Analyses, Emirats, Gestion des risques, Habillement, Management interculturel, Marketing, Moyen Orient, Société, Sport

La maladresse interculturelle de Puma

Share

Une gaffe marketing

Le 2 décembre dernier, la fédération des Emirats Arabes Unis (EAU) a fêté les quarante ans de sa naissance. A cette occasion, l’équipementier Puma a eu l’idée de créer un modèle spécial de chaussures de sport en reprenant les couleurs du drapeau des EAU (voir ci-dessus en tête de l’article).

La sortie de ce modèle dans les magasins des Emirats a aussitôt provoqué une vague d’indignation, ce qui a contraint Puma à le retirer du marché et à diffuser un communiqué pour s’excuser. En voici un extrait que je traduis de l’anglais :

« Cette chaussure n’avait pas pour intention de blesser ni d’offenser nos clients au Moyen Orient mais de partager avec les populations des Emirats un motif créé localement comme symbole de reconnaissance lors de cette grande occasion. »

La réaction d’une spécialiste des médias des Emirats, Aida Al Busaidy, est particulièrement intéressante :

« Un drapeau national représente un pays et ce qu’il signifie, et il est absolument incorrect de le faire figurer sur des chaussures ou sur quoi que ce soit porté sur les pieds. C’est un grand manque de respect. »

Cette réaction indignée peut nous sembler étrange en Occident. En effet, de nombreuses marques de chaussures reprennent les couleurs et les motifs de drapeaux nationaux, notamment pour des occasions spéciales. Par exemple, lors de la coupe du monde de football 2010, la marque Superga avait sorti six modèles avec les drapeaux du Royaume-Uni, de l’Afrique du Sud, de la France, des Etats-Unis, de la Jamaïque et de l’Italie :

Or, si dans certains pays il est acceptable de reproduire le drapeau national sur des chaussures, ce n’est pas le cas ailleurs. Selon Aida Al Busaidy, les responsables de Puma n’ont rien compris à la culture locale :

« Ils ont vraiment besoin de comprendre les valeurs culturelles de la nation. Sur quelle base ont-ils décidé d’utiliser ces couleurs ? Ont-ils mené des recherches et parlé avec quelqu’un de la population émiratie pour savoir si c’était acceptable de mettre le drapeau sur ces chaussures ? Peut-être que c’est acceptable pour les Italiens. Mais pas pour nous. »

La chaussure : de l’insulte à la révolution

Si les Emiratis se sont sentis offensés par le modèle proposé par Puma, c’est que la chaussure n’a pas le même statut dans les pays arabes que dans les pays occidentaux. La chaussure est en effet au contact de deux impuretés : le sol avec ses saletés et immondices, et le pied que tout musulman doit laver avant sa prière. Il est impensable de pénétrer dans une mosquée chaussures au pied, ou alors en les tenant à la main semelle contre semelle.

Il est extrêmement impoli de montrer à son interlocuteur la semelle de ses chaussures. Un câble Wikileaks a révélé que, lors de sa visite au Maroc en octobre 2007, Nicolas Sarkozy a involontairement choqué ses hôtes. Alors qu’il était à côté de Mohammed VI, il a croisé une jambe en dirigeant sa semelle vers le roi. Voici un extrait du rapport des Américains :

« Alors que Sarkozy a été généralement bien reçu, il y a eu de nombreuses rumeurs dans les salons marocains au sujet du président « trop décontracté », avachi sur sa chaise alors que lui et le Roi présidaient le 22 octobre une cérémonie de signature au Palais Royal de Marrakech. Sur une image, on voit Sarkozy croisant ses jambes et pointant la semelle de sa chaussure vers le Roi – un geste tabou dans le monde islamique. »

Voici l’image en question où Nicolas Sarkozy montre sa semelle à Mohammed VI :

D’où le lancer de chaussure comme insulte suprême et expression de la révolte. Tout le monde se souvient de la conférence de presse de décembre 2008 où George Bush avait évité la chaussure d’un Irakien en colère :

 Depuis, ce geste a été imité de nombreuses fois. Une page Wikipedia lui est même consacrée afin de recenser tous les lancers de chaussure contre des autorités du monde arabe et musulman. A Tikrit en Irak, un monument a été érigé en hommage au geste de l’Irakien contre George Bush :

Plus récemment, les révolutions arabes ont donné lieu à de gigantesques rassemblements où le fait de brandir sa chaussure était l’expression de la colère à l’égard des pouvoirs en place :

10 février 2011, place Tahrir (Dylan Martinez/Reuters)

Le hiatus culturel Occident/Moyen Orient

Plus globalement, la maladresse de Puma s’inscrit dans un hiatus culturel entre Occident et Moyen Orient. Puma est resté dans l’idée que la chaussure de sport était un vecteur d’identité, le signe d’appartenance à un groupe et le support des valeurs propres à ce groupe. En toute logique, l’équipementier en a conclu que rien ne pouvait mieux illustrer cette identité, cette appartenance et ces valeurs que le drapeau national.

Autrement dit, Puma a commis l’erreur d’accorder de l’importance à la valeur symbolique portée par la chaussure, et de négliger le fait que l’objet même « chaussure » pouvait aussi être le support de significations symboliques, de surcroît négatives.

Le postulat de Puma, c’est que la chaussure, et en l’occurrence la chaussure de sport, est nécessairement porteuse de positivité (performance, efficacité, originalité, distinction, etc.). Cette charge positive a une histoire – que j’ai déjà évoquée dans l’article Entreprises et influence culturelle : les origines. Je rappellerai seulement que l’explosion des ventes de chaussures de sport dans les années 80 est indissociable de l’émergence de l’industrie du rap.

L’année de cette explosion est même clairement identifiée. Il s’agit de l’année 1986 avec le tube My Adidas du groupe de rap Run DMC. Cette année-là, le groupe avait invité le top management d’Adidas à l’un de ses concerts : au moment de chanter My Adidas, il a demandé à ceux qui en portaient de montrer une de leurs Adidas… et vingt mille chaussures furent brandies en l’air. Run DMC sera le premier groupe de rap à signer un sponsoring d’un million de dollars avec Adidas qui jusque là signait des contrats avec les sportifs.

Chaque groupe de rap revendique alors une marque ou un type particulier de chaussures de sport. Soutenue par toute une industrie à la fois musicale et vestimentaire, signe de ralliement de groupes de rap, support de modes vestimentaires, porteuse de normes comportementales et de valeurs identitaires, élément de distinction par rapport aux adultes, objet de désir, de collection, voire de culte, la chaussure de sport devient le symbole de la jeunesse américaine, puis des pays européens, et finalement de la jeunesse tout court.

Mais cette vague trouve des obstacles culturels sur son chemin. C’est le cas avec les pays arabes où la chaussure est indissociable de la notion d’impureté. D’où le hiatus culturel dont l’ignorance a donné lieu à la maladresse de Puma – et que rien n’illustre mieux que la juxtaposition de ces deux images :

* * *

  • Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
  • Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
  • Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.

Quelques suggestions de lecture:

7 Comments

  1. L’exemple de PUMA n’est qu’une des multiples erreurs au niveau du marketing interculturel. Voici quelques autres « flops » :
    – Le leader mondial de la grande distribution Wal Mart a essayé de vendre dans ses magasins argentins des anoraks en décembre ; ce mois correspond à l’un des plus chauds dans l’hémisphère sud.
    – Un industriel de l’agroalimentaire a vu une partie de sa clientèle indienne (les végétaliens) fuir son produit du simple fait de la présence d’œuf dans son produit.
    – la vente des R4 de couleur blanche en Chine a connu des problèmes, car le blanc et le 4 ont des connotations négatives dans ce pays.

    Une entreprise internationale doit être prudente avec l’idée de la standardisation de son produit. Heureusement, beaucoup d’entreprises ont su adapter leurs produits au marché local :
    – Le groupe Mattel a sorti – à destination des jeunes hispaniques américaines – une “barbie Quinceanera” en référence à un moment marquant de la vie d’une jeune fille d’origine “latina” qui correspond à son quinzième anniversaire et donne lieu à des festivités.
    – Mac Donald a réussi à vendre des hamburgers en Inde, un pays où la majorité des habitants ne mange pas de viande. Un des hamburgers s’appelle: le Maharaja Mac.
    – Mac Donald n’utilise pas son fameux clown au Japon, car le blanc évoque la mort dans cette culture.

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci beaucoup, Jan, de partager ici ces éléments complémentaires. L’exemple de Mattel est tout à fait intéressant de la complexité des interactions cultures/marchés. En effet, si Mattel a su utiliser ici des ressorts de la culture hispaniques, le groupe américain a en revanche complètement raté son implantation en Chine, en négligeant le fait que la poupée Barbie n’évoquait rien aux petites filles chinoises.
    Dans le même genre, on peut évoquer le succès de l’alliance de Renault avec le Japonais Nissan, et en même temps son échec avec la Logan en Inde.
    Autrement dit, l’intelligence culturelle, ce n’est jamais acquis. Il faut en permanence actualiser la démarche et être à l’écoute des complémentarités et éventuelles conflictualités culturelles.

  3. Si on veut savoir plus sur le marketing interculturel et l’islam ,suite à l’histoire avec la chaussure de Puma, je peux vous recommander la lecture de “Marketing en Environnement islamique” (2009) de Cedomir Nestorovic.
    Voici le lien:
    http://www.dunod.com/entreprise-gestion/entreprise-et-management/marketing-communication/ouvrages-professionnels/marketing-en-environnement-i
    Quelques thèmes arbitraires dans ce livre:
    – L’islam, est-il une menace pour les fabricants de préservatifs? (p.37)
    – Qu’est-ce qu’un produit haram? (p.60)
    – Aux Etats-Unis, un parc d’attraction pour musulmans (p.89)
    – La publicité pendant le ramadan (p. 132)
    Bonne lecture!

  4. Bonjour à tous,
    Je viens solliciter l’aide précieuse de tout bons passionné en marketing et publicité.

    Je suis actuellement en train de rédiger un mémoire dans le cadre de mes études de communication et publicité.

    Mon sujet c’est : la publicité à l’heure de la mondialisation.
    J’essaye de démontrer que dans le monde d’aujourd’hui un grands nombres de facteurs culturels sont à prendre en compte pour réussir une bonne campagne pub.

    Ce que je cherche et c’est là que je fait appel à vous , c’est des cas de figure où certaines marques ou produits ont connu des échecs publicitaire et marketing à cause de ça comme le cas de PUMA.

    Connaissez vous des cas similaires ou différents qui concernent des échecs pub culturels ?

    J’espère que certains d’entre vous comprendrons cette démarche et auront beaucoup d’infos intéressantes à m’apporter.

    Merci beaucoup d’avance.

  5. Benjamin PELLETIER

    @pub1234 – Explorez la synthèse des cas et les revues de presse où sont évoqués des exemples de marketing interculturel.

  6. Les grands groupes (et même bon nombre de petites entreprises) s’informent depuis bien longtemps des préférences de leurs pays “cible”.
    Ne serai-ce que pour faire un maximum de bénéfices…………

  7. Benjamin PELLETIER

    En l’occurrence, le cas présenté ici avec Puma aux Emirats est l’exception qui confirme la règle – tant mieux donc.

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*