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La thérapie du choc culturel

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Coupe du monde 2002 : l’extraordinaire parcours des Coréens

Lors de son entrée dans la compétition le 4 juin 2002, la Corée du Sud bat la Pologne 2 à 0 ; le 10 juin, elle fait match nul contre les Etats-Unis, 1 but partout ; le 14 juin, elle bat le Portugal 1 à 0. En seizième de finale, elle bat l’Italie 2 à 1. En quart de finale, elle bat l’Espagne aux tirs au but. Elle échoue en demi-finale en perdant 1 à 0 contre l’Allemagne. La Corée du Sud – qui organise la compétition avec le Japon – termine à la 4e place de la Coupe du monde de football 2002.

Ce résultat est d’autant plus exceptionnel que lors de ses cinq précédentes qualifications de 1954 à 1998 pour les phases finales, la Corée du Sud n’a jamais remporté un seul match. En 1954, elle termine à la dernière place. En 1998, elle se classe 30e sur 32 pays participants. L’exploit de 2002 ne sera pas reproduit par la suite même si les résultats de la Corée du Sud ne seront plus aussi catastrophiques qu’avant (elle termine 17e en 2006 et 15e en 2010).

A quoi tient donc la singularité de ce « moment 2002 » ? Les Coréens qui liraient cet article répondraient tous en citant spontanément un même nom : Hiddink ! Guus Hiddink, l’entraîneur néerlandais qui a mené l’équipe nationale sud-coréenne en demi-finale. Il faut donc analyser les raisons de cette unanimité, et notamment les raisons culturelles. Car Guus Hiddink a réussi cet exploit en imposant une véritable thérapie de “choc culturel” à une équipe alors en convalescence car sclérosée par le conservatisme coréen.

De la détestation à la passion

Et pourtant, Guus Hiddink a certainement été l’homme le plus détesté de Corée durant les 18 mois qui ont précédé la Coupe du monde. Rarement, un étranger sera aussi vite passé du statut de paria à celui d’icône nationale.

Nommé entraîneur de l’équipe nationale sud-coréenne le 1er janvier 2001, il découvre une équipe à reconstruire de fond en comble. Les critères de sélection en équipe nationale semblent basés sur tout sauf sur les compétences et les talents des joueurs. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas le physique pour tenir un match d’envergure internationale. Il n’y a pas non plus d’émulation entre eux ni d’esprit d’équipe.

Les premières prestations de l’équipe entraînée par Hiddink sont décevantes. Lors des matches préparatoires à la Coupe du monde 2002, les Coréens sont battus à deux reprises 5 à 0 par les Français et les Tchèques. Hiddink est surnommé par la presse coréenne M. Cinq-à-Zéro. C’est aussi une petite vengeance en souvenir de l’humiliation subie par la Corée du Sud lors de la Coupe du monde 1998 où elle avait été battue 5 à 0 par les Pays-Bas alors entraînés par… Guus Hiddink.

Au goût des Coréens, M. Cinq-à-Zéro ne semble pas se vouer corps et âme à son travail. De plus, c’est un homme divorcé qui vit en concubinage. Voilà qui fait douter sur ses qualités morales. Surtout, il ne respecte aucune des traditions coréennes qui valorisent l’ancienneté et les liens interpersonnels par rapport à l’émulation et au mérite individuel. Et puis cet étranger ne parvient même pas à retenir les noms de ses joueurs ! Enfin, contrairement aux entraîneurs coréens qui démissionnent à la première défaite, il s’obstine à rester à son poste malgré les fiascos qui s’enchaînent. Non, vraiment, M. Cinq-à-Zéro n’a ni moralité ni fierté.

Le ton change radicalement dès le 4 juin 2002, avec la première victoire de la Corée dans une phase finale de Coupe du monde. Au fur et à mesure du fabuleux parcours des Coréens, Guus Hiddink devient l’objet d’une admiration aussi disproportionnée que fut la détestation des mois précédents, puis l’admiration se transforme en véritable culte. On parle alors de « syndrome Hiddink » pour désigner l’engouement démesuré qu’il suscite. La reconnaissance des Coréens est sans limite. Lors de cet événement sportif, ils oublient les tragédies de leur histoire nationale, ils découvrent la liesse populaire et ont le sentiment d’avoir trouvé une place dans le monde.

Guus Hiddink est le premier étranger à devenir citoyen d’honneur de Corée du Sud. Certains vont même jusqu’à souhaiter sa candidature à la présidence de la République. Il quitte son poste après la Coupe du monde et rejoint le PSV Eindhoven aux Pays-Bas.

Choc des cultures

Le football est un sport complexe qui exige de trouver un juste équilibre entre le collectivisme et l’individualisme. Il n’y a pas plus d’équipe de football sans jeu collectif que sans fortes individualités. C’est là un équilibre fragile dans la mesure où sans leader le collectif s’anéantit et où sans esprit d’équipe les individus entrent dans de stériles rivalités interpersonnelles. Deux facteurs déterminent les forces en présence au sein de cet équilibre des contradictions : le facteur humain et le facteur technique.

Or, en prenant son poste d’entraîneur en janvier 2001, Hiddink a découvert une équipe où les facteurs culturels coréens issus de la tradition confucianiste primaient sur tout autre facteur :

  • La sélection en équipe nationale était considérée comme l’issue prestigieuse d’une carrière bien remplie, d’où une moyenne d’âge élevée parmi les joueurs.
  • Les joueurs plus jeunes se soumettaient d’emblée aux plus âgés dans la mesure où l’ancienneté signifiait de fait la supériorité et l’autorité.
  • La sélection des joueurs n’était pas basée sur les talents individuels mais sur les liens interpersonnels, familiaux, amicaux, régionaux.
  • La sélection en équipe nationale passait au second plan pour les responsables des clubs locaux, d’où une réticence, voire une résistance, à se séparer de leurs meilleurs éléments pour qu’ils se préparent à la Coupe du monde.
  • La puissance physique et l’habileté technique n’étaient pas mises en avant dans l’entraînement.
  • Enfin, les résultats à court terme étant systématiquement recherchés, l’entraîneur devait démissionner à la première défaite de l’équipe (de 1990 à 2002, ce ne sont pas moins de 15 entraîneurs qui se sont succédés à la tête de la sélection nationale).

Autrement dit, le collectif était hiérarchisé en fonction de l’âge et de l’importance des réseaux relationnels. Les individualités s’affirmaient – ou s’effaçaient – selon les mêmes critères. L’équipe de Corée du Sud ne faisait que reproduire le système relationnel et les valeurs qui structurent la société coréenne. Or, le football est un sport qui ne peut pas fonctionner ainsi. Guus Hiddink a donc dû procéder à des changements en profondeur qui ont fortement choqué les Coréens :

  • Il a rompu avec les habitudes de sélection des joueurs pour imposer des critères liés aux talents, et non pas à l’âge ou au réseau relationnel.
  • Il a éliminé de l’équipe des joueurs connus et respectés des Coréens mais qui n’avaient pas la capacité de participer à une compétition internationale.
  • Il a déterminé les caractéristiques du leadership et assigné des tâches individuelles en fonction des positionnements sur le terrain et du rôle de chacun dans l’équipe.
  • Il a imposé des séances de musculation et la reprise des fondamentaux comme la technique de la passe que les joueurs ont pratiquée pendant deux mois.
  • Il a introduit de l’émulation entre les joueurs afin d’éveiller leur sens de la compétition.
  • Il a libéré la capacité de décision de chacun qui était bridée par la soumission aux anciens.
  • Il a inscrit son action sur le long terme en se moquant des critiques et des appels à la démission, et en exigeant les pleins pouvoirs afin de disposer des meilleurs joueurs plusieurs mois avant la compétition.

Enseignements du moment 2002

La Coupe du monde 2002 a été un moment extrêmement perturbant pour les Coréens. Outre l’expression de la liesse populaire et la fierté retrouvée, ce sont plus fondamentalement les valeurs ancestrales du confucianisme qui ont été ébranlées par les succès de l’équipe nationale. Paradoxalement, plus les joueurs réussissaient, plus les fondements de la société vacillaient. Ce fut donc un moment à la fois heureux et déstabilisant.

Le succès des pratiques managériales de Guus Hiddink a suscité de très nombreuses réflexions sur la société coréenne et sa place dans le monde. Journalistes, hommes politiques, sociologues, entrepreneurs, tous ont été pris du « syndrome Hiddink », à tel point qu’en 2007, on comptait plus de 200 ouvrages sur le sujet (source ici, en pdf). A lire la presse coréenne de 2002, on réalise combien de très nombreux Coréens attendaient une remise en cause du système de promotion par l’ancienneté et par les liens relationnels.

Or, dans un pays où avoir une opinion différente de la majorité n’est pas une preuve d’originalité mais un symptôme nécessitant une correction, seul un étranger pouvait procéder à un tel bouleversement des habitudes et à un tel renversement des valeurs. Si un entraîneur coréen s’était avisé de remettre en question ne serait-ce que le privilège de l’ancienneté, il aurait dû démissionner sur le champ. Guus Hiddink n’a pu agir ainsi que dans la mesure où il avait carte blanche et le soutien des plus hautes autorités du football coréen.

Ce violent choc culturel n’a cependant pas produit une révolution des mentalités. Ce serait faire trop de cas d’une simple compétition sportive. Après la Coupe du monde, la Corée s’est remise de ses émotions et les fondements confucianistes y ont encore de l’avenir. Néanmoins, plusieurs brèches ont été ouvertes:

  • D’abord, une brèche dans la fermeture aux influences étrangères : les Coréens ont découvert combien il pouvait être bénéfique de s’ouvrir aux autres cultures afin de bénéficier de leurs apports.
  • Ensuite, une brèche dans le sentiment d’humiliation : grâce à la Coupe du monde, la Corée du Sud a connu un regain de fierté culturelle, et la « hallyu » – ou vague culturelle coréenne – qui déferle sur le monde depuis une dizaine d’années est un phénomène dérivé de cette conscience nouvelle.
  • Enfin, une brèche au sein même de la société : les nouvelles générations, et notamment les jeunes femmes, remettent de plus en plus en question les valeurs traditionnelles.

Lors de cette Coupe du monde, il se trouve que j’étais en Corée du Sud. Je travaillais alors comme professeur de français à l’Alliance française d’Hoehyun qui se situe au centre de Séoul. Dès la première victoire de l’équipe nationale contre la Pologne, une marée rouge a envahi les rues. Jamais auparavant je n’ai vu une telle foule. Jamais non plus je n’ai senti une telle atmosphère de liesse collective sans les dérives en termes de violence qui l’accompagne souvent dans d’autres pays. Il y avait là une expérience totalement nouvelle pour les Coréens, unique dans leur histoire.

Pour en avoir une idée, voici une vidéo amateur filmée lors de la séance de tirs aux buts contre l’Espagne pour la qualification aux quarts de finale. Voyez à 5’40 l’incroyable liesse collective lorsque les Coréens marquent le but de la qualification :

 Pour prolonger sur ces enjeux interculturels coréens, je vous invite à consulter sur ce blog:

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  • Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.

Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. gesbert vincent

    Merci pour cet article….doctorant en sciences du sport sur l’étude de la coordination interpersonnelle, cette analyse m’intéresse énormément et j’aimerai si possible qu’on échange à ce sujet .J’ai tout de suite deux questions à vous poser:(a) la première, quel appui avait Hiddink au sein de la fédération coréenne parce dans ma représentation, pour mettre en place une telle “révolution” dans les rites coréens, il ne pouvait pas être seul sans avoir d’appui…..(b) ensuite, par quels moyens il a réussi ” à faire participer” les joueurs dans ses idées. Je m’explique, si dans la société coréenne, il est de nature de s’incliner devant des personnes plus âgés, moi ce qui m’interroge, c’est comment ces joueurs se sont exprimés au départ alors qu’on les mettait devant une situation qui pouvait ne pas les mettre à l’aise au niveau de leurs rites culturels…merci d’avance.

  2. Benjamin PELLETIER

    @Vincent – Vous posez les 2 questions essentielles qui manquent à cet article. Et pour cause: je n’ai malheureusement pas plus d’informations pour apporter des éléments complémentaires. Je ne peux que faire des suppositions, basées sur l’idée que Hiddink a nécessairement bénéficié d’appuis très haut placés afin de pouvoir imposer les changements culturels au sein de cette équipe mais aussi afin de résister à la pression sociale et médiatique qui poussait les autorités coréennes à le changer d’entraîneur.

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