État des lieux avant le départ
Vous savez que vous prenez l’avion vers une destination insolite lorsque la salle d’embarquement se trouve reléguée dans un coin perdu de l’aéroport, là où il n’y a plus ni café ni magasin, où il y a peu de voyageurs – et peu d’avions d’ailleurs. A l’aéroport d’Istanbul, la porte 504 se situe dans une sorte d’arrière-cour à laquelle on accède par un escalator descendant, comme pour aller à la cave. Si vous êtes orienté vers la porte 504, c’est que vous allez à Ashgabat, capitale du Turkménistan, un pays grand comme l’Espagne, peuplé de cinq millions d’habitants et presque aussi fermé qu’une huître.
Je n’ai fait qu’un bref séjour à Ashgabat à l’occasion d’un atelier interculturel d’une journée que je venais y animer. J’ai pris quelques notes lors de ce séjour. Elles n’ont pas d’autre ambition que de faire part de choses vues et entendues, extrêmement limitées et partiales. Elles ne rendent pas compte d’une connaissance quelconque de ce pays, de ses habitants et de leur culture. Comme vous, j’ai dû d’abord jeter un œil à une carte pour situer le Turkménistan et je n’en ai pas une plus grande connaissance après y avoir passé seulement quelques jours.
Avant de partir là-bas, j’ai fait le point sur ce que je savais de ce pays. Et j’avoue que c’est assez maigre. Il me revient en mémoire un reportage vu sur Arte il y a quelques années et qui montrait le caractère délirant de la dictature de Saparmourat Niazov (décédé en 2006) et la présence d’entreprises étrangères dans ce pays qui possède les 11e réserves de gaz au monde, et peut-être bientôt les 4e. Je n’ai donc du Turkménistan que l’image d’un pays autoritaire basé sur le culte de la personnalité. Le successeur de Niazov, Gurbanguly Berdimuhamedow, s’en est très bien accommodé : rien ne se fait sans son autorisation personnelle, pas même l’ouverture d’un hôtel.
N’ayant à l’esprit qu’une représentation tronquée, n’ayant produit aucune connaissance de ce pays par moi-même, n’ayant que peu d’informations à ma disposition et n’ayant d’ailleurs jamais rencontré de Turkmène auparavant, je suis le parfait candidat aux bourdes et autres impairs culturels. Prudence et retenue donc, on marche sur des œufs. Il s’agit d’adopter plutôt l’attitude d’un joueur de poker que le comportement d’un touriste du Club Med.
Commercial Important Person
A l’aéroport d’Istanbul, j’ai parfaitement tenu mon rôle. J’ai ignoré superbement toutes ces grosses paysannes turkmènes qui sont venues vers moi à la porte 504 pour me tendre un sac en plastique ou une besace bien remplie dans l’espoir que je les passerai pour elles lors du contrôle avant embarquement. Me souvenant avec frémissement que Midnight Express se déroulait en Turquie, j’ai poliment refusé, tout en les renvoyant avec perversité vers un autre Français qui attendait devant moi. D’après ce que j’ai saisi, les Turkmènes font le plein de marchandises en Turquie pour les revendre ensuite dans leur pays. Et les Turcs sont impitoyables en ce qui concerne la limite de huit kilos pour les bagages en cabine, d’où la présence d’un pèse-personne au contrôle des passeports. Les Turkmènes avaient donc l’espoir que je les allège de quelques kilos.
En outre, ils passent un temps considérable à scotcher leurs ballots, ce qui fait un boucan considérable dans la salle d’attente. J’ai compté dix couches de scotch pour l’un d’entre eux. A mon sens, il s’agit moins de protéger leurs paquets que d’empêcher leur ouverture. Il doit y avoir pas mal de contrefaçons dans le lot. Un Turkmène passé devant moi au contrôle des passeports a sorti de son pantalon tout un tas de tee-shirts sous plastique qu’il a ensuite consciencieusement scotchés à son ballot de huit kilos. A mon sens, ce ne sont pas les sacs qu’il faut peser mais les Turkmènes avant et après le contrôle des passeports!
Cela m’a rappelé un séjour au Maroc il y a fort longtemps. Je prenais le train de Tanger à Rabat. Deux Marocaines étaient assises quelques sièges devant moi. Elles semblaient mesurer plus de deux mètres cinquante tant leurs épaules dépassaient du dossier en hauteur et en largeur. Des géantes, assurément. Le mystère s’est résolu quand, à l’arrivée, je les ai observées se délester de dizaines de pièces de tissu qu’elles portaient autour de leur taille comme des jupes.
Si, à l’aéroport d’Istanbul, j’ai su rester distant (joueur de poker, joueur de poker…), les bonnes résolutions n’ont pas résisté à la descente de l’avion. Je me doutais qu’il ne fallait pas prendre de photographie dans ce pays qui a la réputation d’être le plus fermé au monde après la Corée du Nord, mais la tentation était trop forte, et voici l’arrivée à l’aéroport d’Ashgabat :
Vous noterez que le sol est mouillé. Il pleut pourtant rarement au Turkménistan (80% du territoire est désertique) et cette première journée s’est passée sous un temps parisien un peu trop familier à mon goût. A l’arrivée, il était stipulé de ne pas suivre l’ensemble des voyageurs mais de se diriger vers l’employé tenant une pancarte CIP pour Commercial Important Person, ce qui fait du bien à l’ego, mais qui reste un cran en deçà de VIP, Very Important Person. Ce n’est pas bien grave, même si, à l’image de la Rolex, le titre de VIP peut donner à certains le sentiment d’avoir réussi leur vie. Et puis, CIP, cela m’a rappelé le fiasco du Contrat d’Insertion Professionnelle du gouvernement Balladur en 1994. J’en ai gardé un excellent souvenir. J’étais en hypokhâgne et ce CIP a été le prétexte de passer des journées entières au café avec les copains à parler de tout – sauf du CIP.
Mister Pallette ? – Yes, it’s me, Pelletier. Le type à la pancarte tient un morceau de papier sur lequel il a griffonné à la main le nom de quelques passagers qu’il emmène ensuite en minibus dans une aile de l’aéroport située cinquante mètres plus loin. Là, il s’agit d’obtenir le visa via la lettre d’invitation de l’entreprise qui a fait appel à vos services. Vous donnez votre passeport et la lettre d’invitation, et vous attendez, longtemps, très longtemps, ce qui laisse tout loisir de regarder le documentaire animalier qui passe à la télévision locale dans le salon CIP.
Mister Pallette, problem ! Je n’ai pas entendu la première fois, fasciné par la journaliste turkmène qui avait pénétré dans la carapace d’une tortue géante des Galapagos et rampait au sol tout en commentant ses impressions avec autant de sérieux que s’il s’agissait d’un discours du Grand Gurbanguly Berdimuhamedow dit Arkadag, le Patron Protecteur. – Mister Pallette, problem ! Cette fois, c’est sérieux. La copie du passeport que j’ai donnée il y a deux semaines pour établir la lettre d’invitation ne correspond pas au passeport que j’ai présenté au policier.
Mea culpa, j’ai fait une erreur au moment d’envoyer la copie à l’entreprise et sur la lettre d’invitation figure le numéro d’un ancien passeport. Heureusement, j’ai gardé une copie de cet ancien passeport dans mon ordinateur. Je tends une clé USB au policier pour qu’il l’imprime. L’homme reste perplexe quand s’ouvre la clé. Il a d’affreuses icônes Windows vierges sur son écran et il me dit d’un air navré : – Computer, 1996… Je me répète intérieurement : Joueur de poker, joueur de poker… Et s’il essayait via le programme de son imprimante ? Miracle, le fichier s’ouvre et il peut imprimer le document.
L’attente recommence, la journaliste turkmène est sortie de sa carapace, elle s’essaie à présent à la dégustation de larves grouillantes. J’imagine que, dans ce pays où il n’y aucune liberté de la presse, le Président suit un plan diabolique en décidant lui-même des programme télévisés pour décourager le désir d’ailleurs chez son peuple. L’employé qui m’a amené ici revient avec sa liste griffonnée et me demande cinquante dollars en liquide, le montant de la taxe pour avoir le droit d’être CIP. Cela fait cher les cinquante mètres en minibus mais c’est le prix à payer pour être Important Person. Ensuite, c’est cent cinquante dollars en liquide qu’il faut régler pour obtenir son visa.
L’arrivée à Ashgabat
Je sors enfin de l’aéroport. Vous n’aurez pas de preuve photographique de cette glorieuse arrivée : la présence d’innombrables policiers et militaires m’en a curieusement dissuadé. Il y a si peu de trafic aérien qu’ils ne doivent pas avoir souvent l’occasion de se divertir avec une petite engueulade ou une sympathique garde à vue avec un étranger. Il faut se méfier comme de la peste des autorités qui s’ennuient. Pourtant, j’aurais bien aimé garder une image de leurs énormes casquettes. Pratique par temps de pluie comme ce jour-là.
Il y a peu de monde, quelques employés de l’aéroport, des agents d’entretien, cinq taxis. Mais l’information circule très vite. Un inconnu vient vers moi pour m’indiquer que le chauffeur de l’entreprise m’attend en contrebas, aux arrivées « normales ». Je retrouve un Turkmène bedonnant, arborant deux dents en or et attendant un deuxième Français qui mettra au total deux heures pour parvenir à s’extraire des démarches administratives. Il faut dire qu’il a eu le même problème que moi mais c’est son entreprise qui a fourni la mauvaise copie de son passeport. L’explication m’a rassuré car c’est vers lui que j’avais dirigé les femmes turkmènes me proposant leurs sacs suspects à faire passer au contrôle des passeports d’Istanbul.
Pour tuer l’attente, j’ai machinalement allumé une cigarette. La fatigue après une nuit blanche, le stress pour obtenir le visa, l’image obsédante de la journaliste en immersion dans une carapace de tortue, et surtout l’absence totale de panneau indiquant qu’il était absolument interdit de fumer, non seulement à l’extérieur de l’aéroport mais aussi dans tous les espaces publics du Turkménistan sous peine de tortures raffinées exportées par les Ottomans, m’ont fait ignorer les gros yeux des chauffeurs de taxi, cherchant moins à exprimer la colère qu’à prévenir l’étranger. – Smoking problem ! m’a finalement dit l’un d’entre eux, ce qui m’a aussitôt extrait de ma torpeur. J’ai discrètement écrasé ma cigarette, non sans jeter un regard inquiet vers les casquettes qui patrouillaient aux alentours (joueur de poker, joueur de poker…). Mais leur ennui était tel que les policiers regardaient le bout de leurs chaussures en fumant peut-être une cigarette imaginaire.
D’ailleurs, en montant dans le pick-up du chauffeur de l’entreprise, quelle n’a pas été ma surprise de voir un paquet de cigarettes dans la boîte à gants éventrée. So, smoking ok ? Tout en grommelant, le chauffeur l’a prestement mis dans sa poche et nous n’en avons plus parlé. De l’art de mettre les pieds dans le plat, pas brillant pour un formateur en management interculturel…
L’arrivée en ville est faite pour impressionner durablement le visiteur. Et le fait est que je n’oublierai jamais ces enfilades de palais gigantesques et de bâtiments pharaoniques abritant ministères et universités. Prenez une Sorbonne et un Panthéon, mélangez le tout, faites lever pour gagner en volume un tiers au moins, ajoutez une touche exotique avec coupoles dorées et portails ornés d’arabesques, multipliez par plusieurs dizaines le résultat et vous aurez une idée de l’arrivée à Ashgabat.
Choses vues et entendues
Une fois à l’hôtel, je suis sorti « voler » quelques photos, ce qui n’est pas très raisonnable quand on a décidé de faire profil bas. En fait, j’ai profité d’un accident de voiture qui a monopolisé l’attention des policiers en faction un peu partout pour prendre quelques clichés des bâtiments autour de l’hôtel (première photo : une petite partie du palais présidentiel, les deux suivantes : universités) :
Dans l’hôtel se trouve une boutique de tableaux dont un grand nombre représente l’icône nationale – après le Président bien sûr – l’Akhal Téké, un cheval d’une très grande beauté originaire du Turkménistan :
Cette beauté ressortira mieux avec une photo qui provient du site de l’Association Française de l’Akhal Téké de Pur-Sang :
L’hôtel étant situé près du palais présidentiel et des ministères, je n’ai malheureusement pas d’autre vision de la ville d’Ashgabat. L’impression globale (et fausse évidemment), c’est qu’Ashgabat est constituée d’un tiers de fonctionnaires, d’un tiers de policiers et d’un tiers d’agents d’entretien et jardiniers. Retour à l’hôtel où j’assiste à la télévision nationale à une scène édifiante. Trônant au milieu d’un bureau circulaire qui fait penser au poste de contrôle d’un vaisseau spatial, le Président dicte ses consignes à ses ministres qui défilent les uns après les autres en les notant sur un cahier :
Il vous faudra faire comme moi : ne pas s’en tenir à cette image tronquée, digne du Sceptre d’Ottokar ou de Tintin chez les Soviets. Le quartier où je suis n’est pas représentatif d’Ashgabat et Ashgabat n’est pas représentative du Turkménistan, un pays complexe, dont l’histoire remonte à plusieurs millénaires, de la route de la soie à l’Union soviétique. Bien que constitué à 89% de musulmans et frontalier de l’Iran et de l’Afghanistan, le Turkménistan semble connaître une pratique modérée de la religion.
L’abondance en gaz et en pétrole permet au Président d’acheter une certaine paix sociale. Les Turkmènes sont en effet majoritairement pauvres et l’Etat leur fournit gratuitement l’eau et l’électricité. J’ai entendu dire qu’ils reçoivent également deux barils de pétrole par jour – ou leur équivalent en allocation – mais l’information reste à vérifier.
En revanche, il ne fait pas de doute qu’il est interdit de fumer dans tous les lieux publics, que tout doit fermer à 23 heures et qu’il est interdit de rouler avec une voiture sale. Il y a un ministère en charge des chevaux et un ministère en charge des tapis (autre fierté nationale, et légitime au vu de la beauté des tapis locaux) – ce dernier se charge notamment de contrôler et certifier l’authenticité des tapis. Les Turkmènes continuent à communiquer en russe bien que les deux dictateurs venus au pouvoir à la fin de l’Union soviétique aient imposé partout la langue turkmène. L’accès à internet est censuré et il est impossible de se connecter à certains sites comme Linkedin, Facebook et des plateformes de blog. Mon site internet n’était pas accessible non plus.
Une belle rencontre
Je ne donnerai pas de détails sur l’atelier interculturel que je suis venu animer. Sachez seulement que, parmi les vingt participants, il y avait quatorze Turkmènes, tous francophones, ouverts aux autres, ayant beaucoup d’humour et une excellente connaissance du monde, autant de traits de caractères qui nous montrent combien nous sommes bien plus semblables que dissemblables, ce qui vient confirmer ma conviction que nous avons tort de nous focaliser seulement sur les différences culturelles.
Quand on leur demande quels conseils ils donneraient à un expatrié qui viendrait travailler dans leur pays, ils répondent en premier lieu : Respecter notre culture, tant ils déplorent que le regard des étrangers est biaisé par une vision « de haut et de loin » limitée à l’image que renvoient les médias étrangers qui n’évoquent de leur pays que le régime dictatorial. Et il est vrai que, malgré moi, je suis venu avec cette image, n’ayant pas à ma disposition d’autre éclairage sur leur pays que le reportage d’Arte vu il y a quelques années.
En fait, le Turkménistan est autant victime des médias étrangers qui restreignent leur intérêt au régime politique, que de lui-même. En effet, tout comme l’Arabie saoudite, le Turkménistan est incapable de maîtriser la représentation de lui-même. Son image à l’international est produite par d’autres que lui. Du fait de sa fermeture, il n’est visible en dehors de ses frontières que par les mots et les images des autres. Il n’a pas une présence riche et contrastée qui viendrait nuancer la vision caricaturale qu’on a de lui (voir par ex. sur ce blog Guerre des mondes, guerre des représentations).
D’où ma chance de pouvoir passer un peu de temps avec ces Turkmènes et de constater, tout comme en Arabie saoudite où j’ai fait deux séjours d’expatriation, qu’au-delà des clichés et des préjugés il y a un peuple avec toute sa complexité, sa vitalité, ses élans et ses aspirations. Quand on quitte le Turkménistan après un si bref séjour, c’est avec le désir d’y revenir – et d’aller vraiment à la rencontre de cette société et de cette culture qu’on a tout juste entr’aperçues.
* * *
- Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
- Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Quelques suggestions de lecture:
- L’expatriation au Turkménistan – témoignage d’un Français
- L’interculturel à travers l’histoire : 5 articles à lire à la plage ou… au bureau
- Qu’est-ce qu’un formateur en management interculturel ?
- Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – entretien pour le Centre Algérien de Diplomatie Economique
- 4 exemples d’exotisme linguistique (petites laideurs et grosses erreurs)
- Complexe de l’argent et rémunération de l’expertise
Merci et bravo pour ce témoignage, et pour cette conclusion humaniste…
Existe-t-il, en ce monde, un pays dont l’image internationale n’est PAS produite par d’autres que lui ?
Bien cordialement,
@Bénédicte – La question est intéressante. Il existe des pays qui sont dominants dans la production des images des autres pays (par ex. les Etats-Unis et leur maîtrise de la puissance symbolique, via le cinéma notamment), et des pays qui restent soumis au discours qu’on porte sur eux car ils manquent de visibilité en dehors de leurs frontières via le cinéma, la littérature, la musique, etc.
Voici un lien au sujet de l’Arabie Saoudite qui prolonge les remarques précédentes sur l’image de soi:
http://riyadhbureau.com/blog/2013/5/foreign-media-fail
Notamment cet extrait qui entre en résonance avec la fin de ces “Notes” où il est question du Turkménistan comme victime du discours des autres sur lui-même et aussi comme victime de lui-même du fait de sa fermeture:
“No matter how outlandish and unbelievable a story might sound, [foreign media] would still run with it anyway because it fits the stereotype many have about the country. Verification and accuracy? Who cares about such things in the age of cheap pageviews?
However, the Saudis also share the blame for this. The country does not make it exactly easy for foreign journalists to visit the country and report from the ground instead of relying on secondary and tertiary sources. The lack of transparency in institutions and failure of official spokesmen to provide correct information make it extremely difficult for journalists to work, even those reporting for the local Saudi media”.