Suscités par l’actuel débat sur la question du quota de boursiers dans les grandes écoles, de nombreux articles sont revenus récemment sur la place et la fonction de ces écoles dans le système républicain de la méritocratie à la française. Je m’attarderai sur le cœur du problème : les effets et méfaits de l’élitisme républicain qui conduit à une forte hiérarchisation de la société française.
D’emblée, j’assume l’ambiguïté du titre de cette note où petites élites fera donc référence au faible nombre d’individus qui constituent cette élite, mais aussi à une petitesse d’attitude qui résulte parfois du sentiment d’appartenance à cette élite.
La crise nous va si bien…
En premier lieu, il ne s’agit pas ici de dénoncer pour dénoncer avec de grands airs de tragédien. Le système français des grandes écoles comporte encore une dimension méritocratique indéniable et la qualité des enseignements doit être soulignée. Ce qui nous intéresse dans ce système, ce sont les effets sur la hiérarchisation sociale, et notamment sur les représentations collectives qui déterminent les relations entre Français mais aussi entre Français et étrangers dans une perspective d’approche des marchés étrangers.
Si toute culture comporte ses propres contradictions, celles qui traversent la société française sont plus apparentes qu’ailleurs car il existe un gouffre plus vaste qu’ailleurs entre les idéaux nationaux et la réalité des désirs de chacun. A ce titre, le diagnostic établi par Philippe d’Iribarne dans L’étrangeté française est clair et net : « Prise entre ces deux références, dans une sorte de symbiose conflictuelle entre le désir de grandeur et l’idéal d’égalité, la France d’aujourd’hui vit dans une contradiction permanente. »
La crise permanente est donc l’élément naturel dans lequel évolue tout Français. Crise réelle ou potentielle, crise passée ou à venir, crise entre le peuple et les gouvernants, crise entre l’employé et le patron, crise entre vie privée et vie professionnelle, crise entre rôle social et aspirations individuelles, la société française contemporaine se caractérise avant tout par une fondamentale crise de représentation, de confiance et d’identité.
Or, l’un des facteurs de cette crise provient du système éducatif. Notons bien que je ne parle pas ici de l’éducation dont les forces et faiblesses ont été largement analysées, mais du système éducatif – autrement dit : de la structure sociale dont l’organisation imprègne les structures mentales.
Ce système donne notamment lieu à deux phénomènes que je vais détailler par la suite :
- un insupportable gaspillage des talents
- une aristocratisation des diplômés et, conséquemment, des groupes sociaux
Une insupportable vérité
L’OCDE publie tous les trois ans une enquête menée dans trente pays sur les performances des systèmes éducatifs des pays membres. Dénommée PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis), elle analyse les résultats des jeunes de quinze ans en lecture, mathématiques et sciences.
Vous pouvez consulter ci-dessous une synthèse du classement par pays. Les résultats très moyens de la France ont été largement commentés. Très souvent, la méthodologie et l’approche comparatiste de PISA sont mises en cause sous prétexte de critères trop anglo-saxons qui ignorent certaines spécificités nationales nuisant aux résultats français.
Par exemple, l’enquête insiste plus sur les compétences que sur les connaissances, autrement dit sur la capacité de l’élève à utiliser ses connaissances plutôt qu’à en rendre compte. Voyez ainsi le compte-rendu commenté de l’étude PISA sur le site de l’Education nationale, et particulièrement cette remarque concernant le volet « culture mathématique » (je surligne les passages où s’exprime la différence d’approche) :
“La “culture mathématique” est la traduction littérale – et peu satisfaisante – de “mathematical litteracy”, qui se réfère à ce qu’on pourrait appeler les “mathématiques du citoyen” et non à l’accumulation de savoirs académiques comme peut le laisser sous-entendre le terme de “culture”. Il s’agit de mesurer la capacité des élèves à mettre en œuvre leurs acquis mathématiques pour résoudre des exercices liés au quotidien. Les situations proposées aux élèves se veulent donc “authentiques”: construction d’une bordure, utilisation d’un taux de change lors d’un voyage, aménagement d’une pièce dans l’espace, etc. mais on peut noter que cette authenticité est plus réelle pour des adultes que pour des élèves de 15 ans.”
Sans entrer dans le détail de ces débats où apparaissent de réelles divergences culturelles entre pragmatisme des uns et académisme des autres, je noterai seulement que la France est très réticente à ce type d’analyse comparée donnant lieu à un classement peu flatteur de son système éducatif. Dans leur rapport technique de PISA 2006, les responsables de PISA ont d’ailleurs fait part des nombreuses difficultés qu’ils ont rencontrées pour pouvoir effectuer leur enquête en France[1. Je traduis ici en français un passage du rapport technique de PISA 2006 : « L’application de PISA en France s’est écartée de nombreuses façons des procédures internationalement recommandées. Premièrement, la France n’a pas appliqué le questionnaire pour les écoles. Il suit de cela que la France ne peut pas être comprise dans les rapports et analyses qui utilisent les données du questionnaire pour les écoles. Deuxièmement, on a remarqué que les responsables de l’enquête n’ont pas été formés en personne comme il était exigé par les standards. Comme alternative, les responsables de l’enquête ont été formés par téléphone. Troisièmement, du fait de l’exclusion des Territoires d’Outre-Mer et des élèves à l’hôpital, le taux de couverture de la population nationale étudiée a été de 0,93. Enfin, du fait d’exigences locales, les moniteurs de contrôle de qualité étaient des inspecteurs scolaires qui n’étaient formellement pas indépendants du ministère national français comme exigé par les standards. »].
Passons sur le fait que ce rapport est volontairement sous-estimé ou décrédibilisé. Passons sur les résultats synthétiques de la France qui donnent lieu à d’interminables discussions. Il en est un autre qui est curieusement passé sous silence et que le magazine Alternatives Economiques a eu le courage de mettre en avant dans un article du 13 janvier dernier intitulé La faillite de l’élitisme républicain.
En effet, PISA fournit bien d’autres éléments d’analyse, notamment sur les écarts de points entre les élèves dont le statut économique, social et culturel des parents est élevé (le quart le plus favorisé) et ceux dont il est faible (le quart le moins favorisé). En 2006, les résultats de la France en la matière ne sont pas médiocres mais catastrophiques :
On pourra se consoler en se disant que l’Allemagne n’est guère mieux lotie. Mais, à la différence de l’Allemagne où des mesures ont été prises suite à la prise de conscience qu’a provoqué ce rapport, un voile pudique est jeté en France sur ces résultats. Or, l’évolution n’est pas favorable, comme le note un analyste à la direction de l’éducation de l’OCDE : “La France et le Japon ont vu leurs performances en lecture diminuer, mais pour des raisons diamétralement opposées. En France, c’est la proportion d’élèves en difficulté qui a augmenté, alors qu’au Japon c’est celle des bons élèves qui a baissé.”
Ce tableau éloquent montre en quoi le système éducatif français non seulement reproduit des inégalités sociales mais les accentuent, creusant des écarts entre les groupes sociaux en contradiction totale avec l’idéal républicain[2. Le sociologue François Dubet rappelle ainsi dans une récente tribune intitulée Les pièges de l’égalité des chances : « Plus les diplômes fixent les positions sociales et les revenus au nom de la méritocratie, plus la reproduction des inégalités sociales est forte : en France, où l’emprise des diplômes est élevée, 40 % du revenu des enfants est déterminé par celui des parents, alors que ce taux est de moins de 20 % en Suède, où le poids des diplômes est moins décisif. »]. Voilà la vérité difficile à supporter : avec sa forte tolérance aux inégalités, le système éducatif français déstructure l’idéal républicain en aristocratisant les uns et en marginalisant les autres.
Un capitalisme aristocratique
Ainsi produite par le système éducatif, la hiérarchisation devient alors définitive. La France est un des rares pays où des responsables proches de la retraite citent encore l’école qu’ils ont faite à vingt ans comme un élément de distinction sociale.
La société française comprend de nombreux plafonds de verre que seulement certains peuvent franchir. Qu’il s’agisse de la parité hommes/femmes, du CV anonyme, des débats sur la discrimination positive, des quotas de boursiers dans les grandes écoles, de la réforme de l’ENA, de la décentralisation des grandes écoles, et bien d’autres mesures, on voit bien à quel point les résistances à la diversification des élites sont nombreuses et les réels changements minimes.
D’où une structure du capitalisme français encore très rigide et marquée par les principaux traits suivants :
– Une mentalité de caste qui perdure de la grande école à la retraite. Ainsi, parmi les patrons du CAC 40 en 2007, 29 sortaient des grandes écoles tandis que trois étaient des héritiers (Martin Bouygues, Franck Riboud, Patrick Ricard) – source slate.fr.
– Un âge tardif d’entrée dans l’entreprise. Comme le rappelle Thomas Philippon dans son livre Le capitalisme d’héritiers : « 46% des patrons américains et 72% des patrons japonais sont entrés dans leur société avant l’âge de 27 ans, contre 29% en France. 20% des patrons français sont entrés après l’âge de 35 ans, contre 1% aux Etats-Unis.
– Une tendance, une fois atteint le sommet de la hiérarchie, à s’y déplacer horizontalement d’une entreprise à l’autre en cumulant fonctions opérationnelles et administratives. En 2007, 98 personnes, soit 22 % des administrateurs des sociétés du CAC 40, détenaient 43 % des droits de vote de ces sociétés (Le Monde, Le capitalisme français reste aux mains d’un club très fermé). A titre d’exemple, quatre personnes de la BNP se retrouvaient dans les conseils de douze sociétés du CAC 40. Alternatives Economiques a publié il y a quelques semaines une cartographie éloquente de ces relations croisées. Je reproduis ci-dessous ce document avec l’aimable autorisation du magazine:
– D’où une consanguinité de liens marqués par des nominations croisées et des interdépendances, mais aussi par des affects et rivalités personnelles nuisant à la saine marche des entreprises.
– Une difficulté à développer la confiance et à déléguer l’autorité aux subordonnés, ainsi que le note Thomas Philippon : « Comme les patrons n’ont qu’un expérience limitée de la vie dans les échelons inférieurs de l’entreprise, ils sont relativement méfiants et ont moins tendance à déléguer l’autorité à leurs subordonnés. »
– Une difficulté à accepter les critiques et à débriefer les échecs. Quand on a tendance à se considérer à la fois comme infaillible et comme le meilleur, les remises en question se heurtent à des facteurs psychologiques réticents à la critique.
– Des difficultés de coopération dans un contexte interculturel. Le lecteur pourra se référer aux articles L’A380, décollage de l’entente franco-allemande ? et France-Allemagne, des murets culturels pour constater à quel point il n’est pas facile d’établir une coopération entre des patrons français issus des grands corps d’Etat et des patrons allemands marqués par une culture d’ingénieurs ayant gravi les échelons de leur entreprise à l’ancienneté. Un témoignage dans Le Point de janvier 2007 (Sprechen Sie français ?) notait ainsi : « Le patron de Volkswagen est ingénieur. Les managers français sont beaucoup plus intellectuels. Ils préfèrent parler de stratégie et philosopher qu’argumenter sur des problèmes techniques. »
Enfin, plus globalement, l’un des effets de l’élitisme produit par le système éducatif concerne la représentation des autres selon des critères de valeur intellectuelle qui souvent se limitent au prestige du diplôme obtenu dans la jeunesse. J’ai déjà traité de cette question dans l’article Culture du jugement et jugement de la culture.
Une société en tour Eiffel
De la dizaine de siècles de monarchie, de la période de l’Empire, de la mise en place de l’idéologie républicaine, puis de l’Etat-providence, il y aurait beaucoup à dire sur les facteurs historiques d’une telle hiérarchisation sociale. Le fait est que, malgré quelques ajustements, cette situation ne va pas évoluer du jour au lendemain.
Or, cette structure rigide et élitiste de la société française est justement sa face cachée, celle qui est la plus méconnue des étrangers. Quand ils arrivent en France, ils découvrent un monde nouveau, dur et extrêmement cloisonné, très différent de l’image qu’ils s’en faisaient dans leur pays d’origine.
A eux qui s’émerveillent de découvrir pour la première fois la tour Eiffel, il faudrait leur dire de bien la regarder en effet, car c’est non seulement le symbole de Paris mais l’image de la France même, large à sa base mais rapidement élancée, jusqu’à atteindre une redoutable verticalité…
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Quelques suggestions de lecture:
- Ce que leur système éducatif nous apprend sur les Russes
- Le système éducatif japonais : conformisme des uns, marginalisation des autres
- Profil de l’expatriation en France
- Afflux d’influences – revue de presse
- Sécurité des données en France: facteur humain et facteur culturel
- Zones d’inconfort – revue de presse
Merci Benjamin pour ce remarquable article. Mon dieu que le chemin va etre long.
D’autant que, comme tu auras pu le lire dans les commentaires de l’article de Monique Dagnaud sur Slate (sur lequel tu pointes), il y a une vraie réfutation du réel.
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La France est un peuple qui a adoré Louis XIV, magnifié Napoléon et vénéré Le General de Gaulle.
Le peuple francais est un peuple insoumis qui est en outre obsedé par l’égalité.
Pour canaliser sa fougue et sa soif de grandeur, le peuple francais réclame un pouvoir fort, d’où la création d’un systeme de hierarchisation fort, et enfin l’établissement d’élites.
Si le mot élite est aujourd’hui connoté péjorativement, la France a souvent été fiere de ses élites dans de multiples domaines: littéraire, artistique, ingéniérique, militaire, humaniste, etc. C’est en réalité ce qui a fait la renommée de la France dans le monde.
Ainsi, cet article ne pose pas la bonne question. Il ne s’agit de déplorer l’existence d’une élite en France, mais il faudrait savoir pourquoi ces élites ne sont plus “dignes” d’incarner le peuple francais.
@Michel-Michel – Il est pour le moins paradoxal d’affirmer que le peuple français est un “peuple insoumis” et en même temps qu’il réclame “un système de hiérarchisation fort” .
C’est là le travers d’un raisonnement qui présuppose l’unicité du “peuple français“. La complexité sociologique et historique ne permet pas de penser une entité stable et homogène sous ce terme. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de “peuple français” mais qu’il est hasardeux de rechercher une continuité essentielle là où il y a une longue construction dans le temps, avec ses aléas, ses discontinuités, lignes de rupture et de fractures. Du coup, je ne peux pour ma part vous suivre dans ces vastes généralisations sur les aspirations du “peuple français”.
Enfin, cet article ne déplore pas l’existence des élites en France mais analyse certains effets pervers de l’élitisme à la française. Des effets pervers qui ont à chaque époque étaient dénoncés, à tel point qu’on peut parler d’un genre littéraire. Cf. par exemple, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les fables de la Fontaine, le théâtre de Molière ou les Lettres persanes de Montesquieu; et au XIXe siècle, Napoléon le Petit de Victor Hugo.
@ Benjamin Pelletier
Ce paradoxe découle pourtant de celui que vous rappelez en citant Philippe d’Iribarne exposant la contradiction entre le “désir de grandeur et l’idéal d’égalité”.
Pourquoi la révolution française a-t-elle mené à l’Empire? C’est en effet le paradoxe!
Quant à réfuter l’unicité du peuple français, je sais bien entendu que tous les citoyens ne sont pas les mêmes. Cependant il me parait difficile de parler de culture si on se refuse à utiliser le mot peuple.
Par ailleurs, je vous accorde l’existence d’effets pervers de certaines formes d’élitismes. Cependant je maintiens qu’il ne s’agit du coeur du problème et que la France a besoin d’élites.
La vraie question est à mon sens de déterminer pourquoi les élites sont de plus en plus critiquées par le peuple.
Etant actuellement en formation dans une grande école de commerce d’où sont sensées émerger les élites de demain, je suis attéré par la médiocrité de l’enseignement fourni, les mécanismes de castes qui s’y déploient(via les associations notamment) et l’inculture générale des étudiants.
Là sont les germes de la fracture entre élites et peuple.
Pour résumer mon propos: au lieu de brûler les élites, essayons de les instruire et de les rendre digne des responsabilités qu’ils devront assumer.
@Michel-Michel – Le paradoxe – identifié par Philippe d’Iribarne et que je ne fais reprendre – est légèrement différent de celui que vous indiquez. Il concerne les deux aspirations simultanées, et contradictoires donc: l’idéal d’égalité et le désir de grandeur.
Alors que l’expression “peuple insoumis” renvoie à une réaction, voire à une révolte, vis-à-vis du pouvoir, donc au régime des passions (l’indignation ou la colère, par exemple), l’idéal d’égalité renvoie au fondement républicain (égalité devant la loi, par exemple). C’est une aspiration fondatrice de la France moderne.
De même, réclamer une forte hiérarchisation n’est pas tout à fait le désir de grandeur. La première expression renvoie à un besoin de protection collective tandis que la seconde renvoie à un besoin de reconnaissance individuelle.
L’autre phénomène que vous signalez reste préoccupant: la prégnance d’archaïsmes et d’une reproduction des castes au sein des établissement d’enseignement qui doivent préparer les étudiants à la complexité du monde actuel. Je vous rejoins là-dessus, c’est tout à fait regrettable…
Une partie des élites dont il est question dans cet article a pour vocation de gérer au plus haut niveau l’intérêt général. Et pour parvenir à ce statut ils ont été principalement sélectionnés sur l’importance de leur motivation qui est le principal moteur pour atteindre les dernières marches. Or, chez les sportifs de haut niveau, (Psychologie Sportive et Compétition) on s’aperçoit que la motivation nécessaire pour fournir autant d’efforts n’a plus grand chose à voir avec l’amour du sport. Alors, quelle est la motivation des élites, seulement l’intérêt général ? Le système qui les forme (prépa) encourage-t-il les individualistes ou les personnes plutôt solidaires ? Et si finalement le système qui les met en place : sélectionnait, propulsait, des individus qui se caractériseraient par des valeurs qui seraient à 180° de l’intérêt général ? 😉