Recueillir des anecdotes professionnelles mettant en scène des partenaires de différents pays et confrontés à un enjeu interculturel, en analyser les ressorts et en tirer des enseignements, telle était la mission que j’ai confiée à la dernière promo des MBA Executive Management des Risques et Gestion de la Sûreté Globale (MARS) et Management de la Cybersécurité et Gouvernance des Systèmes d’Information (MACYB) de l’École de Guerre Économique (EGE) où j’enseigne la gestion des risques interculturels depuis près de quinze ans.
La valeur ajoutée des retours d’expérience est cruciale pour mieux saisir le vécu, décrypter la complexité présente et anticiper sur les situations à venir. Alors que les usages professionnels de l’intelligence artificielle se multiplient, il faut plus que jamais insister sur la préservation des compétences liées à la prise en compte du facteur humain, et dans l’approche interculturelle sur la capacité à recueillir le point de vue de l’autre. Tel était l’un des objectifs de ce travail.
Les étudiants se sont fortement impliqués et je les en remercie. Ils ont ainsi réalisé 25 passionnantes études de cas à l’écrit et en ont présenté 15 à l’oral. Avec leur accord, voici un bref aperçu des rapports produits. En italiques, vous lirez le cas rapporté par l’étudiant (récit brut, sans l’analyse culturelle et les enseignements pratiques qui figurent dans les dossiers). Les quelques observations et compléments qui suivent sont de mon fait.
Le premier cas provient d’un témoignage GD (l’étudiant souhaite rester anonyme). GD est français et la scène se déroule à Séoul, Corée du Sud, en 2010.
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A. Contexte
Dans le cadre d’une de mes visites à Séoul, je dois m’entretenir avec M. Park, responsable des relations commerciales avec les chaebols, conglomérats coréens. M. Park est un directeur commercial expérimenté particulièrement respecté et rompu à l’exercice de ces rencontres informelles.
Dès mon arrivée, je note que son bureau est différent des autres locaux de la filiale. Situé dans une partie isolée, il possède un accès direct depuis l’accueil de l’immeuble et présente une décoration typiquement classique coréenne : sol en bois, fontaines, décoration épurée, présence d’une « tea lady » coréenne et, finalement, peu de matériel informatique.
La responsable CRM locale qui me guide jusqu’à mon rendez-vous semble elle-même impressionnée d’entrer dans ces lieux. Elle me demande de me déchausser et disparaît sans même que je m’en rende compte. En tant que visiteur, je salue mon interlocuteur en m’inclinant le plus possible, et m’assure que l’échange protocolaire de nos cartes de visite s’effectue en les tenant à deux mains.
L’entretien, cordial, a lieu de 11h à midi. Les sujets professionnels sont rapidement abordés : qualité du travail de l’équipe CRM locale, importance du support et du soutien qui peut être fourni aux équipes commerciales, et surtout leur attachement à ne jamais retarder les transactions commerciales.
M. Park me propose alors de déjeuner, proposition que je me dois et m’empresse d’accepter, tout en le remerciant chaleureusement.
B. Enjeu interculturel
M. Park me demande si je connais et apprécie la gastronomie coréenne. Il me parle alors du bosintang, plat traditionnel, excellent en goût mais également bon pour la santé. Il s’agit d’une soupe de légumes et de viande de chien. Je tente d’intervenir dans notre discussion, mais il adopte la position d’un aîné décidé à m’offrir l’opportunité de découvrir une des spécialités de son pays.
Extrêmement décontenancé, car nos habituels hôtes asiatiques connaissent les réserves occidentales en matière de gastronomie et prennent généralement le soin de nous proposer des choses “raisonnables”, je ne sais comment décliner sa proposition. Et ayant saisi la stature et personnalité de mon interlocuteur, je sais que je ne peux dire non que difficilement, heurtant alors violemment son amour propre et sa « face » (체면, chemyeon, en coréen).
C. Résolution
Acculé, je décide d’abonder dans son sens, reconnaissant la singularité et les qualités de cette gastronomie, mais je précise qu’étant végétarien, régime alimentaire fréquemment rencontré en Asie, je ne pourrai malheureusement pas y goûter. J’accepte toutefois avec empressement de l’accompagner dans le restaurant choisi mais, s’il me l’autorise, en restant fidèle à mes convictions végétariennes.
Visiblement séduit ou surpris par mon tact, par ma « douce fermeté », mais également par ma déférence et mon respect pour sa culture, il accepte finalement la situation et nous avons passé un moment très agréable dans un restaurant de Séoul, en échangeant plus sur nos cultures respectives que sur des sujets professionnels. J’ai alors l’occasion de découvrir un homme charmant et plus raffiné qu’on ne pouvait l’imaginer au sujet d’un « mangeur de chien ».
À la suite de cette expérience, je l’ai revu à quelques reprises. Chaque fois il m’a demandé : « Alors, vous êtes toujours végétarien ? » Qu’il ait été dupe ou non de mon subterfuge, nous avons réussi à maintenir un respect mutuel.
Observations et compléments
1. Rappelons tout d’abord que la consommation de la viande de chien d’élevage se perd en Corée du Sud. Elle est même en voie d’interdiction par les autorités. Les restaurants qui en servent sont plus tolérés qu’autorisés (en 2019, sur 520 000 restaurants à Séoul, on en trouvait dans seulement 100) et ils ferment les uns après les autres faute de clientèle (le nombre de chiens d’élevage consommés en Corée est passé de 3 millions il y a 20 ans à 1 million actuellement).
2. Bien qu’ayant moi-même mangé à trois reprises du bosintang au début des années 2000, la plupart des Coréens que j’ai rencontrés n’en avaient jamais consommé. Il faut dire qu’ils avaient souvent moins de trente ans et que la consommation de viande de chien est plus fréquente chez les hommes que chez les femmes, et parmi la génération des aînés que chez les jeunes.
3. GD a le bon réflexe d’observer avant d’agir. L’aménagement de l’espace, la décoration, le comportement des employés : tout est signifiant et renvoie au statut important de son interlocuteur, M. Park. Immédiatement, il est alerté par la notion de distance hiérarchique et la nécessité de respecter titres et statuts (un autre cas rapporté par les étudiants met en scène un responsable néerlandais dans les télécoms, dont le comportement indique une relation hiérarchique plate : par exemple, il ne prend pas une décision seul et il va lui-même au contact des usagers).
4. Dans les cultures à fort contexte, le moment informel sert non seulement à construire du lien interpersonnel mais aussi à tester la qualité de la relation formelle. Autrement dit, est-ce que cette personne avec laquelle j’ai de bons échanges professionnels, est sincère ? Est-ce que ce lien formel peut être consolidé par des liens informels ? Sortons donc du cadre formel et voyons-nous dans un contexte où nous sommes moins soumis à l’obligation de jouer un rôle codifié par le contexte professionnel. Que se passe-t-il quand les acteurs changent de scène, et donc de rôle (voir L’autre dimension cachée : la théâtralité) ?
5. Constatant la réticence de son partenaire français, M. Park « adopte la position d’un aîné ». Ce paternalisme, dû à une réelle ou apparente différence d’âge entre les protagonistes et accentué par le contexte confucéen où l’âge est un critère de hiérarchisation sociale en Corée du Sud, entraîne une relation déséquilibrée entre les deux, où celui qui est ou semble le plus âgé se place en surplomb. Il va être essentiel de prendre en compte ce différentiel pour éviter un échange d’égal à égal, surtout en ce qui concerne le négatif.
6. Le Français perçoit d’emblée ce déséquilibre. Il est conscient que dire non frontalement le ferait sortir de sa place dans la relation et provoquerait un décalage de la place de M. Park, lequel perdrait alors son surplomb : en cas de refus direct, il perdrait la face. Comment faire alors ?
7. Si l’on reste sur nos références culturelles d’expression frontale des choses, l’option choisie peut faire sourire, tant elle est manifestement un prétexte, un « subterfuge » dira GD. Mais dans la situation présente, elle ne manque pas d’élégance, même si, comme on l’apprendra à la fin, M. Park n’est pas dupe. Mais au moins les apparences sont préservées : même dans le refus on n’a pas rompu le lien qui nous unit, on reste dans une relation positive.
8. Finalement, on se demande si M. Park n’a pas volontairement choisi de mettre mal à l’aise son hôte pour tester sa capacité à maintenir un lien positif avec lui. Il s’agit alors de prendre très au sérieux le moment informel : celui-ci ne signifie pas un relâchement de l’attention, un temps de repos ou de distraction, mais au contraire la base solide et concrète sur laquelle édifier les relations formelles et le “respect mutuel”.
Pour prolonger, je vous invite à consulter:
- La 2e anecdote: Le dégoût des autres
- Dire non : notes et observations sur un petit problème de communication
- Deux illustrations du lien d’appartenance au groupe dans les cultures collectivistes
- La thérapie du choc culturel
Quelques suggestions de lecture:
- L’absurde lucidité de certaines entreprises sur leurs défaillances interculturelles
- L’interculturel à travers l’histoire : 5 articles à lire à la plage ou… au bureau
- Gestion des Risques Interculturels – 6 articles de 2013
- Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – entretien pour le Centre Algérien de Diplomatie Economique
- 3 anecdotes interculturelles – (3) Une autre victoire de Napoléon
- Deux illustrations du lien d’appartenance au groupe dans les cultures collectivistes
Bonjour, absolument rien à redire par rapport à votre analyse, en particulier le § 8 qui aborde la question du nécessaire rétablissement de la relation hiérarchique vieux – jeune / manager – étudiant sous couvert de civilités… Pour notre jeune invité il restait toutefois la possibilité de se forcer à manger la nourriture proposée en faisant une entorse à ses principes personnels… mais en y ajoutant un zeste d’humour, histoire de montrer qu’on n’était pas dupe… C’est comme cela que parmi nombre de mets exotiques (serpents, crapauds, insectes…) ou boissons (cachiri amérindien) avalés au cours de ma carrière de colonial, j’ai un jour mangé dans les Tuamotu un fafarou pestilentiel en refusant un assaisonnement susceptible d’en aténuer le goût histoire de l’avaler nature, au grand ébahissement ravi de mes interlocuteurs polynésiens… Il en faut peu parfois pour s’imposer… sous réserve d’avoir un estomac qui tient la table… 😉
Bonjour Jean-Luc Martin, merci pour votre retour et voici ci-dessous une réponse de GD:
J’avais environ 28-29 ans à l’époque et je placerais M. Park aux alentours de 55-60 ans.
Jeune expatrié en Asie depuis environ 5 ans, j’ ai eu l’opportunité de gravir rapidement les échelons. Ma jeunesse et mon ouverture d’esprit (par opposition aux expats “ancienne génération” qui peuplaient encore les rangs de mon organisation) m’ont souvent valu un intérêt particulier de la part des locaux.
Concernant mon refus de manger du chien, il s’agissait plus d’une conviction personnelle profondément ancrée, que d’un manque de courage culinaire (j’ai toujours été reconnu pour mon intrépidité): je me suis plus qu’à mon tour régalé de salade de méduse, soupe de serpent, divers insectes, mygale et scorpion grillés, Balut ou oeufs de 100 ans !