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Entreprises et influence culturelle : les origines

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Voici la première des trois parties d’un article consacré aux actions d’influence des entreprises en matières culturelle et interculturelle. Chaque partie peut être lue indépendamment des autres. Dans les deux suivantes, je m’intéresserai à deux cas du secteur automobile : Renault et BMW. Dans cette première partie, j’analyse au préalable le contexte historique qui est essentiel pour comprendre les relations complexes entre entreprises et influence culturelle.

* * *

“Partout dans le monde, nos produits doivent être désirés, et ce désir se prépare, c’est un métier.” (France Seghers,  vice-présidente de Sony Pictures, citée par Frédéric Martel en p.78 de son récent ouvrage Mainstream)

1918-1929 : la naissance du consommateur

L’entrée des Etats-Unis dans la première guerre mondiale a donné lieu à une vaste et inédite campagne d’influence en milieu démocratique. La population américaine étant réticente, il a fallu la convaincre, ou plus précisément, la persuader, de la nécessité d’entrer en guerre. Le 13 avril 1917, le président Wilson met en place le Committee on Public Information. Il s’agit de mobiliser tous les moyens médiatiques (radio, cinéma, affiches, etc.) au service d’une opération de propagande visant à influencer la population américaine pour susciter son adhésion à l’effort de guerre.

Lors de cette campagne sont mis en place et testés de puissants outils qui, à la fin de la guerre, vont fortement intéressés les entreprises. S’il est possible dans le champ politique d’orienter une opinion publique hostile pour qu’elle en vienne à désirer ce qu’elle réprouvait ou ce qui l’indifférait, il est certainement possible de faire de même dans le domaine économique.

Un ancien membre du Committee on Public Information, également neveu de Sigmund Freud, va mettre au service des entreprises ses compétences acquises auprès du gouvernement américain, ainsi que sa connaissance de la psychanalyse naissante. Il s’agit d’Edward Bernays, inventeur des relations publiques. Les éditions Zones ont eu l’excellente initiative de proposer en lecture gratuite en ligne son ouvrage clé : Propaganda.

Voici un court extrait du documentaire d’Adam Curtis, The Century of the Self, qui analyse comment la montée de l’individualisme occidental a été exploitée par les Etats et les entreprises lors de campagnes de propagande ou de marketing publicitaire. Bernays explique dans ce passage qu’à la suite de son expérience au Committee on Public Information il a pensé que si la propagande a montré toute son efficacité en temps de guerre, elle pouvait également le faire en temps de paix:

Comment faire en sorte que les femmes se mettent à fumer ? Comment susciter le désir de posséder un piano ? Comment remettre à l’honneur les grands chapeaux ? Comment créer le goût pour les vêtements en velours ? Comment modifier les habitudes alimentaires ? Comment vendre plus telle marque de savon ? Telles sont quelques unes des questions posées à Edward Bernays par les grandes entreprises américaines.

Questions auxquelles il va apporter des réponses novatrices en mettant en place des actions d’influence par approche indirecte en activant les motifs pulsionnels et les ressorts culturels de la population visée. Jusque-là, l’acte d’achat était implicitement imposé par les marques, du type : « Achetez ce produit, c’est le meilleur ! » Or, c’est là un discours de faible adhésion pour des consommateurs qui n’ont pas de plus grande jouissance que d’exercer leur propre liberté de choisir. Si cette liberté est respectée mais orientée, « ils penseront que l’idée vient d’eux », écrit Bernays:

« Les hommes prennent rarement conscience des raisons réelles au fondement de leurs actions. M. Tout-le-Monde croit qu’il a décidé de l’achat de sa voiture en connaissance de cause, après avoir minutieusement comparé les caractéristiques techniques des différents modèles proposés par le marché. On peut sans grand risque d’erreur affirmer qu’il se leurre. En réalité, l’un de ses amis dont il respecte le sens des affaires a peut-être acheté la même voiture une semaine auparavant ; ou bien M. Tout-le-Monde a voulu prouver à ses voisins qu’il avait les moyens de s’offrir une automobile de cette classe ; ou encore il l’a choisie pour ses couleurs, qui se trouvent être celles de son ancienne université… »

Sans entrer dans le détail ici, Bernays a initié des actions telles que l’utilisation de mannequins dans les magazines pour susciter le mimétisme, la mise en place de concours artistiques ou de décoration intérieure supervisés par un artiste de renom, l’appel à telle autorité médicale pour crédibiliser l’image de tel produit alimentaire. Ainsi, les ventes de cigarettes vont exploser à partir du moment où l’acte de fumer sera associé à l’émancipation féminine. La classe moyenne désirera un piano une fois que les architectes les plus influents auront décrété que posséder un salon de musique est un signe de réussite et d’élévation culturelle. Les ventes du savon Ivory vont décoller suite à un concours de sculptures sur savon.

1933-1945 : Bernays et Goebbels, même combat ?

Ce n’est pas le propos de donner ici une dimension politique à ces rapides analyses en opérant les raccourcis capitalisme=fascisme, entreprise=dictature ou économie=barbarie. Un récent film, La question humaine, a exploré ces questions polémiques. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les mécanismes qui sont à l’œuvre dans la manipulation des désirs.

Or, il est manifeste qu’au moment où la société de consommation se déploie dans les démocraties en orientant les désirs individuels de façon à faire passer le superflu pour le nécessaire, les sociétés de contrôle émergent en Europe en manipulant les désirs des masses selon des techniques très proches, voire semblables. Dans son autobiographie, Bernays raconte qu’en 1933 il a rencontré un journaliste allemand, Karl von Weigand, qui lui-même avait eu un entretien avec Joseph Goebbels, alors ministre du Reich à l’Education du peuple et à la Propagande. Ce dernier a montré au journaliste un ouvrage qu’il utilisait pour concevoir ses campagnes de propagande anti-juives. Il s’agissait de Crystallizing Public Opinion, un ouvrage d’Edward Bernays publié en 1923…

Ce livre analyse les rapports entre l’individu et la masse, ainsi que les motifs qui poussent l’individu à adhérer aux opinions du plus grand nombre. Il décrit également les moyens de s’interposer entre l’individu et la masse pour orienter les désirs dans un sens favorable aux intérêts de l’Etat ou de l’entreprise. Je traduis un passage de la page 105 de l’édition de 1961:

« Le groupe a tendance à standardiser les habitudes des individus et assigner à ces dernières des raisons logiques est donc primordial dans le travail du conseiller en relations publiques. Le point de vue prédominant […] qui traduit un point de vue rationalisé en vérité axiomatique tire sa force du fait qu’il assure le soutien du troupeau [herd] au point du vue de l’individu. »

En clair :

  1. La puissance du groupe est plus importante que celle de l’individu : c’est une puissance de standardisation des pensées et des comportements.
  2. Le conseiller en relations publiques a pour tâche de convaincre l’individu de la nécessité de ce phénomène de standardisation.
  3. Le point de vue prédominant n’est pas le meilleur en soi mais celui qui associe rationalisation et soutien du plus grand nombre.

Or, ces trois constats se retrouvent aussi bien à l’œuvre dans le principe démocratique (1. constitution du citoyen normalisé par des droits et des devoirs, 2. recours à l’éducation civique pour susciter l’adhésion aux principes républicains, 3. promotion de la rationalité du plus grand nombre), que dans le principe dictatorial (1. dépersonnalisation de l’individu atomisé au sein d’une masse, 2. recours à la propagande politique pour normaliser cette dépersonnalisation, 3. rationalisation des opinions de la foule) ou dans le principe capitaliste (1. invention du consommateur standardisé, 2. recours à la publicité et au marketing pour orienter les désirs de ce consommateur, 3. rationalisation de ces désirs comme étant la normalité du plus grand nombre).

Si, dans les principes et les moyens mis en œuvre dans ces trois domaines, on peut relever des similitudes, il faut se garder de tout raccourci hâtif dans les effets. Ce qui nous intéresse ici reste la racine commune de ces trois phénomènes, à savoir la canalisation et l’exploitation de la puissance désirante des individus.

1945-2000 : la société de consommation recycle même sa propre crise

Je passerai assez vite sur cette période qui a été mille fois analysée. La standardisation des désirs atteint des sommets. L’image de ces banlieues américaines reproduisant à l’infini des pavillons identiques est bien connue. Peut-être même est-elle trop bien connue, elle masque en effet en quoi, en Europe, en France, nous avons également été contaminés par ce désir d’être comme. D’être habillé, coiffé, beau, jeune, comme telle star du cinéma, de conduire une voiture de tel standing ou de telle couleur, d’avoir une cuisine équipée comme son voisin, etc.

Un fait marquant concerne l’envergure nouvelle de ce mimétisme. Alors qu’au début de la société de consommation, les entreprises proposaient des produits identiques pour tout le monde, apparaissent des produits conçus pour telle ou telle catégorie de la population. On commence à segmenter la population en fonction des désirs spécifiques de groupes identifiés. Ainsi, les jeunes sont désormais un marché, d’abord investi par l’industrie musicale, puis par l’industrie textile, etc.

Cette invasion du marketing entre en conflit avec les valeurs culturelles, notamment de la jeunesse des mouvements protestataires de la fin des années 60. Le refus de la société de consommation entraîne une crise des marques dont le discours ne passe plus auprès de cette population. Alors que les individus cherchaient auparavant à ressembler à tout le monde, désormais ils veulent ne ressembler à personne. Les valeurs culturelles semblent prendre le dessus sur les valeurs consuméristes.

Pas pour longtemps. Car les entreprises ont compris très vite au tournant des années 70 que ces jeunes, en fin de compte, étaient aussi des consommateurs. Il faut donc désormais leur proposer des produits qui leur donnent l’illusion qu’ils ne sont pas comme tout le monde. Et pour cela, il faut réconcilier l’entreprise et la culture. Les lancements de l’émission de radio Salut les copains en 1959 et du magazine du même nom en 1962 avaient moins vocation de découvrir des artistes que de créer une mode et un marché…

Rien n’est plus emblématique de cette évolution que l’association de l’émergence du rap et de l’explosion des ventes de chaussures de sport. Le groupe mythique de rap américain Run DMC sort en 1986 une chanson intitulée My Adidas qui devient un énorme tube. Il sera le premier groupe de rap à signer un sponsoring d’un million de dollars avec une entreprise jusque là en contrat avec des sportifs :

https://www.youtube.com/watch?v=JNua1lFDuDI

Nous retrouvons là les trois dimensions mises en évidence par Bernays :

1)   L’individu s’efface devant l’effet de standardisation du groupe. Run DMC fait ici office de médiateur du désir pour la jeunesse américaine (le groupe avait invité le top management d’Adidas à l’un de ses concerts : au moment de chanter My Adidas, il demanda à ceux qui en portaient de tenir en l’air l’une de leurs Adidas… et vingt mille chaussures apparurent ! Voir le clip ci-dessus, à 1’26)

2)   A charge alors pour la campagne de marketing publicitaire de suivre le mouvement pour convaincre la jeunesse du monde entier qu’il faut porter des Adidas si l’on veut affirmer son identité de jeune.

3)   L’industrie de la chaussure s’efface derrière l’activation d’un puissant levier d’adhésion : l’influence culturelle. Désormais, les entreprises chercheront à transmettre leur message commercial à travers des « idiots utiles » appartenant au domaine de la culture populaire.

2000 à nos jours : être incomparable

Aujourd’hui, si les vieilles recettes qui consistent à mettre en avant une star du cinéma ou du sport pour susciter l’adhésion fonctionnent toujours, elles doivent être complétées par une approche plus fine, plus indirecte, plus en ligne avec les désirs individuels réels, en un mot : plus insidieuse.

Le marketing publicitaire met ainsi en avant un consommateur désormais « avisé », « éclairé », « responsable ». D’ailleurs ce n’est plus un consommateur, mais c’est vous, avec toute votre particularité. D’une part, le marketing calibré en fonction des données personnelles est en plein essor ; d’autre part, les ressources individuelles et la participation effective des consommateurs sont de plus en plus sollicitées, notamment dans une perspective culturelle.

Fin 2007, Sony a ainsi ouvert un site internet consacré au Vaio de John (Malkovich). L’idée consistait à proposer aux internautes de poursuivre l’ébauche d’un scénario de film qui serait par la suite tourné par Malkovich. Voici une capture d’écran de ce projet (cliquez pour l’agrandir) :

Entouré en blanc, le slogan de Sony, be like.no.other, Soyez incomparable, active ainsi le désir d’originalité et de singularité de chacun. Désormais, le fait d’être comme tout le monde est un argument anti-commercial : il faut être unique ou, tout du moins, avoir le sentiment d’être unique quand on achète tel ou tel produit.

En rouge, le portrait de Malkovich renvoie au médiateur traditionnel du désir pour les marques : une figure idéale à laquelle chacun aimerait ressembler. Mais l’activation de ce désir ne suffit plus pour entraîner l’adhésion.

En orange, le médiateur se rapproche de l’internaute. Ce n’est plus une figure inaccessible mais un ami, un égal, avec lequel je peux communiquer et dialoguer quasiment en tête-à-tête.

En vert, le médiateur est désormais interne : ici, c’est le désir secret de chacun d’être un écrivain, un créateur. Un désir frustré que Sony propose de libérer comme un défi lancé à soi-même. Ressorts culturels et motifs pulsionnels sont habilement mis en scène pour provoquer la participation effective à ce qui n’est, finalement, qu’une campagne de marketing publicitaire.

De la culture à l’interculturel

Ce rapide panorama avait pour but de mettre à jour le contexte historique qui a donné naissance aux jeux complexes qui associent aujourd’hui les entreprises et l’influence culturelle. Or, qu’il s’agisse de mobiliser des électeurs ou d’attirer des consommateurs, la matière première pour l’Etat ou l’entreprise est la même, et ce sont les désirs humains.

Si les Etats, démocratiques ou pas, ont rapidement compris l’intérêt de développer leur influence culturelle dans une stratégie de séduction de leurs propres populations, mais aussi de populations étrangères (voir notamment l’article Soft power chinois en Afrique), les entreprises, entrées ultérieurement dans la mondialisation, mettent désormais en place des outils d’influence pour asseoir leur image et leur crédit partout dans le monde.

En effet, leur présence dans de nombreux pays les oblige non seulement à adapter leur discours, leurs produits et leur management aux contextes culturels locaux, mais aussi à façonner ces contextes culturels dans un sens favorable à leurs intérêts. C’est ce denier aspect qui sera mis en avant dans les deux prochains articles à propos des stratégies d’influence culturelle de Renault et de BMW.

Remarque – Ces quelques éléments d’analyse n’auraient pas pu se faire sans les apports de René Girard dans la mise à jour des mécanismes du désir mimétique (lire, par exemple, Mensonge romantique et vérité romanesque), et de ceux de Christian Salmon dans son Storytelling.

* * *

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Quelques suggestions de lecture:

6 Comments

  1. Un article fascinant, merci Benjamin.

    Je le lis, le digère et prépare une réponse.

    Disclosure : je suis un fan du storytelling et ne crois pas une seconde à la perspective d’attaque du bouquin.

  2. Ce qui me gêne dans toute cette histoire : les honnêtes citoyens seraient manipulés par d’odieux personnages dont le seul objectif est d’hypnotiser de sympathiques travailleurs dans le but de les faire travailler comme des mules pour acheter des choses inutiles.

    Je t’invite à ce sujet à lire l’éblouissant ouvrage de 2 philosophes canadiens : Joseph Heath et Andrew Potter : La Révolte Consommée.

    Leur perspective qui s’appuie sur les travaux de Thorstein Veblen, Thomas Hobbes, Fred Hirsch et Pierre Bourdieu est complètement à l’opposée. Leur conclusion :

    1. Contrairement aux tables de loi des théologiens contre-culturels, ce n’est pas le désir de se conformer qui motive le processus de consommation mais la quête de statut (Thorstein Verblen), l’escalade concurrentielle d’acquisition de biens positionnels (Fred Hirsh) et l’obsession de la distinction (Pierre Bourdieu).
    2. A une époque où le cool a remplacé le système de classes dans la hiérarchie sociale, les artefacts de la contre-culture sont devenus les meilleurs attributs positionnels. La contre-culture est donc le meilleur carburant de la société de consommation.
    3. En ne proposant que des systèmes radicaux, utopistes et inapplicables, et en ridiculisant l’action politique réformatrice, la contre-culture en tant que pensée sociétale individualiste est le meilleur allié objectif de l’ultra-libéralisme.

    Je t’invite à lire ce billet au sujet de ce bouquin : http://ceciiil.wordpress.com/2009/08/18/toute-revolte-consommee/

    Pour ce qui est du bouquin de Bernays que je n’ai pas lu, je constate juste que c’est ce loser de Normand “je cite Noam Chomsky tous les trois mots” Baillargeon qui en fait la préface. Il a fait un bouquin intellectuellement malhonnete (Autodefense intellectuelle rester critique vis à vis des medias) que je descend ici http://ceciiil.wordpress.com/2008/12/28/autodefense-intellectuelle/

    Restons vigileant et rigoureux dans notre analyse intellectuelle. C’est si facile de retenir ton article et en oublier les mises en garde (Ce n’est pas le propos de donner ici une dimension politique à ces rapides analyses en opérant les raccourcis capitalisme=fascisme, entreprise=dictature ou économie=barbarie)

    Le bouquin de Potter / Heath est un excellent garde fou

  3. Benjamin PELLETIER

    Bonjour Cecil, merci d’engager la discussion sur ce sujet passionnant.

    Ce qui te gêne dans cette histoire, c’est ce que tu crains: que cet article, finalement, ne renvoie implicitement aux théories du complot et de la conspiration. Un petit nombre – les puissants – agirait en sous-main pour manipuler les masses. D’où l’appel à l’insurrection révolutionnaire pour se libérer de l’oppression totalitaire des Etats et des entreprises.

    Or, et c’est tout l’intérêt de René Girard, il n’y a pas de liberté au sens absolu. Nos choix et nos désirs sont toujours médiatisés, que ce médiateur soit une autre personne ou une idée. Si l’on creuse un peu les motifs de nos actions, nous nous apercevons que rien ne vient réellement de nous-mêmes. C’est ainsi. En prendre conscience ne permet pas de se libérer de cette structure mimétique mais de développer une forme de vigilance critique, et c’est déjà pas si mal.

    Les Etats et les entreprises ont bien compris en quoi ils devaient exploiter ces ressources de la puissance désirante des individus. C’est pourquoi la démagogie et la publicité ont encore de beaux jours devant elles… Du coup, qu’il s’agisse de culture ou de contre-culture, nous avons affaire au même phénomène qui peut se ramener à l’expression que tu mentionnes dans ton article: le conformisme, conformisme du conformisme ou du non-conformisme.

    Concernant les 3 conclusions que tu mentionnes, on est bien d’accord sur les points 2 et 3. Le rap n’a jamais été un mouvement contre la société de consommation, bien au contraire…

    C’est sur le point 1 que je voudrais préciser quelques éléments. D’une part, la quête du statut et l’escalade concurrentielle d’acquisition de biens positionnels correspondent exactement aux analyses de René Girard. La source de ces deux phénomènes est à rechercher du côté de la montée de la rivalité mimétique. Plus on désire comme l’autre, plus on se ressemble, et donc plus on cherche également à se distinguer, d’où la rivalité croissante entre semblables.

    D’autre part, les analyses de Bourdieu correspondent à un contexte culturel bien précis où prédominent les différences de prestige dans le cadre d’un individualisme exacerbé. Ce n’est pas le cas partout. Certaines cultures (notamment en Extrême Orient) privilégient encore la famille, le groupe, la collectivité, sur l’individu. Et cependant, on retrouve de vastes mouvements de mimétisme (voir les effets de mode au Japon ou en Corée du Sud). C’est que l’explication tient encore une fois à la puissance d’imitation du désir individuel, mais cette fois-ci comme signe d’appartenance au groupe.

    Dans ce dernier cas, il ne s’agira pas pour les entreprises de faire croire (et je souligne et maintiens ce “faire croire”) que l’on est incomparable en possédant tel produit, mais que l’on est membre de telle ou telle communauté. Où que l’on soit, on retrouve donc toujours le même problème pour les entreprises: quels ressorts culturels et quels médiateurs du désir faut-il activer pour susciter l’adhésion?

    Concernant Propaganda de Bernays, le fait que Baillargeon ait rédigé sa préface n’en discrédite pas le contenu. Il faut distinguer entre l’interprétation du travail de Bernays qui est faite aujourd’hui et les enjeux historiques dans lesquels ce texte s’inscrit. C’est ce dernier point qui m’intéresse. Il est nécessaire de comprendre quels sont les outils qui se sont mis en place entre les deux guerres en termes d’influence politique et économique. A ce titre, la lecture de Bernays est essentielle. Sa réception aujourd’hui par les contempteurs de la société de consommation est une autre histoire…

  4. Je n’ai pas lu le bouquin de Girard ni ne suis un expert de sa théorie. De ce que j’en lis sur Wikipedia ce n’est pas vraiment ce dont parle Verblen (quête de statut) ou Hirsch (biens positionnels).

    Chez ces derniers, il ne s’agit pas de désir mais de course aux armements, pas de déposséder l’autre de l’objet de son désir mais d’acquérir un statut au dessus. Ce n’est pas la source de possession de l’objet (le désir) mais le statut qu’il confère une fois acquis, dans le prestige de sa rareté.

    Par ailleurs, je ne pense pas que “la liberté absolue n’existe pas” comme tu le prétends.

    Je crois plutôt comme Michel Onfray que cette liberté existe bel et bien mais elle nous effraie tant que nous nous jetons à corps perdu dans les groupes sociaux pour l’annihiler.

    Le postulat que je préfère est celui-ci : nous faisons consciemment le choix pusilanimme de vivre sans cette liberté qui nous effraie. Nous nous soumettons donc au groupe. Parce que c’est là que nous pensons que la vie sera la plus simple, la plus sûre et la plus “normale”. Parce que, pour citer encore La Revolte Consommée et Harold Garfinkel, la normalité permet une réduction de l’effort cognitif et évite l’anxiété dans le présupposé du comportement d’autrui.

    Du coup la perspective est inversée. Ce n’est plus cette perspective française et déresponsabilisatrice comme l’état et le système responsable de tout ce qui arrive à l’individu, avec comme corrolaire cette idée très Freudienne du système comme source d’oppression de l’individu et de ses pulsions naturelles.

    Mais une perspective plus responsabilisatrice et anglo-saxonne de l’individu comme acteur du processus de son existence. Et vu de là, je suis désolé, mais la notion de manipulation ne tient plus. Il s’agit, dont contrairement à cette vision que tu donnes, d’une perspective de soumission consentie au groupe et, au delà, au système.

    Ce qui me gêne aussi dans cette notion du complot c’est le brin de condescendance qui affleure (et qui abonde chez Baillargeon) : ecoutez bonne gens vous n’etes pas suffisament malin pour le déceler mais je vous le dis moi qui suis plus intelligent : VOUS ETES MANIPULES.

    Ouais, je le suis mais je suis concentant.

    Une fois ce postulat posé, nous devons reflechir à comment, globalement, vivre mieux en tant que groupe social / pays. La réponse en générant de la richesse. En pillant les pays colonisé au XiXe ou debut du XXe, ce qui est facile, ou, plus difficile en generant de la richesse avec les contraintes de la démocratie : grace au commerce comme toujours mais surtout à la connaissance et la productivité et l’innovation.

    Donc pour générer cette richesse et satisfaire nos besoins de confort et de sécurité quelques personnes ont réfléchi à ce probleme et ont proposé des solutions pour ajouter de l’huile dans le système. Bernays en fait partie. Est-ce moral ? Non c’est a-moral : dépourvu de toute dimension morale pour citer Comte-Sponville.

    Du coup les marques vendent plus, cela produit plus de richesse dont nous profitons tous.

    Nous avons toute liberté de ne plus être soumis au groupe social. En avons nous le courage ? Perso, moi non, donc, comme tout le monde je me fais manipulé mais comme tout le monde je suis consentant et pas du tout cette victime ingénue que l’angle de ton article laisse supposer.

  5. Benjamin PELLETIER

    Le différend est intéressant car, comme tu le soulignes, il repose sur deux positions de principe radicalement opposées en ce qui concerne notre façon de concevoir la liberté individuelle.

    J’ai dit et je maintiens que pour ma part il n’y a pas de liberté individuelle absolue. C’est une position sur laquelle je ne vais pas argumenter car c’est peut-être une question de foi: je ne crois pas à cette idée de liberté absolue.

    Il découle de cette position une façon assez radicale et amorale de considérer les notions d’influence et de manipulation. Je ne leur donne pas un contenu négatif – ni positif. Je les pose comme étant le milieu naturel de l’homme social.

    A ce titre, je fais miennes les analyses du psychanalyste et philosophe François Roustang dans son livre Influence:
    “Il n’y a pas de relation humaine qui ne soit soumise à l’influence: pas de relation sans manipulation réciproque.”
    “La liberté a pour condition l’influence, parce qu’elle ne peut être rien d’autre que son appropriation.”

    Du coup, il n’y a pas d’un côté les manipulés, les victimes ingénues, et d’un autre côté les ignobles manipulateurs. Tous sont sous influence. Et celle-ci ne s’exerce pas seulement à travers l’exercice du pouvoir des uns sur les autres. Du fait même que nous sommes en interaction dans tel environnement, nous sommes influencés. Nous ne décidons pas de tout, nous nous adaptons. Pas de liberté absolue.

    Ces phénomènes sont pris dans leur racine universelle et, à ce titre, il n’y a pas de différence entre la France, les Etats-Unis ou le Japon. Mon point de vue est ici anthropologique (comment les hommes fonctionnent en société) tandis que le tien est sociologique (comment ces sociétés fonctionnent).

    Ce que je soutiens, c’est que les entreprises ont depuis longtemps compris qu’elles devaient utiliser ces ressorts anthropologiques pour vendre leurs produits. Maintenant, ce “comment vendre” doit s’adapter aux contextes culturels locaux de façon à coupler l’exploitation des désirs individuels aux ressorts culturels.

    Si l’on passe ensuite au niveau sociologique du mode de fonctionnement des sociétés, de la question de la génération de richesses, de la responsabilisation individuelle, etc., nous retrouverons rapidement un terrain d’entente.

    Ceci dit pour préciser cette intéressante différence de point de vue… sans chercher à exercer une quelconque influence… (quoique…)

  6. C’est très intéressant.

    Je suis tout à fait d’accord sur le point de la foi concernant notre croyance en la liberté de l’individu.

    Merci pour ton explication anthropologie/sociologie, je comprends mieux à présent ton point de vue. J’ai finalement mis du temps mais ai bien compris que tu ne portais pas de jugement de valeur mais constatais un état de fait. C’est la présence de Baillargeon qui m’a complètement fait perdre cela de vue.

    Je suis en complet accord avec la citation de Roustang.

    Le point de désaccord essentiel demeure cette foi en la liberté de l’individu. La citation exacte de Onfray à laquelle je fais référence est dans l’Anti-manuel de Philosophie :
    L’usage libre de son temps de son corps, de sa vie engendre une angoisse plus grande que si l’on se contente d’obéir aus instances génératrices de docilité – famille, école, travail (…)Voilà pourquoi, pour éviter l’angoisse d’une liberté sans objet, les hommes aiment si souvent se jeter dans les bras de machines sociales qui finissent par les ingérer, les boryer puis les digérer

    Vivement les épisodes 2 et 3 !

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