Vers un audit par les facteurs culturels
Voici le deuxième volet d’un article consacré aux risques interculturels. La typologie des risques interculturels qui a été établie précédemment permet d’avoir une vision d’ensemble des différents enjeux liés au management interculturel. A présent, il s’agit de visualiser le degré de maturité des organisations quant à leur gestion des risques interculturels.
L’outil de diagnostic qui est présenté ici doit être conçu comme le résultat d’un audit par les facteurs culturels. Dans le cadre de cette version publique, je signale seulement que cet audit mobilise toute une série d’indicateurs clés de performance culturelle et interculturelle à partir desquels il est possible d’établir des objectifs, des éléments de pilotage ainsi que des points de comparaison dans la perspective d’un benchmark culturel avec un concurrent.
Dans l’immédiat, cet outil servira ici à formaliser les diagnostics établis dans les nombreuses études de cas mises en ligne sur ce blog.
L’échelle des risques interculturels
Il s’agit de répondre à la question suivante : Quel est le degré de maturité de mon organisation dans la gestion des risques interculturels ? Toute organisation privée ou publique en interaction avec d’autres cultures et pour laquelle ces interactions recèlent une dimension stratégique (sécurisation, pérennisation et développement de l’activité) doit voir et savoir où elle se trouve sur cette échelle et où elle veut se situer à court, moyen et long terme:
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RISQUES MAXIMUM – Indifférence culturelle
Dans ce cas, le management interculturel est considéré comme parfaitement inutile : soit l’activité de l’organisation reste strictement limitée au contexte national de l’organisation, soit la culture professionnelle et la culture organisationnelle ont une dimension hégémonique, soit la culture même de l’organisation s’y oppose (cas des institutions françaises dont le fondement est l’universalisme).
Mais dans ces trois cas de figure, il est pourtant difficile de mettre totalement de côté les problématiques liées au management interculturel :
- Les activités strictement limitées au contexte national de l’organisation sont de plus en plus rares : qu’il s’agisse du produit ou du service à adapter à la clientèle étrangère ou du recrutement de talents étrangers pour le promouvoir. Par exemple, j’ai déjà évoqué le cas de la haute horlogerie contrainte de simplifier les motifs compliqués des montres (motifs du type tourbillons), qui ne parlent pas à la nouvelle clientèle chinoise.
- La culture métier et la culture organisationnelle où règnent une hégémonie des compétences techniques et une puissante standardisation ne peuvent plus faire l’impasse sur la complexité des interactions culturelles qui exige des compétences non-techniques (psychologie, langues étrangères, souplesse interculturelle). C’est par exemple le cas dans l’aéronautique ou au sein des groupes financiers français.
- Si les institutions françaises reposent sur les valeurs universelles, elles ont les défauts de leurs qualités, à savoir une culture de la non-prise en compte des facteurs culturels. Qu’il s’agisse de l’école confrontée à la diversité d’origine des enfants d’immigrés, de la République face au défi de l’intégration ou même de la police, il est évident que nous manquons en France de savoir-faire en matière interculturelle. Voyez par exemple la polémique à propos du stage de culture musulmane proposé à la police de Rhône-Alpes.
RISQUES ÉLEVÉS – Connaissance culturelle
A priori, on peut s’étonner de la connaissance des cultures comme facteur élevé de risques interculturels. Mais il faut bien avoir conscience que lorsque la formation en management interculturel est seulement considérée comme un simple apport de culture générale, elle manque son but : la connaissance culturelle crée l’illusion de la compétence interculturelle. Ce n’est pas parce que je développe une expertise sur une culture que je sais interagir avec la population de cette culture. Savoir ne signifie pas forcément savoir-faire.
Ainsi, agir en ne se basant que sur son seul savoir sur une culture comporte un risque au même titre qu’agir en ignorant la culture de l’autre. Malheureusement, nous avons tendance en France à considérer que le développement des connaissances implique le développement des compétences. Erreur monumentale : pour s’en rendre compte, il suffit de constater les ravages que produit l’absence de réelle formation des professeurs qui sont recrutés sur le seul critère des connaissances et facultés intellectuelles et qu’on met devant des élèves sans leur avoir transmis le savoir-faire en matière de gestion de classe, d’autorité ou de conflits.
Cette attitude se retrouve dans les entreprises pour lesquelles la formation en management interculturel a trop souvent une dimension cosmétique visant à orner les compétences techniques de leurs expatriés. De plus, la formation est très rarement accompagnée d’un suivi et d’un débriefing des premières semaines de l’expatrié en poste. Sans une réflexion approfondie sur les objectifs à atteindre en termes de compétences interculturelles, la seule connaissance culturelle reste facteur de risques élevés d’échecs d’expatriation et de pertes de talents étrangers.
COMPÉTENCE INTERCULTURELLE – Risques modérés
Nous franchissons ici un degré de maturité avec l’effort soutenu et réfléchi des uns et des autres pour trouver un terrain commun d’entente et d’action. Cet effort peut s’exprimer au moyen de petits détails qui prennent au final une dimension monumentale. C’est par exemple le responsable qui doit faire une présentation aux Etats-Unis et qui fait l’effort d’adapter son discours et ses arguments au contexte américain. Il évitera de faire de longs monologues pour rappeler l’historique des relations avec ses partenaires américains, il s’abstiendra de briller par des citations ou des formules philosophiques, mais il viendra droit au but, sera clair et synthétique, délivrera un résumé des principaux points, mettra en avant ses décisions, les coûts en jeu et les résultats attendus.
Voilà qui peut sembler simpliste et pourtant tout commence par cet effort minimal qui envoie un signal aux collaborateurs et aux partenaires sous la forme d’un message implicite : nos différences s’effacent derrière nos complémentarités. Tout dépend de la façon dont est vécu cet effort de la part de celui qui l’initie. Et il n’y a que deux façons : négativement ou positivement. Négativement, si cet effort est perçu comme un renoncement à soi-même ou comme une castration culturelle. Positivement, si cet effort n’est pas perçu comme une fin en soi mais comme un moyen ou une ouverture vers des possibilités inédites. Il s’agit de passer de la culture de l’individu à la culture de la relation interindividuelle.
Généralement, ceux qui sont restés dans l’indifférence culturelle, ou même dans la connaissance culturelle, réagissent ainsi face à cet effort qui leur est réclamé : Pourquoi devrais-je toujours m’adapter à eux, et pas eux à moi ? Face à cette objection, il est impératif de rappeler qu’il ne s’agit jamais de devenir l’autre, ni de le singer, mais de faire un pas en avant en dehors de sa zone de confort culturel de telle sorte que l’autre puisse également en faire un. Sans cet effort qu’il faut savoir initier, le conflit interculturel est inévitable.
INTELLIGENCE CULTURELLE – Risques maîtrisés
A quoi bon développer mes compétences interculturelles si l’organisation à laquelle j’appartiens fait preuve d’immaturité culturelle ? Si l’approche du marché, le produit ou le service de mon entreprise, la campagne marketing et publicitaire, voire le visuel, le logo et la marque même de l’entreprise sont à côté de la plaque sur le plan culturel, tout mon savoir-faire relationnel avec mes collaborateurs locaux tombera à plat.
L’intelligence culturelle désigne la diffusion du savoir-faire culturel et interculturel dans l’organisation elle-même. Il s’agit de coupler les compétences techniques aux compétences non-techniques, de cibler les efforts de formation en fonction des pays d’affectation les plus sujets aux échecs d’expatriation, de débriefer les expatriés de retour de mission de façon à établir un guide des meilleures pratiques qui concilie la culture d’entreprise et les cultures locales, mais également d’intégrer les risques interculturels dans la gestion des risques (et d’élargir le traditionnel « risque pays »), la veille, la stratégie, le marketing, etc.
Un excellent exemple d’intelligence culturelle est donné par l’alliance Renault/Nissan qui a été soigneusement préparée sur le plan interculturel. Création d’empathie mutuelle entre Français et Japonais, équipes transversales et multiculturelles, identité des deux groupes préservée, localisation du siège de l’alliance dans un pays tiers (Pays-Bas), etc. Même la façon de communiquer a été prise en compte avec l’établissement d’un lexique commun en anglais pour être certain que chacun se réfère au même sens des mots employés.
Mais l’intelligence culturelle d’une organisation ne la garantit pas contre l’échec. Je l’ai déjà montré avec le cas de l’échec de l’alliance de Renault avec Mahindra pour commercialiser la Logan en Inde. Pourtant, cet échec est intervenu après la mise en place réussie de l’alliance avec Nissan. Autrement dit, l’intelligence culturelle n’est jamais acquise, notamment du fait de la complexité et de la diversité des théâtres d’opération des grands groupes. A l’image de la culture de la sécurité ou de l’intelligence économique, elle doit être une culture active et proactive sans cesse mise à jour et diffusée dans l’entreprise.
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Quelques suggestions de lecture:
- Intelligence culturelle : essai de définition
- Risques interculturels : typologie et diagnostic (1)
- Un pas en avant pour l’intelligence culturelle
- Former à l’interculturalité: enjeux, formats, défis – texte de mon intervention à l’EMSOME
- Pourquoi parler de « risques » interculturels ?
- Gestion des risques interculturels – 6 articles de 2011
Merci pour ce 2e volet, encore plus explicite que le premier. En le lisant, je me suis pris à illustrer mentalement les situations de certaines entreprises par les cas discutés sur ce blog.
J’apprécie particulièrement le paragraphe sur “le premier pas qui coûte”, pour l’autiste culturel qui en fait refuse de “perdre du temps” initialement mais en perd après, à dissiper malentendus et rattraper erreurs en tous genres.
La situation peut de plus être différente au sein d’une même entreprise, d’un service/département à l’autre. Mon autodiagnostic m’indique que j’étais dans un service “compétent culturellement”, situation plutôt saine quand on a des collègues en Asie et aux US. Et ce, grâce à une prise de conscience intelligente du manager.
Maintenant, une étape délicate reste à franchir : en effet, poser le diagnostic et proposer le remède est vu comme étant à la fois juge et partie. Donc il faut bien définir la stratégie du service : dissocier les deux prestations clairement et explicitement, dans une démarche de transparence revendiquée, me semble tout à fait acceptable.
@Phot’s – Je note avec intérêt ce problème du “juge et partie” que vous soulevez. Au sein d’un service ou d’un département, il y a en effet un risque de court-circuit ou d’intrusion qui sape la démarche. Dans une échelle plus vaste, l’une des grandes difficultés du déploiement de l’intelligence culturelle concerne la nécessaire transversalité qu’elle implique, et par suite le pilotage de cette orientation. L’exemple de Renault/Nissan est à ce titre remarquable car il montre bien en quoi dans un grand groupe français ce déploiement ne peut venir que de la tête. C’est donc du degré de maturité du dirigeant en la matière que dépend la capacité de son organisation à intégrer ces dimensions culturelles dans les différents services. Malheureusement, le curseur se place pour eux plus souvent côté “indifférence culturelle” que côté “intelligence culturelle”…
J’ajoute une dernière remarque en faisant le parallèle avec la série d’articles sur l’aéronautique publiés sur ce blog: il me semble de plus en plus que le développement de l’intelligence culturelle ou de la “culture de l’interculturel” au sein d’une organisation se confronte exactement aux mêmes défis que le développement de la “culture de la sécurité”…
Les analyses de monsieur Pelletier sont tout à fait remarquables. Je suis un citoyen ultramarin français (Martiniquais),sociologue et travaillant sur les problématiques interculturelles et de la diversité. Je serais particulièrement intéressé par une collaboration avec lui tant sur l’aspect conceptuel et de la recherche que sur le plan du consulting sur le marché de l’outre-mer français bien mis en exergue par cette année 2011 de l’outre-mer français. Restant à sa disposition.Cordialement
@Elisabeth-H: Merci pour ce retour de lecture. Je vous ai répondu en privé.