Un curieux paradoxe
Voilà un moment que je souhaitais reprendre et préciser des éléments de mon article de l’année dernière Le point de vue de l’autre, angle mort des relations interculturelles. Depuis, j’ai réuni de nouveaux témoignages et retours d’expérience montrant que bien des blocages et malentendus interculturels proviennent de notre difficulté à se poser et à poser des questions en apparence très simples.
Quand vous en prendrez connaissance, vous constaterez également leur simplicité. Et pourtant, elles sont rarement posées, soit que, justement, leur apparente simplicité les fait disparaître de nos préoccupations, soit qu’on estime qu’on a mieux à faire, que la priorité, ce sont les enjeux techniques du projet et la mobilisation de notre expertise professionnelle. Ou alors, il se peut qu’on ait ces questions à l’esprit mais on retarde leur clarification parce qu’on se dit qu’on aura toujours le temps de les aborder ou qu’on suppose que d’autres vont le faire à notre place. Et quand on réalise combien elles auraient été utiles pour éviter certaines difficultés, c’est souvent trop tard : la relation s’est dégradée, la communication a parfois été rompue, tout est devenu source de conflit et la moindre initiative de notre part est désormais mal accueillie par des partenaires lassés, exaspérés ou offensés.
Bref, le plus simple est parfois le plus difficile. Je ne cesse de faire et refaire ce constat, et mon étonnement est chaque fois renouvelé quand je rencontre des acteurs de l’international qui ne songent même pas à prendre certaines mesures pourtant faciles à déployer, pas du tout coûteuses et ayant des effets positifs quasi immédiats. Je vous propose donc un échantillon – par conséquent non exhaustif – de cinq de ces questions qu’il convient de (se) poser avant une rencontre à l’international.
1. Pour ne pas travailler avec des stéréotypes
Anecdote – Nous sommes dans le domaine de l’IT. Des Français ont pour la première fois une réunion en visioconférence avec des Indiens. Ils se « préparent ». Autrement dit, ils s’attendent à un langage corporel déstabilisant de la part des Indiens (le « fameux » dodelinement de la tête) et à des réponses toujours positives à leurs questions. Le jour J, les Indiens sont posés, ont le regard fixe, illustrent clairement leur propos avec les mains et font part de leurs questions ou désaccord en toute franchise. De leur côté, les Français sont surpris, hésitants, et ne font pas bonne impression lors de cette réunion. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard qu’ils réalisent que ces quatre Indiens ont étudié aux États-Unis et effectué une grande partie de leur carrière dans la Silicon Valley avant de retourner en Inde.
- La question : Qui sont-ils ?
Simple, non ? Mais, généralement, on connaît les noms et les titres des personnes avec lesquelles on va interagir professionnellement. Et cela s’arrête là. D’où le risque, quand on a affaire à des étrangers, de partir d’idées très générales (souvent stéréotypées) sur leur culture d’origine et de les plaquer sur des individus qui en sont en fait souvent très éloignés.
Qui sont-ils donc ? Se renseigner sur leur parcours et prévoir des échanges et activités pour clarifier nos identités respectives forcément plurielles (origines géographiques, études, expériences professionnelles, séjours à l’étranger, localisation exacte dans le pays, hobbies, loisirs) est une condition préalable à la relation professionnelle qui, à différents degrés selon les cultures dans le monde, est d’abord et « avant tout » un contact humain et une rencontre entre personnalités (on ne rencontre pas une Française, un Indien, une Allemande ou un Brésilien, mais quelqu’un avec sa singularité, son caractère, son vécu, etc.).
Et d’ailleurs, « avant tout », pourquoi ne pas prendre l’initiative d’envoyer les CV de l’équipe française ? Ou mieux encore, pourquoi ne pas faire un document agréable à lire constitué de fiches où les membres de l’équipe partagent une partie de leur CV : études, expériences professionnelles significatives, ainsi que quelques informations personnelles, des photos d’eux-mêmes et de paysages, sport, loisirs appréciés ?
2. Pour que réunion ne rime pas avec désunion
Anecdote – Des Polonais confient au sujet de leurs collègues français : « On ne peut pas travailler avec eux. » Pourquoi ? « Parce qu’ils organisent des réunions à 16h ! Et même à 17h parfois ! » Ils expliquent qu’en Pologne, on commence et on finit tôt la journée. D’ailleurs, comme en Allemagne, les écoles ferment à 15h. Quant aux Français, ils font part de la même lassitude : « On ne peut pas travailler avec les Polonais ! Ils organisent des réunions à 12h30 ! » En plein dans la pause déjeuner. L’agacement est tel que certains ne répondent désormais plus au téléphone quand ils voient s’afficher un numéro polonais…
- La question : Quel est le meilleur moment pour planifier une réunion avec vous ?
Simple, non ? Et pourtant, au moment de commencer un projet, elle est rarement posée. Tout comme on n’explique pas clairement quel est le meilleur moment pour planifier une réunion avec nous. Autant d’évidences qu’on ne prend pas la peine d’expliquer, d’où des agacements, voire des réticences, et même des refus, à l’idée de poursuivre la coopération avec tel ou tel partenaire. Le sujet n’est pas sensible si on prend la peine de l’aborder au début du projet, et il a l’avantage de permettre de libérer la parole sur les pratiques respectives.
Avec des partenaires venant de pays aux différents fuseaux horaires se pose en plus la question des décalages horaires. Il existe pourtant des outils de planification de réunion qui aident à identifier des créneaux communs dans la mesure du possible (voyez par exemple celui-ci).
Imaginons une réunion prévue le 21 novembre entre des personnes localisées à Paris, Mumbai et Tokyo. En rose, ce sont les horaires habituels de sommeil, en vert les horaires habituels de travail et en jaune les horaires de repos. Quand les trois horaires verts sont alignés, une réunion est possible. Dans le cas présent, le 21 novembre quand il sera 8h à Paris, il sera 12h30 et 16h à Mumbai et Tokyo, et quand il sera 9h à Paris il sera 13h30 et 17h à Mumbai et Tokyo (à valider cependant avec les partenaires de chacun des pays !) :
3. Pour connaître leur mois de mai
Anecdote – Nous sommes au mois de mai. Des Indiens s’étonnent, et c’est en fait un agacement qui ne dit pas son nom. Ils reçoivent des réponses automatiques à leurs emails indiquant que leurs partenaires français sont « en congés » ou « absents du tant au tant ». Pourquoi ces absences ? Cela signifierait-il un désengagement des Français ? Seraient-ils plus intéressés par leurs vacances que par le travail ? S’agirait-il d’un manque de professionnalisme de leur part ? Comment travailler dans ces conditions alors que leur hiérarchie demande un retour impératif des Français sur tel aspect du projet ? Puis, arrive le mois d’octobre et les Indiens deviennent moins réactifs. Profond agacement des Français ! Ces gens ne sont jamais là quand on a besoin d’eux !
- La question : Quels sont les moments dans l’année où vous êtes moins disponibles ?
Si les Français et les Indiens avaient clarifié ce point avant de lancer ce projet ensemble, peut-être auraient-ils saisi qu’en France le mois de mai est comme un petit mois d’août du fait des nombreux jours fériés (et de la date limite du 31 mai pour prendre le reliquat de congés de l’année précédente) et qu’en Inde il y a de nombreux festivals sacrés en octobre/novembre.
Le rythme annuel de nos disponibilités, voilà une évidence pour chacun dans son pays (jours fériés, vacances scolaires, congés annuels, …). Tellement évident qu’on ne prend pas la peine de l’expliciter. Or, quoi de plus important en matière de gestion de projet à l’international que de connaître les moments de moindre disponibilité et de mettre en place des mesures pour les prendre en compte ?
Quand j’ai en formation des participants de différents pays travaillant ensemble, je fais souvent ce simple et bref atelier d’explication mutuelle de ces moments. Et c’est toujours surprenant et amusant de voir combien les regards s’éclairent quand ils découvrent les raisons de certains de leurs agacements. Mais alors, pourquoi une question aussi simple n’est pas systématiquement posée au moment de lancer un projet à l’international ?
4. Pour ne pas s’éloigner en se rapprochant
Anecdote – Une entreprise française reçoit une délégation de Coréens. Elle réalise en effet en Corée du Sud une grande partie de son chiffre d’affaires. Les Coréens sont curieux de rencontrer leur partenaire français, leurs contacts habituels, les sites de production, les usines, etc. Un dîner est organisé le lendemain de leur arrivée. Et pour mettre un peu d’animation, les Français ont invité un caricaturiste qui passe de table en table et montre à tout le monde le portrait de la personne ainsi ridiculisée. Gros éclats de rire des Français, sourires polis des Coréens…
- La question : Que proposez-vous pour renforcer les liens interpersonnels entre nous ?
Caricaturer en public un partenaire coréen qu’on rencontre en plus pour la première fois, ce n’était peut-être pas l’idée du siècle. On comprend que les Français ont voulu bien faire, créer une ambiance sympathique et décontractée, tisser des liens interpersonnels avec les Coréens. Mais alors, pourquoi ne pas les avoir consultés sur ce qui était prévu, ou mieux encore : pourquoi ne pas leur avoir demandé ce que, eux, pourraient proposer pour parvenir à cet objectif ? Pourquoi penser que ce qu’on va faire, c’est forcément ce qui sera le mieux ?
Je me souviens d’Indiens travaillant à distance avec des Français. Ils m’ont demandé comment faire pour mieux connaître les Français sur le plan interpersonnel. Je leur ai renvoyé la balle : « Et vous, que proposez-vous de faire ? » L’un d’entre eux a alors immédiatement répondu avec enthousiasme : « Ce qu’on aimerait, c’est voir des photos des endroits d’où viennent nos collègues français. On ne connaît de la France que la tour Eiffel… Et on pourrait leur montrer des photos des différentes régions d’où on vient en Inde. »
(L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais non. Quand j’ai communiqué aux Français la proposition des Indiens, j’ai eu toutes les peines du monde à les convaincre d’y donner suite. « On a autre chose à foutre », a réagi l’un d’entre eux. Non, tu n’as pas autre chose à foutre : crée ce lien interpersonnel, développe ce contact humain, et c’est sur cette base que tu pourras construire la confiance et l’engagement professionnels chez tes collègues indiens.)
5. Pour ne pas tartiner de la déconfiture
Anecdote – Un ingénieur français se rend aux Pays-Bas pour proposer aux Néerlandais une solution technique à un problème de distribution d’énergie. Avant d’en venir au cœur du sujet, il prend le soin de détailler les 3 solutions que l’équipe française n’a pas retenues. Il les passe minutieusement en revue, explique clairement les raisons spécifiques pour lesquelles elles ont été écartées. Il ne voit pas monter l’agacement des Néerlandais. Ceux-ci regardent l’heure, se concertent en néerlandais, n’écoutent plus. Alors qu’il allait commencer l’analyse de la troisième solution écartée, l’un d’entre eux l’interrompt brutalement : « Cut the bullshit ! » Le Français est désarçonné, il perd ses moyens et la réunion prend fin sans qu’il ait pu proposer la solution choisie.
- La question : Que dois-je changer dans ma présentation pour qu’elle soit convaincante ?
Ce qu’auraient voulu les Néerlandais ? Que l’ingénieur français explique directement quelle solution est la meilleure et pourquoi. Allons droit au but, ne perdons pas de temps avec ce qui ne va pas fonctionner. Les solutions non retenues, elles pourront éventuellement faire l’objet de discussion mais sur demande des Néerlandais, s’ils en manifestent le besoin. Donc, l’ingénieur français les garde pour lui, en réserve, et doit ajuster sa présentation pour faire bref et efficace.
Voilà un autre sujet d’étonnement : je rencontre beaucoup trop de personnes qui, avant de faire une réunion avec des partenaires étrangers, se contentent de reprendre leur présentation habituelle en français et de la traduire telle quelle en anglais. Sans se demander s’il ne faudrait pas effectuer quelques ajustements pour capter l’attention et être convaincant. Par exemple, dois-je prévoir de finir en 15 minutes ou de parler pendant 1h ? Faut-il commencer par le rappel du contexte et aller progressivement vers le détail selon un processus en forme d’entonnoir ou faut-il mettre immédiatement sur la table le plus spécifique ou les résultats obtenus ? Faut-il plus ou moins d’illustrations, de données chiffrées, de texte ?
Ici, le réflexe doit être de consulter un collègue ayant une grande expérience de la coopération avec les partenaires de ce pays et de lui montrer sa présentation pour identifier d’éventuelles pistes d’ajustement. Dans l’idéal, on consulte des personnes venant de ce pays pour avoir quelques éclairages. C’est un exercice d’humilité personnelle et une bonne manière de valoriser l’expertise culturelle et professionnelle de l’autre.
* * *
- Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
- Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Quelques suggestions de lecture:
- L’interculturel à travers l’histoire : 5 articles à lire à la plage ou… au bureau
- Paris : l’imaginaire japonais et la réalité
- Le point de vue de l’autre : angle mort des relations interculturelles ?
- De l’influence des mythes sur la pratique des affaires : le point de vue d’un Indien
- L’effet de surprise, ennemi de la communication interculturelle
- Comment les étrangers perçoivent-ils leurs partenaires français ? (intervention au colloque des CCE)
Derniers commentaires