Cet entretien avec Madame Chiyo Kunimura, professeure agrégée de langue et culture japonaises au Centre Franco-Japonais de Management de l’université Rennes 1, a été réalisé par un groupe de mes étudiants de l’Ecole de Guerre Economique.
Ils devaient analyser le système éducatif du Japon afin de mieux comprendre la mentalité des Japonais, d’identifier les leviers utiles pour la coopération et, dans le cadre de leur master MRSIC (MBA spécialisé Risques, Sûreté Internationale et Cybersécurité), de mettre en évidence les facteurs culturels à prendre en compte si des Français étaient amenés à former des Japonais à la sûreté.
Je remercie chaleureusement Madame Kunimura, ainsi que les étudiants et l’encadrement de l’EGE, d’avoir autorisé sa publication.
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Bonjour Madame Kunimura, pouvez-vous nous dire quelles sont les grandes particularités du système éducatif japonais ?
Le système éducatif japonais a énormément évolué depuis quarante ans, en fonction des influences et des priorités gouvernementales. La réforme dite libérale des années 1990, destinée à remédier à l’accumulation de connaissances sans réflexion et au poids des processus de sélection, a accentué les différences entre les enfants des couches sociales défavorisées et favorisées. Selon le point de vue qu’on adopte – créer une élite ou bien réduire les différences -, cela aura été une réussite ou un échec. Ce sont les familles qui financent l’enseignement supérieur, et pour entrer dans les universités qui permettent réellement une ascension sociale, les lycéens et les collégiens doivent assister à des cours du soir (jusqu’à 21 h). En effet, c’est l’entrée à 18 ans dans une université cotée qui détermine la vie entière : il n’y a pas de passerelles. Depuis le début de la mondialisation, l’Etat s’est désengagé des universités publiques, et l’inscription annuelle y coûte environ quatre mille euros. Le mot d’ordre actuel est de former des employés capables d’interagir dans un contexte international (pour former « l’homme global »). Le gouvernement a essayé de mettre l’accent sur l’oral, alors qu’auparavant l’enseignement passait essentiellement par l’écrit. En ce qui concerne l’apprentissage des langues étrangères, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Or, les compétences linguistiques sont essentielles pour les entreprises.
Comment expliquer ce manque de résultats ?
En ce qui concerne les langues, il est très difficile de développer la compétence orale à l’école. L’active learning est à la mode mais les enseignants n’en veulent pas trop, d’autant qu’ils ne sont pas formés et considèrent cette injonction comme une réforme de plus : il y a conflit entre la transmission des connaissances qui prévalait auparavant et les méthodes actives, qui tendent à négliger cette transmission. Chaque école s’efforce toutefois de mettre en place cette méthode d’apprentissage. Mais, dans le système scolaire du Japon moderne, que ce soit avant ou après la réforme néolibérale, l’art d’argumenter, la compétence argumentative, n’ont aucune place dans les programmes scolaires. Les Japonais qui raisonnent dans la vie de tous les jours sont alors méprisés, ou même ignorés. La France est en revanche le pays de la dissertation, qui pousse au maximum cette compétence à l’école. Quant à nous, professeurs de langue japonaise en France, nous sommes pris entre deux cultures éducatives, l’une qui n’argumente pas et l’autre qui en a l’habitude.
Le système éducatif japonais n’inciterait donc pas les jeunes générations à évoluer?
Il faut bien prendre en compte que le Japon est en déclin démographique et qu’il n’y a pas assez de jeunes, ce qui fait qu’ils sont choyés, protégés et peu enclins à sortir de leur cocon. Le taux de suicide des jeunes est particulièrement élevé. Le temps de loisirs est inexistant et l’amitié disparaît parfois au profit d’une compétition féroce. Les jeunes sont en butte à des injonctions contradictoires: se conformer, être un bon rouage de l’entreprise, tout en étant créatifs et en ayant l’esprit critique. L’adaptation est difficile, et il y a des échecs.
Le départ à l’étranger est-il une solution pour certains Japonais ?
Le nombre de départs vers les universités étrangères reste faible pour un pays développé. Les étudiants vont en grande majorité dans les pays anglophones. Le départ de lycéens est maintenant encouragé. Cela dit, les frais restent très élevés. D’autre part, si le gouvernement encourage les départs à l’étranger, les entreprises, elles, préfèrent les étudiants qui ont fait leurs études en quatre ans. Les séjours courts sont donc plus intéressants, les séjours longs étant considérés comme retardant la scolarité.
L’entreprise est donc la finalité du système éducatif ? Et quels sont les invariants traditionnels qui semblent se renforcer de nos jours ?
C’est effectivement toujours l’entreprise qui dicte sa loi au système éducatif. Le but du système éducatif est toujours de former de bons employés, très honnêtes, intègres et compétents. L’école ne fournit qu’une base qui sera ensuite complétée par l’entreprise en fonction de ses besoins. La société japonaise est fondée sur la méritocratie, parfaitement acceptée par la population. La réussite au concours et l’intégration d’une université prestigieuse définiront le niveau social des Japonais. La hiérarchisation par la méritocratie dès la fin des études permet une structuration sociale dont l’entreprise ne sera que la continuité. L’une des conséquences du système d’emploi à vie est que les entreprises ne s’intéressent pas à la spécialisation d’un étudiant, qui doit avant tout être motivé, souple et modulable. L’entreprise va le faire évoluer en fonction de ses besoins. Tout ce qui est appris pour les concours est inutile en entreprise. Les jeunes Japonais ont donc l’impression d’avoir sacrifié leur adolescence au profit d’un apprentissage excessif et peu rentable.
En cas d’échec à l’examen d’entrée d’une grande université, c’est donc l’existence entière d’un individu qui est déterminée ?
Les jeunes Japonais sont conditionnés. Ceux qui réussissent sont reconnus, parce qu’ils ont réussi leur concours. Ainsi, lors de l’échange de cartes de visite, on donne le nom de l’école ou de l’université pour établir la hiérarchie entre les individus. Ce n’est pas contesté, c’est normal. C’est très fort comme notion, les Japonais l’acceptent. Bien sûr, dans ce cadre, l’échec est stigmatisant. Il conduit à la marginalisation, et donc à l’exclusion.
Vers quels pays se tournent ces marginalisés ?
Les jeunes Japonais qui réussissent vont d’abord dans les pays anglo-saxons pour apprendre l’anglais. Les filles sont marginalisées par défaut. Elles adorent l’Europe, notamment celles qui sont artistes, parce que l’art, la liberté de pensée, et l’égalité homme-femme y tiennent une place importante. Certains Japonais qui ont raté leurs études adorent la France parce qu’elle donne de l’espoir aux marginalisés. Les réfractaires au système, les marginalisés, les créatifs, apprécient beaucoup la France. Le choix de la France, c’est souvent soit celui de ces jeunes gens marginalisés, soit celui des jeunes qui font preuve d’esprit critique ou qui sont actifs en termes de créativité. Venir en Europe n’apporte rien à une carrière au Japon.
En quoi l’Europe et plus particulièrement la France attirent-elles les japonais ?
Il y a beaucoup de rêves. On aime certainement des choses identiques. Les Japonais recherchent la joie et la qualité de vie de la France. Exilés culturels, ils ne cherchent pas la réussite commerciale ou financière, ils veulent une qualité de vie (loisirs, danse, gastronomie…), et ils rêvent de la France pour l’obtenir.
La France et le Japon sont donc d’abord des partenaires culturels mais depuis la fin des années 1990, ce partenariat se diversifie et tend à s’intensifier. C’est du moins le message transmis par la presse française sur le sujet. Qu’en est-il côté Japon ?
La coopération bilatérale est nouvelle. Les Japonais pensent que les Français préfèrent la Chine et que tous les partenariats se font au profit de la Chine, que le Japon est oublié du gouvernement français. Une certaine indifférence a été perçue par les Japonais, ce qui les a conduits à se demander si la France était vraiment sérieuse. Quant aux chercheurs français, ils mettent souvent en avant les côtés positifs du Japon. En effet, il leur sera difficile d’obtenir des financements si la critique est trop importante. La communication de l’Etat japonais est très orientée pour séduire et attirer, et les chercheurs invités doivent travailler dans cette direction.
Quelle perception les Japonais ont-ils du monde extérieur ?
Les élites japonaises sont bien éduquées mais le peuple est dans l’ignorance. Les médias au Japon sont très pauvres en analyses et reportages sur l’international. Le monde n’existe pas dans les médias japonais. Les Japonais n’aiment pas la politique et ça ne sert à rien d’en discuter. C’est comme ça et c’est tout. On a peur de la Chine et on cohabite avec les Etats-Unis, c’est ainsi. Il y a une résignation. Il faut faire l’effort de chercher les chaînes internationales à la télévision, sinon il n’y a rien. La plupart des Japonais se contentent des informations sur le Japon. Si le gouvernement dit que c’est bien, c’est bien. Dès lors que les enseignants n’enseignent pas l’esprit critique, les élèves ne critiquent pas. Ils sont profondément conformistes.
Quelles sont les évolutions sociales en cours qui affectent la collaboration des étrangers avec les Japonais ?
Le Japon donne traditionnellement la primauté aux garçons. La natalité n’est pas favorisée, et elle ne va pas augmenter. Dans le système social, la division des tâches entre les hommes et les femmes est maintenant remise en cause. Il était accepté que les femmes restent au foyer à s’occuper des enfants et des tâches ménagères tant que leur mari subvenait aux besoins de la famille. Or, depuis peu les salaires ne suivent plus le coût de la vie. La notion de mariage au Japon ne tient pas compte, ou peu, des sentiments, il s’agit surtout d’un contrat social. Si le mari n’apporte pas assez d’argent, il y a rupture du contrat. L’égalité salariale entre les hommes et les femmes n’existe pas, et on refuse aux femmes l’accès aux postes à responsabilité. Celles qui y parviennent tout de même ont en revanche les mêmes conditions de travail que les hommes : journées de travail jusqu’à 20 heures, pas de week-end, très peu de vacances. Les filles s’orientent donc plus volontiers vers l’international, d’autant qu’elles sont motivées pour apprendre les langues étrangères et communiquent plus facilement. On les retrouve alors de plus en plus dans le rôle d’intermédiaire entre les étrangers et les Japonais.
Quelles sont les perspectives actuelles pour les entreprises françaises au Japon ?
Le gouvernement japonais appelle et incite à la collaboration avec les étrangers. Des plans de financements et d’aides sont mis en place et alimentent les vastes opérations de communication sur le sujet, comme l’opération Japonismes 2018. L’investissement réalisé et en cours pour faire des Jeux Olympiques de 2020 une grande réussite nationale est l’un des enjeux prioritaires actuels pour l’administration japonaise. Le Japon essaie de se diversifier parce qu’il pense ne plus pouvoir compter sur les Etats-Unis. Avec la France, dans certains domaines, il y a une coopération très forte, comme par exemple avec la RATP qui vient régulièrement au Japon, ou dans les domaines de la robotique et de l’agro-alimentaire. Pour les entreprises qui veulent s’installer au Japon, il faut toujours un intermédiaire. La barrière linguistique est énorme : les Japonais ne maîtrisent pas l’anglais à l’oral. Par ailleurs, dès lors qu’un Japonais est compétent, il est embauché au Japon, donc peu de Japonais s’expatrient pour travailler.
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Sur la thématique de l’éducation et des enseignements pour la coopération, vous pouvez également lire cet entretien: Ce que leur système éducatif nous apprend sur les Russes.
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