi ? Anglais ? Canadiens ?”

La scène de la madrassa : « On ne peut pas collaborer avec vous. »

Les soldats danois sont filmés le temps de leur mission qui dure six mois, depuis leur départ du Danemark jusqu’à leur retour en famille. Pendant ces six mois, les interactions avec la population afghane se raréfient, Armadillo devenant un camp de plus en plus retranché derrière son béton et ses barbelés. Le film montre cependant différentes scènes avec les Afghans : enfants allant à la rencontre des soldats en patrouille, paysans dans les champs, recueil des plaintes des habitants dans leur village ou dans le camp militaire.

Parmi les scènes de rencontre avec les Afghans, la scène de la madrassa est une des plus développées du film. Une patrouille danoise tombe sur une école coranique en plein air, à côté du village. Assis sur des tapis, une dizaine d’hommes et quelques enfants discutent et lisent le coran. Un militaire danois et son interprète s’approchent d’eux. Le Danois se penche et, spontanément, tend la main pour saluer l’homme le plus proche en accompagnant son geste d’un « Salam alekoum ». Un Afghan explique alors que cette assemblée d’hommes et d’enfants, « c’est une madrassa », autrement dit un lieu d’étude du coran [MàJ – l’extrait vidéo de la scène est désormais en bas de page de cet article, dans la section des commentaires] :

Ce que vous ne voyez pas sur ces captures d’écran, c’est que cette main tendue du Danois reste en l’air cinq secondes avant que l’un des hommes ose la serrer. C’est long, cinq secondes. Que se passe-t-il dans la tête de l’Afghan ? Peut-être hésite-t-il parce que se serrer la main n’est pas une habitude afghane pour se saluer. Peut-être – et l’on apprendra ensuite que c’est une certitude – que son hésitation se double de crainte : s’il refuse de serrer la main du militaire, il risque de le mécontenter; s’il la serre avec trop d’empressement, il risque de se compromettre aux yeux des autres villageois.

Après les salutations, le Danois encourage les Afghans à poursuivre leur lecture. Il leur demande si la situation est calme et s’il y a des Talibans du côté de leur village. Finalement, il en vient directement au vif du sujet : il voudrait que les villageois donnent des informations aux soldats, qu’ils collaborent. Mais il se heurte à un refus de leur part :

Notons que durant cette conversation, le Danois reste toujours debout et les Afghans assis. La dissymétrie des positions des corps n’empêche pas l’équilibre de la parole : si le Danois parle directement, son interlocuteur afghan répond tout aussi directement. Le message est clair et net : les Afghans ne coopéreront pas. Autant dire que la partie est perdue si les Danois avaient pour mission de renforcer les liens avec la population et de créer un réseau d’informateurs. L’explication de ce refus de coopérer est donnée ensuite par un villageois :

La réaction du villageois tient au fait qu’il ne voit aucune différence entre les Danois et les Talibans. Il explique que les siens sont pris entre deux feux : d’une part, les Talibans viennent se cacher dans les villages pour harceler les soldats de la coalition, ils sèment la terreur parmi les villageois et assassinent tout informateur ; d’autre part, les soldats de la coalition ripostent sans pouvoir faire la différence entre villageois et Talibans, d’où des victimes civiles (le film montrera un soldat danois effondré après avoir tué « accidentellement » une fillette) et des destructions matérielles dramatiques pour les villageois (maisons bombardées, bétail anéanti, cultures piétinées).

Face à cela, le Danois ne peut que répéter que « sans votre coopération, on ne peut pas sécuriser la zone », d’où une question qui reste sans réponse : comment obtenir la coopération des villageois ? Mais le Danois poursuit sa réplique : « on ne peut pas sécuriser la zone… » :

« … ni construire d’école » : voilà une proposition qui ne manque pas de surprendre. Pour plusieurs raisons :

1) Curieux de proposer de construire une école alors que le Danois se trouve justement devant une école. Certes, coranique ; certes, en plein air. Mais il s’agit d’un mode coutumier de transmission des traditions et des croyances. Que peuvent bien penser de cette proposition les Afghans rassemblés là pour justement enseigner selon leurs traditions ?

2) Par ailleurs, les Afghans n’ont-ils pas d’autres priorités que d’avoir une école toute neuve ? Dans le film, les soldats danois recueillent les plaintes des villageois, et celles-ci concernent tout sauf le manque d’école, mais la perte d’une vache lors d’un bombardement, un champ de culture piétiné par les soldats ou la peur de se trouver en permanence entre deux feux.

3) Enfin, le projet de construire une école, certes bien intentionné, est un lieu commun de l’assistance humanitaire à la mode occidentale. Disons qu’en termes de communication, il est plus facile de faire passer le message auprès du public occidental que l’armée a construit une école plutôt que fourni trois vaches à un village. Je vous renvoie là à l’article de ce blog : La faillite de Roberts : un cas d’école où est analysé l’échec d’un Américain envoyé construire des écoles dans des villages iraniens… en 1954. La situation est étrangement identique à celle des Danois en 2010.

Le champ piétiné : “Vous êtes quoi ? Anglais ? Canadiens ?”

L’un des griefs des Afghans qui revient régulièrement concerne les champs piétinés par les patrouilles danoises. Dans la première séquence ci-dessous, un Danois est interpellé par deux jeunes gens. Le ton est assez vif, les jeunes Afghans prédisant l’anéantissement des soldats par les Talibans. Mais le reproche principal reste le champ piétiné :

Pour les deux jeunes Afghans, Anglais, Canadiens ou Danois, c’est du pareil au même : des étrangers, des envahisseurs. « Juifs ou Chrétiens ? » demandent-ils ensuite, comme si l’appartenance religieuse venait ajouter une couche d’étrangeté radicale. Face à cette interpellation, le Danois est quasiment bouche bée, ne sachant que répondre, ni comment réagir. Et lorsque les jeunes gens lui montrent le champ piétiné, il reste encore une fois sans réaction. Il n’a visiblement pas été préparé à communiquer avec la population locale et à répondre à leurs reproches.

Dans une autre séquence, un père et son fils se rendent à la base militaire pour faire part du même reproche que les deux jeunes Afghans sans qu’on sache s’il s’agit du champ piétiné de la séquence précédente. Le soldat danois qui les reçoit s’exprime via son interprète, ce sont ses répliques qui sont en sous-titre dans les deux captures d’écran ci-dessous :

Le Danois est visiblement mal à l’aise. Outre le fait de présenter ses excuses et d’espérer que les villageois comprennent la situation, il tourne en rond dans les explications qu’il donne juste après :

– Vous savez bien que nous devons passer par vos champs.

C’est alors que le villageois éclate de rire et lui réplique :

– Comment le saurions-nous ? C’est notre faute peut-être ? Ma maison a été bombardée l’an dernier. Je n’ai plus rien à me mettre et mes fils ne peuvent pas m’aider. […] On doit quitter nos terres ? Que devons-nous faire ? Ce n’est pas vous qui vous faites tuer, ni les Talibans. C’est nous ! Ce sont les civils qu’on tue. On nous tue dans nos maisons. Les Talibans tirent, puis ils filent, ils s’enfuient.

Le Danois ne peut que réitérer son « espoir » en y insérant un timide « ensemble » :

– J’espère que nous parviendrons, ensemble, à chasser les Talibans de la région.
– Impossible. Les gens se battent parce qu’ils sont pauvres. Les Talibans aussi.

Le pivot de l’action

Comme ces quelques scène le montrent, les soldats danois ont été très peu ou pas du tout préparés aux interactions avec les Afghans. Il ne s’agit pas de les accabler, leur commandement n’est pas sorti des schémas mentaux des conflits conventionnels. Par suite, il ne faut pas s’étonner que les Danois expriment régulièrement leur frustration d’être en situation d’attente d’un point chaud pour pouvoir enfin faire parler leur puissance de feu. Ainsi, au dernier tiers du film, ils sont pris en embuscade par cinq Talibans qu’ils neutralisent à la grenade et qu’ils vont achever à bout portant, comme un exutoire macabre à leur frustration de n’avoir pas connu la « vraie guerre ».

La mission de ces soldats danois en 2009 résume-t-elle à elle seule la situation globale sur le terrain ? Si tel est le cas, en regardant ces scènes, et le film entier, on ne peut qu’avoir la certitude que la guerre en Afghanistan est impossible à gagner. Ou tout du moins à finir. Mais ce n’est peut-être pas forcément le reflet exact d’une situation bien plus complexe que ce que montre un documentaire d’1h40.

Dans la seconde partie de cet article, nous verrons des cas de succès de la coalition en Afghanistan. Or, ces succès n’ont été possibles qu’à une seule condition : en mettant en œuvre une stratégie d’intelligence culturelle. Ce n’est qu’en s’efforçant de décrypter patiemment les réalités locales et en comprenant quels leviers culturels, sociaux, humains il faut activer pour susciter l’adhésion des populations, que la menace talibane a pu refluer à certains endroits.

En matière de contre-insurrection, l’intelligence culturelle est le pivot de l’action. La guerre en Afghanistan est loin, très loin d’être gagnée, même en faisant preuve d’intelligence culturelle. Mais elle est assurément perdue sans cette dimension. Ce nouveau paradigme amène même les Américains à remettre en question leur conception du renseignement.

Deuxième partie: Intelligence culturelle et opérations militaires – Une autre approche du renseignement.

Par ailleurs, je vous invite à consulter également sur ce blog L’interculturel dans la formation militaire : le cas de l’armée américaine

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Quelques suggestions de lecture:

3 Comments

  1. Benjamin PELLETIER

    Un lecteur me signale que l’on peut trouver le documentaire sur youtube (merci vivement!).
    Voici la partie qui concerne la scène de la madrassa, à 4’03:

  2. Olivier Duperrin

    Article très intéressant: je vais essayer de voir ce film d´urgence.

    Il est vrai qu´à l´instar des échanges d´affaires, la guerre est aussi la rencontre (violente) d´hommes avec des traits culturels différents.

    Au Vietnam, déjà, les américains étaient convaincus de l´importance de “gagner les coeurs et les esprits”.

    Ils étaient donc déjà pleinement conscients de cette problématique dans les années 70.

    Mais… paresse ? maladresse ? excès de confiance ? les américains en Irak semblaient avoir oublié leurs “bonnes résolutions” au delà de la langue de bois du Pentagone prompt à insister sur la reconstruction du pays, la non-violence entre communautés, le partage du pouvoir, le respect des habitants etc…

    Dans les faits, nous avons vu des chiens utilisés de manière intensive lors des fouilles, des hommes humiliés devant leurs femmes ou enfants, des questions beuglées en anglais à des gens uniquement arabophones, etc.

    Question “sensibilité culturelle” ils peuvent repasser.

    Sans compter Abu Ghraïb : au Vietnam, les photos argentiques de Larry Burrow, P J Griffiths ou Marc Riboud ont fait prendre conscience peu à peu de l´horreur de la guerre; en Irak, YouTube, Al Jazeera, les blogs, etc. nous ont servi instantanément les “bourdes” de l´occupation américaine en Irak avec le son inclus.

  3. Benjamin PELLETIER

    @Olivier – En effet, il y a un étrange trou noir de la part des Américains entre leur défaite vietnamienne dont ils ne semblent pas avoir tiré de leçons et l’engagement des opérations en Afghanistan.
    Par ailleurs, il ne semble pas non plus qu’ils aient au préalable tiré des enseignements de l’échec des Soviétiques dans ce même pays…
    Une remarque au passage: Armadillo filme des soldats danois, et non américains – mais il y a à parier que le film n’aurait pas été très différent avec des soldats américains.

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