Equipes multiculturelles et entraîneurs expatriés
Cet article complète le premier volet consacré aux joueurs. Il prolonge également l’étude de cas publiée l’année dernière au sujet de l’expérience de l’entraîneur hollandais Guus Hiddink qui avait mené la sélection nationale sud-coréenne en demi-finale de la Coupe du monde de football 2002.
Comme les joueurs, les entraîneurs sont extrêmement mobiles. De nombreux pays ont le désir de se montrer à la hauteur des standards européens lors des grandes compétitions internationales et dans leur championnat national, ce qui incite de plus en plus de fédérations et de clubs à recruter des entraîneurs étrangers. Ainsi – alors que les sélections africaines viennent de débuter les éliminatoires de la Coupe du monde 2014 organisée par le Brésil – on compte actuellement 22 entraîneurs étrangers sur les 40 entraîneurs des équipes africaines.
Les pays africains ne sont pas les seuls à recruter des entraîneurs étrangers. En Europe, de grands clubs ne se contentent plus des talents locaux. Certains championnats comportent une majorité d’équipes entraînées par des étrangers. Mais les disparités restent grandes d’un pays à l’autre. Voyez ces différents graphiques (source ici) qui montrent le nombre d’entraîneurs nationaux (en vert) et étrangers (en rouge) dans les premières divisions européennes en 2011:
La singularité de la première division anglaise est ici frappante. Elle n’est pas étonnante quand on considère que le championnat anglais est le plus international au monde. Les grands clubs anglais sont moins le reflet sociologique de leur contexte local que l’expression d’un monde global. C’est un phénomène concomitant à la mondialisation. En décembre 1999, le club anglais de Chelsea a ainsi été le premier à présenter une équipe ne comprenant aucun joueur anglais.
Or, cette internationalisation de l’équipe de Chelsea s’est accompagnée d’une internationalisation des entraîneurs, dans la mesure où depuis 1996 le club est exclusivement entraîné par des étrangers (source: Wikipédia) :
La spécificité du championnat anglais tient au fait qu’il s’agit de plus un plus d’un championnat national avec une minorité, voire une absence, de joueurs nationaux. 49 joueurs français évoluent dans le championnat anglais, soit une moyenne de 2,5 par équipe. Si en 1999, Chelsea a présenté une équipe sans Anglais, le match du 4 janvier 2010 entre Portsmouth et Arsenal a vu s’opposer deux équipes sans aucun Anglais. Lors d’un match en janvier 2011, les deux équipes de Blackburn et de West Bromwich Albion comprenaient 22 nationalités différentes, remplaçants inclus.
D’ailleurs, le « cocktail » de nationalités de l’équipe de Blackburn est assez représentatif de la constitution des équipes anglaises (source ici) :
Par là, on comprend le succès du championnat anglais à l’étranger. Outre les moyens financiers et médiatiques dont disposent les clubs anglais pour accroître leur visibilité internationale, la composition de leurs équipes participent de ce phénomène. Ainsi, la présence du joueur coréen Park Ji-Sung au sein de l’équipe de Manchester United assure au club 27 millions de supporters coréens (sur 49 millions d’habitants en Corée du Sud) – et par suite, de juteux droits de retransmission.
L’autre conséquence tient au travail de l’entraîneur lui-même. Les nombreux étrangers qui entraînent des équipes anglaises ont une minorité de joueurs anglais dans leurs effectifs, donc un poids moindre de la culture anglaise ou des groupes nationaux. Pour les joueurs étrangers, il n’y a pas non plus de rigidité culturelle au sein de leur équipe. Chaque joueur ou chaque groupe de joueurs étant en minorité culturelle, les joueurs n’ont pas à faire un effort d’adaptation à une culture spécifique, si ce n’est à celle de leur entraîneur. Ainsi, le forte présence d’entraîneurs italiens dans le championnat anglais aurait pour effet d’italianiser le style de jeu.
Or, cette situation est assez singulière et les entraîneurs expatriés dans d’autres pays doivent trouver un compromis complexe entre la culture locale et la culture professionnelle et sportive qu’ils s’efforcent d’instaurer.
Témoignages d’entraîneurs expatriés
Tout comme la parole des joueurs, celle des entraîneurs est assez rare, ou bien si alourdie de langue de bois qu’elle en devient inexploitable. Malgré tout, on arrive à trouver des témoignages intéressants, à condition de s’éloigner des grandes équipes européennes, autrement dit des enjeux financiers et de la pression médiatique.
- Bobby Williamson, entraîneur de la sélection nationale d’Ouganda depuis 2008
« Vous êtes apprécié ici, ce qu’on ne peut pas toujours dire au sujet des entraîneurs de football en Grande-Bretagne. D’habitude, on nous couvre de ridicule et on ne nous respecte pas. »
« Généralement, les joueurs n’ont pas besoin de beaucoup de discipline. Le seul problème, c’est le respect du temps. Vous pouvez attendre pendant des heures. J’ai toujours un livre avec moi parce que je sais que les gens ne seront pas là à l’heure. »
« La langue a d’abord été une barrière. J’ai dû apprendre à parler un anglais correct. En tant qu’Ecossais, vous pouvez toujours parler et nul ne vous comprend. J’ai dû ralentir mon débit et parler clairement. J’ai rapidement compris que mon langage d’ouvrier n’était pas toléré. »
« S’il y a quelque chose à dire aux joueurs, je le dis en privé pour qu’ils ne perdent pas la face par rapport aux autres. » (source : Dailymail)
Ce témoignage est extrêmement intéressant par sa franchise et sa lucidité. Il n’est pas anodin que le premier élément mis en avant par Bobby Williamson soit la question de l’image de l’entraîneur, comme si en s’expatriant il se libérait du poids contraignant qu’exercent le sarcasme et l’irrespect dans son propre pays. Il peut désormais se consacrer totalement à son travail sans avoir à gérer ces interférences néfastes.
L’entraîneur écossais insiste ensuite sur trois facteurs culturels déterminants (la gestion du temps, la langue et la critique), pour lesquels il a développé des stratégies d’adaptation : prendre son mal en patience, standardiser son niveau de langue, sauver la face de ceux qu’ils critiquent. Sans cette souplesse culturelle, il est certain que son expérience aurait tourné court.
- Tom Curtis, entraîneur de la sélection nationale d’Antigua dans les Antilles
« Il est difficile d’obtenir des joueurs qu’ils s’entraînent à l’heure. Si je leur fais payer une pénalité à chaque fois qu’ils sont en retard, aucun ne recevrait de salaire. Ils seraient tous fauchés ! » (source : Dailymail)
Ce bref témoignage renvoie lui aussi au problème de la gestion du temps, un problème récurrent et pas spécifique au sport : les entreprises ont de grandes difficultés à tolérer et comprendre d’autres rapport au temps que le temps occidental. Tom Curtis fait part ici de l’impossibilité d’imposer des pénalités financières à cause des retards. C’est une mesure qu’il connaît ailleurs mais échoue dans ce contexte local. Malheureusement, on n’en saura pas plus sur une éventuelle mesure alternative.
- Elisabeth Loisel, entraîneur de la sélection nationale chinoise de football féminin (octobre 2007 à mars 2008)
Quatre mois après sa nomination, le bus part à l’entraînement sans elle. Elisabeth Loisel est en fait sanctionnée pour avoir eu deux minutes de retard : « Ils avaient fait un rapport sur moi en disant que j’avais eu une heure de retard, un rapport au gouvernement ! »
« Une demi-journée de récupération pour les joueuses ou une journée de récupération pour les joueuses, ça leur paraît aberrant. »
« Sa méthode à long terme se heurte à la politique d’urgence de la fédération chinoise. Chaque match amical, chaque tournoi disputé, devient le nouvel objectif prioritaire de l’équipe. Elisabeth Loisel y joue donc à chaque fois sa place. » (témoignages d’E. Loisel et commentaire d’un journaliste de France 2, source vidéo ici)
« En mars 2008, elle fut renvoyée pour mauvais résultats, mais on peut penser que son travail avait été sapé par ses mauvaises relations avec des dirigeants chinois. En plein tournoi de préparation, ses joueuses avaient par exemple été invitées par les dirigeants chinois à déguster un Huo Guo, la fondue chinoise… La coach s’était plaint de la faible pertinence diététique du menu avant des matches de préparation, on lui avait répondu qu’elle n’était pas en mesure de savoir ce qui était favorable au bien-être de son équipe. » (source : gbtimes.com)
Manifestement, Elisabeth Loisel s’est retrouvée dans un contexte fortement hiérarchisé où elle n’était qu’un maillon inférieur d’une pyramide à multiples niveaux. On attendait d’elle soumission et résultats immédiats. La construction d’une équipe ne se faisant pas en quelques semaines ni en quelques mois, elle a été rapidement limogée faute de résultats – une attitude qui rappelle la sélection nationale de Corée du Sud qui a connu 15 entraîneurs différents entre 1990 et 2002.
Il est intéressant de noter que ses joueuses échappaient également à son contrôle : si elles venaient à être invitées à un banquet par des dirigeants chinois, elles se devaient d’obéir et Elisabeth Loisel voyait son autorité court-circuitée. Enfin, ses conseils inspiraient de la méfiance sur le plan diététique. L’alimentation en Chine est fortement liée à des conceptions très spécifiques du bien-être et du corps, elles-mêmes émanant d’une vision du monde culturellement déterminée. Remettre en question les pratiques alimentaires, c’est alors toucher à des normes et références ancestrales, d’où toute la difficulté pour inciter les sportifs à des pratiques plus rationnelles et scientifique.
- Philippe Troussier, entraîneur du club chinois Shenzhen Ruby depuis 2011
« Ici, les clubs n’ont aucune identité, aucune racine. Et ils n’ont aucun soutien de la ville. Aujourd’hui, on défend les couleurs de Shenzen. Mais il suffirait qu’un riche investisseur décide de délocaliser l’équipe à 1000 kilomètres de là pour que ça se concrétise, sans que ça dérange quiconque. Les Asiatiques ne s’attachent pas aux choses. Il suffit d’observer comment ils vivent. Tous les ans, ils vident leur appartement, font le grand ménage de printemps. Ça ne les gêne absolument pas de jeter des objets auxquels on serait attaché en France. Ça peut paraître choquant, mais ça ne l’est pas. C’est dans leur culture. Le football n’est que le reflet de cette culture. »
« Les Chinois n’ont aucun repère. Ils ne connaissent pas le football européen, tout simplement parce qu’ils ne captent aucune image des championnats. Leur seule connaissance du football européen se résume aux buts du championnat anglais, qu’ils peuvent voir le samedi soir, à partir de 23 heures. L’Espagne, l’Allemagne, l’Italie et la France, ils ne connaissent pas. »
« Le football souffre avant tout de la politique de l’enfant unique. En Chine, la natalité est contrôlée. Les familles chinoises ont aussi tendance à surprotéger leur enfant. Elles ne l’incitent pas à pratiquer un sport de haut niveau. Pour elles, c’est même incompatible avec les études et la réussite professionnelle. » (source : eurosport.fr)
Interrogé pour savoir s’il vrai que les clubs ont du mal à payer les joueurs en fin de mois : « C’est vrai pour la partie chinoise. Les joueurs sont confrontés à ce problème. Ils sont payés, mais en retard. Ils ne bénéficient pas de la même considération. Les étrangers sont par contre payés en temps et en heure. Leurs contrats et leur organisation juridique sont beaucoup plus puissants. Les joueurs chinois le savent. Ils ne font pas plus d’efforts que ça parce que tout repose sur les étrangers. Ça ne permet pas au football chinois de progresser. » (source : rmcsport.fr)
Le point de vue de Philippe Troussier est ici plus large. Un entraîneur étranger en Chine doit en effet se confronter au manque d’enracinement historique et culturel du football et des clubs. C’est en fait la greffe d’un élément étranger dans le contexte chinois qu’il faut réaliser. Or, les entraîneurs étrangers ne sont certainement pas armés pour un tel travail d’acculturation, d’autant plus que les conditions pour réaliser ce travail peuvent évoluer à tout moment et dans un sens complètement inédit pour eux.
Il évoque également un effet inattendu de la politique de l’enfant unique : le sport devient résolument secondaire pour la très grande majorité des familles, plus soucieuses de la réussite scolaire et professionnelle de leur enfant. Enfin, l’engagement des joueurs chinois ne sera pas satisfaisant tant qu’il y aura de fortes disparités avec les joueurs étrangers qui, eux, sont payés en temps et en heure.
Toutes ces difficultés décrites par Elisabeth Loisel et Philippe Troussier montrent combien un entraîneur étranger en Chine ne peut pas travailler avec ses joueurs comme il le ferait ailleurs. Voilà qui suppose pour tout candidat entraîneur de football à une expatriation en Chine deux qualités essentielles : une souplesse interculturelle pour intégrer les codes locaux, à l’image de Bobby Williamson en Ouganda, et une mentalité de pionnier pour relever le défi d’ancrer en Chine un sport culturellement exogène.
Une surprenante appropriation culturelle
En 2001 est sorti le film hongkongais Shaolin Soccer où des moines Shaolin utilisent leur maîtrise des arts martiaux pour exceller dans le football. La réalité dépasse parfois la fiction puisque l’année dernière le célèbre temple Shaolin a construit une école de football, la Shaolin Youth Soccer Academy. Sur les 2000 enfants apprenant le kung-fu au temple Shaolin, 40 ont déjà commencé le football.
Cette annonce peut sembler tout à fait anecdotique, voire farfelue. Mais le projet de football à Shaolin semble bien engagé. Le temple a ainsi recruté comme entraîneur Joseph Tchami, ancien joueur de l’équipe nationale du Cameroun :
Il est difficile d’anticiper sur ce que peuvent produire ces efforts pour associer football et kung-fu. Mais il est intéressant de noter cette triple rencontre culturelle que constituent un sport collectif exogène, une culture ancestrale des arts martiaux et un entraîneur camerounais. C’est la démonstration d’une surprenante plasticité culturelle des Chinois et, quel que soit le résultat de ces efforts, de la nécessité d’en passer par des leviers internes à une culture pour qu’elle évolue.
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Bonjour,
J’ai pensé à vos articles ce matin en tombant sur le Zapping de Canal+ diffusé hier.
En est ressorti un commentaire relatif à l’échec de l’équipe de France samedi dernier, lié, selon le commentateur à l’individualisme des joueurs (qui a le plus gros salaire, la plus grosse prime etc…), ce qui “casse” l’esprit collectif et la réussite de groupe.
Pourrait-on en déduire qu’il est plus facile de gagner pour les équipes de nations plus collectivistes?
(je n’y connais pas grand chose en football, je ne sais pas si cela pourrait coller à la réalité..) Qu’en pensez-vous?
En tout cas félicitations, vous m’avez fait m’intéresser au football à travers vos articles 🙂
http://youtu.be/-39OlXH4esI
et si tout avait déjà été dit ?
@Candice – Le football est apparemment un sport complexe. Je dis “apparemment” car je ne suis pas du tout spécialiste de ce sport. Il y a eu de belles réussites avec l’équipe nationale de Corée du Sud, un pays très collectiviste, qui a été menée en demi-finale de la Coupe du monde 2002 par Guus Hiddink. Dans ce contexte, l’entraîneur néerlandais avait dû imposer une responsabilisation individuelle des joueurs et construire une équipe qui ne repose pas sur des allégeances de type collectivistes et hiérarchisées. A contrario, il semble qu’il manque un esprit collectif au sein de l’équipe de France. D’où l’idée que ce sport doit trouver un équilibre subtil et complexe entre individualisme/collectivisme…
@Benjamin : Je suis entièrement d’accord. J’ai pratiqué le football en club pendant des années, et il est certain que la qualité d’une équipe repose avant tout sur la complémentarité de tous ses membres.
Et c’est cette complémentarité qui est très difficile à obtenir ; il faut du temps pour que :
1) les joueurs apprennent à se connaître sportivement (comment chacun joue, sent le football) et aussi “humainement” via les entraînements et la vie en groupe ;
2) la complémentarité se crée au fil du temps passé ensemble… ou pas ; il faudra alors changer certains membres de l’équipe pour tester de nouveaux schémas/combinaisons/associations, et ainsi de suite, de manière itérative, jusqu’à obtenir un collectif soudé, avec des joueurs aux compétences complémentaires – c’est vraiment le mot-clé.
@Nicolas – Ce témoignage est très intéressant car il entre vraiment en résonance avec tous les défis que rencontrent les équipes en entreprise, d’autant plus lorsque se rajoute la diversité culturelle au sein de celles-ci…