Analyses, Intelligence culturelle, Points de vue

Intelligence culturelle : éléments de réflexion pour une approche française

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L’approche américaine : une fausse originalité

L’intelligence culturelle ou, en anglais, cultural intelligence, est à la mode depuis dix ans aux Etats-Unis. L’expression a été popularisée par Christopher Earley et Soon Ang dans leur ouvrage Cultural Intelligence: Individual Interactions across Cultures (2003), puis par d’autres auteurs, comme David Livermore dans Leading with Cultural Intelligence : The new Secret to Success (2009), ouvrant à la fois un champ d’étude, un genre éditorial et des opportunités d’affaires en matière de conseil et formation (le “nouveau secret pour réussir”, sous-titre de l’ouvrage de Livermore).

Cette approche américaine a ceci de particulier qu’elle met en avant le concept de Quotient Culturel (QC), à l’image du Quotient Intellectuel (QI) et du plus récent Quotient émotionnel (QE), chacun de ces quotients venant mesurer un degré d’intelligence (intellectuel, émotionnel, culturelle). L’intelligence culturelle serait donc le troisième et dernier terme d’une structure en triangle permettant d’évaluer la capacité d’un individu à faire face à la complexité du monde.

Selon ce point de vue, l’intelligence culturelle se conçoit dans un croisement de la psychologie, des sciences cognitives et de l’anthropologie culturelle. L’idée centrale tient à celle de la mesure (le quotient) de l’intelligence culturelle sur une échelle comprenant divers degrés. Des tests à visée scientifique doivent permettre de profiler l’individu et de déterminer son quotient culturel.

Ce quotient détermine l’aptitude d’une personne à utiliser son intelligence dans un contexte culturel étranger. Ce n’est rien d’autre que la capacité d’adaptation, ainsi que cela ressort de la définition de l’intelligence culturelle donnée par les auteurs fondateurs de la notion :

  • « capacité d’une personne à s’adapter quand elle interagit avec d’autres personnes venant de différentes régions culturelles » (C. Earley, dans l’article Redefining interactions across cultures and organizations, 2002),
  • « capacité d’un individu à fonctionner et à travailler [to manage] efficacement dans des environnements culturellement divers »  (C. Earley et S. Ang, Cultural Intelligence: Individual Interactions across Cultures, 2003).

Cette capacité est évaluée, mesurée, mise en quotient sur une échelle, analysée avec une rigueur qui se veut scientifique, jusqu’à susciter l’idée d’une discipline nouvelle, pleine et entière. Mais, d’après les définitions ci-dessus, il est difficile de voir en quoi cette intelligence culturelle est différente de la simple compétence interculturelle. Même la notion de quotient culturel n’apporte pas grand-chose de nouveau par rapport aux nombreux tests de profilage culturel établis par des chercheurs (Hofstede, Trompenaars) ou des cabinets de conseil.

Retrouver le lien entre économie et culture

Le problème de l’approche américaine de l’intelligence culturelle, c’est qu’elle conçoit l’intelligence en la réduisant à sa dimension psychologique au sens de capacité intellectuelle de l’individu évoluant en contexte étranger ou avec des étrangers. C’est une vision trop réductrice, qui d’ailleurs ne fait pas honneur au sens d’intelligence en anglais qui renvoie également au renseignement, comme dans intelligence service.

Sous cet angle, l’intelligence, c’est aussi la capacité à collecter des informations rares et utiles dans l’intérêt d’une organisation publique ou privée. Mettons immédiatement de côté deux éléments qui ne concernent pas le cadre de notre analyse :

  • d’une part, l’information visant à préserver la sécurité de l’Etat (sur le terrorisme, par exemple),
  • d’autre part, l’information obtenue illégalement par les services de renseignement  (interceptions et espionnage) ou des entreprises (pratiques déloyales et défendues par la loi).

Dans ce sens, l’intelligence correspond à la capacité à recueillir, analyser et communiquer de l’information rare et utile. Si cette utilité a une finalité économique, on parlera alors d’intelligence économique. Plutôt que de partir de la capacité intellectuelle pour construire la notion d’intelligence culturelle, réduisant cette dernière à une faculté de l’esprit, je propose qu’on parte des enjeux économiques – ou plus précisément qu’on pense la dynamique de l’économique et du culturel ensemble. Et à partir de là seulement, réfléchir aux capacités intellectuelles nécessaires pour intégrer cette dynamique.

Economie et culture sont rarement pensées ensemble, soit que les spécialistes en intelligence économique manquent de connaissances culturelles ou négligent d’intégrer les facteurs culturels dans l’horizon de leurs analyses techniques, soit que les spécialistes des questions culturelles manquent de connaissances économiques ou ne s’intéressent à la question économique que dans le traitement des sujets liés aux industries culturelles :

Ce qu’il devient urgent de faire, c’est d’initier la dynamique entre les deux. Il faut que l’expertise culturelle rejoigne l’intelligence économique, sans pour autant chercher à expliquer un phénomène économique uniquement par un facteur culturel (par exemple : « les pays du Nord de l’Europe sont performants économiquement parce qu’ils sont protestants ») et il faut que l’intelligence économique s’intègre à l’expertise culturelle, sans pour autant réduire les cultures à des enjeux économiques (par exemple : « Il faut délaisser les pratiques culturelles qui n’ont pas de valeur économique ») :

L’intelligence culturelle, c’est alors la rencontre entre les enjeux, les problématiques, les outils, les méthodologies de l’intelligence économique et les enjeux, les problématiques, les outils, les méthodologies de l’expertise culturelle :

Une approche française est-elle possible ?

S’il peut y avoir une approche française de l’intelligence culturelle, c’est sur la base d’une rencontre entre les théoriciens et praticiens de l’intelligence économique à la française, c’est-à-dire selon la matrice culturelle et historique française et dans le cadre strict de la légalité (ce qui la différencie de la competitive intelligence à l’américaine) et les experts culturels, héritiers d’une longue tradition anthropologique et ethnologique. C’est aussi dans l’idée que tout ne se réduit pas à la psychologie et qu’il faut se méfier de l’obsession de la mesure à prétention scientifique qui porte toujours en elle le risque de figer les profils dans une visée essentialiste.

Cette approche française doit par ailleurs relever deux défis :

  1. surmonter les a priori qui subsistent en France entre le monde de l’économie et celui des sciences humaines,
  2. (re)valoriser l’information utile, historiquement marquée par le dévoiement de l’information exploitée à l’époque coloniale, et parfois méprisée par valorisation exclusive du savoir désintéressé.

N’étant pas chercheur universitaire ni théoricien, je ne peux qu’indiquer des pistes de réflexion à partir de retours d’expérience et d’études de cas. Mon sentiment est que, de même que l’intelligence économique a puisé dans les concepts et outils des services de renseignement pour ensuite développer son autonomie et sa spécificité, l’intelligence culturelle aurait beaucoup à gagner à puiser dans les concepts et outils du domaine militaire. Car c’est bien là que l’information utile a le plus de sens (voir Le chant des Talibans : leçons afghanes sur l’interculturel et Intelligence culturelle et opérations militaires : une autre approche du renseignement).

Mais elle doit aussi se nourrir du management interculturel pour élargir l’interculturalité aux enjeux stratégiques des entreprises. Or, dans ces deux secteurs (impact de la culture dans les opérations militaires, management interculturel), au pire nous ne sommes pas en pointe de la recherche ou, au mieux, il y a un manque de visibilité de celle-ci. D’une part, la réflexion sur les enjeux culturels et interculturels dans les opérations militaires a connu un fort ralentissement après l’époque coloniale, et l’organisme spécialiste de ces questions au sein de l’armée française (l’EMSOME) gagnerait à connaître un coup de fouet. D’autre part, le management interculturel est plus vivace sur le plan de la recherche et des innovations au Pays-Bas ou en Amérique du Nord : aucun chercheur français dans ce domaine n’a d’envergure internationale.

Dans l’immédiat, on ne peut que proposer des définitions de travail de l’intelligence culturelle. Je vous renvoie ici à mon propre Essai de définition. Vous pouvez également prolonger la lecture de cet article par La dimension stratégique des enjeux interculturels.

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