Pour ne plus marcher sur la tête
La distance hiérarchique renvoie à la différence entre managers et subordonnés. Une forte distance hiérarchique indique une relation inégalitaire. Cette inégalité se manifeste par des signes et attitudes propres au statut de chacun. En cas de forte distance, l’autorité devient un enjeu de pouvoir personnel, tandis que dans un contexte de faible distance hiérarchique elle correspond à un enjeu fonctionnel.
Il revient à Geert Hofstede d’avoir insisté sur l’influence des contextes nationaux dans la relation hiérarchique. A partir d’une enquête conduite il y a plus de trente ans sur les employés d’IBM dans le monde, il a établi un indice de distance hiérarchique qui s’exprime par un score allant de zéro (distance nulle) à cent (distance extrême). Depuis, Hofstede apparaît comme le Graal de nombreux interculturalistes qui trouvent dans ses dimensions culturelles une explication/justification des différences culturelles.
Rappelons seulement quelques utiles précautions :
- Le modèle Hofstede est une vieillerie qui n’a jamais été actualisée en ce qui concerne la distance hiérarchique et qui fige les contextes nationaux dans une image saisie il y a des dizaines d’années (que penser des dimensions culturelles provenant de pays alors soviétiques et qui sont en pleine évolution depuis la chute du Mur ?).
- Il a été établi à partir d’une étude portant sur une seule entreprise (IBM) américaine (qu’en est-il de l’influence de la culture d’entreprise sur les réponses aux questionnaires d’enquête de l’époque?).
- En proposant un score chiffré (par exemple 68 pour la distance hiérarchique en France), il crée l’illusion d’une précision scientifique, ce qui est un réel danger (il n’y a pas de vérité scientifique dans le champ interculturel), alors qu’on peut tout aussi bien considérer qu’il donne une apparence objective aux clichés.
- Enfin, il incite les interculturalistes à prendre le très mauvais réflexe qui consiste à partir de soi-disant vérités générales sur les cultures (les scores des dimensions Hofstede) pour ensuite descendre vers la singularité des situations, au lieu de procéder inversement : partir du vécu singulier des acteurs, identifier dans leur expérience singulière ce qui relève du caractère de chacun, de la culture métier, de la culture d’entreprise et, éventuellement (et non pas nécessairement), de certaines attentes (et non certitudes) ou tendances (et non vérités) liées au contexte national.
En ce qui concerne la distance hiérarchique, il faut procéder de même. Par exemple, si on veut décrypter les relations entre Français et Britanniques dans telle entreprise, il ne faut pas partir des scores établis par Hofstede (68 pour la France, 35 pour le Royaume Uni) pour comprendre le vécu des acteurs, mais partir des symptômes, des comportements, des attitudes, des signes de manifestation de pouvoir et des inégalités de statut que mettent en avant les acteurs pour réfléchir avec eux sur les éléments qui seraient liés aux personnalités, à la culture d’entreprise ou bien, éventuellement, au contexte national.
Si vous partez des scores Hofstede pour décrypter des situations, vous risquez de vouloir faire en sorte que le vécu leur corresponde, et donc de tordre les explications pour les rendre cohérentes avec les scores préétablis ou, pire, d’écarter certaines expériences des acteurs parce qu’elles ne correspondent pas aux scores que vous venez d’exposer. Bref, Geert Hofstede marche sur la tête depuis les années soixante-dix, remettez-le sur ses pieds. Ou mieux encore, débarrassez-vous des scores, retenez certains outils, comme la notion de distance hiérarchique, et inversez la démarche.
Ainsi, au lieu de partir d’indices de distance hiérarchiques définis au préalable, je préfère pour ma part partir de symptômes, et établir avec les participants aux formations une sorte de symptomatologie des relations de pouvoir au sein de l’entreprise. Il s’agit de développer le sens de l’observation de chacun. Voici quatre de ces symptômes (la liste n’est évidemment pas exhaustive), concrets, faciles à repérer et à comparer selon les contextes culturels.
1. La question la plus simple
Pour prendre conscience du degré de distance hiérarchique qui influence les pratiques managériales, il y a une question simple à (se) poser :
En tant que manager, travaillez-vous pour vos subordonnés ou bien vos subordonnés travaillent-ils pour vous ? Autrement dit, êtes-vous à leur service ou bien sont-ils à votre service ?
La réponse à cette question implique des pratiques managériales radicalement différentes. Dans le premier cas, la distance hiérarchique est faible, voire nulle, ce qui ne signifie pas que le manager n’a ni autorité ni responsabilité, mais il les exerce dans un mode de fonctionnement en réseau avec son équipe, et non selon une structure pyramidale.
La culture d’entreprise a ici un rôle fondamental à jouer. Elle peut tout à fait aller contre certaines tendances nationales à la verticalité dans les relations de pouvoir. Il n’y a pas de fatalité nationale comme le suppose le modèle Hofstede. Par exemple, l’Inde a un score Hofstede de 77, et pourtant l’entreprise indienne HCL Technologies n’a pas hésité à inverser la hiérarchie.
Pour prolonger, je vous invite à consulter l’article Les difficultés pour développer le leadership en France.
2. Les signes les plus visibles
Il y a des entreprises où la distance hiérarchique s’observe très facilement. Elle se manifeste par toute une série de signes physiques. Cela commence par le parking et les places attribuées en fonction des statuts de chacun. Le hall d’accueil est solennel, le plafond élevé, l’espace écrase le visiteur par son ampleur. Les ascenseurs ne vont pas à tous les étages, certains sont réservés à l’élite dirigeante. Celle-ci occupe les étages les plus élevés et on a l’habitude de se poser la question suivante : « Tu travailles à quel étage ? » pour identifier la place de chacun dans l’organigramme de l’entreprise.
Quand on se croise, on ne dit pas bonjour à n’importe qui. Dans les couloirs, les employés chuchotent. Les codes vestimentaires sont très marqués, le degré de formalisme indiquant un niveau de responsabilité. Les tables de réunion sont longues et imposantes. On ne s’assoit pas à côté de n’importe qui, on respecte les liens hiérarchiques jusque dans la prise de parole. Chacun représente sa fonction tel un comédien sur une scène de théâtre. On ne travaille pas ensemble, on se surveille.
En revanche, dans un contexte de faible distance hiérarchique, l’accueil est un espace convivial aux murs plus colorés, au plafond moins élevé. Les bureaux sont agencés par thématiques plutôt que par fonctions hiérarchiques. Des espaces de travail collaboratif ayant chacun une identité propre sont répartis en plusieurs endroits et en mode café. Les tables de réunion sont rondes ou ovales. Le code vestimentaire est décontracté, on ne voit pas les différences de statut (mettons à part les secteurs « à représentation », comme l’hôtellerie par exemple).
Pour prolonger, voyez l’article Comment portez-vous la cravate ?
3. Les paroles récurrentes
La distance hiérarchique a une influence directe sur la communication. Elle crée une relation déséquilibrée au sein de laquelle l’émetteur d’un message adapte son contenu, le niveau de langue et le ton à son destinataire. C’est un phénomène banal propre à toute communication entre deux personnes (nul ne parle de la même façon à un enfant de deux ans, à un ami ou à son patron) mais qui s’amplifie lorsque s’ajoute une différence manifeste de statut.
C’est alors que l’on peut entendre des paroles récurrentes qui indiquent la présence d’une forte distance hiérarchique. Souvenons-nous du « Je décide, il exécute », prononcé par Jacques Chirac au sujet de son ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Dans les couloirs d’une entreprise, si l’on entend au sujet d’un changement intempestif ou d’une instruction soudaine: « Ça vient d’en haut », c’est que nous sommes dans le même ordre d’idée. Les décisions sont prises « en haut lieu », « dans les hautes sphères » et « l’intendance suivra ».
Par effet de miroir, lorsque quelque chose ne fonctionne pas ou face à un problème, les subordonnés peuvent avoir ce type de réaction : « Ce n’est pas de ma faute » ou encore « Je n’y suis pour rien », indiquant par là qu’on est seulement l’exécutant d’une décision défaillante, mal adaptée aux opérations ou même totalement déconnectée de la réalité. La première expression montre combien on est habitué à ce que la hiérarchie recherche un coupable, un fautif, en cas de dysfonctionnement, et la seconde à quel point on n’a pas été consulté, et encore moins impliqué, dans la prise de décision.
Pour prolonger, je vous invite à consulter Qu’entend-on par « humilité » dans le management interculturel ?
4. Des silences éloquents
Deux entreprises, l’une britannique, l’autre française, lancent un projet industriel ensemble. Lors de la première réunion, l’équipe britannique réalise que les Français fonctionnent selon une distance hiérarchique plus marquée. Voici ce qu’ils ont observé:
- au moment de prendre la parole, les subordonnés français jettent un coup d’œil à leur supérieur hiérarchique pour voir s’ils ont son approbation pour s’exprimer,
- quand ils s’expriment, ils s’efforcent de compléter le point de vue du supérieur mais n’expriment pas un point de vue différent,
- ils restent silencieux quand il s’agit de prendre position, attendant de savoir quel sera le point de vue du supérieur avant d’exprimer le leur, qui sera de toute façon en conformité avec le sien.
C’est un cas singulier, ne faisons pas de généralisation sur les Français et les Britanniques à partir de ce retour d’expérience. Dans cette situation, il apparaît que la distance hiérarchique est plus forte côté français qu’au sein de l’équipe britannique. Observons ici que plus la distance hiérarchique augmente, plus les subordonnés sont susceptible de taire leur point de vue personnel, surtout s’il s’écarte du point de vue du supérieur hiérarchique.
J’ai déjà rencontré ce phénomène lors de formations en entreprise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’insiste pour avoir des participants du même niveau hiérarchique. Quand ce n’est pas possible, il est impératif d’utiliser tous les moments informels (pause, repas, cigarette) pour récolter de l’information en tête-à-tête avec divers participants au cours de la journée.
La distance hiérarchique a pour effet néfaste de brider la liberté de parole, de rendre indicibles – et inaudibles – les points de vue différents, les propositions originales, les suggestions d’amélioration et, encore plus grave, d’empêcher la remontée du négatif. Il peut y avoir des tendances nationales aux structures verticales (en entreprise comme dans la société en général, à l’école par exemple) mais ce n’est pas un obstacle à la mise en place de relations plus horizontales – à condition de comprendre les freins culturels à ce type de relations moins hiérarchiques.
C’est ainsi que les entreprises qui souhaitent comprendre comment mettre en place une coopération efficace avec un partenaire étranger ou bien faire évoluer leur culture en intégrant des changements managériaux, doivent au préalable décrypter leur propre contexte liée aux relations hiérarchiques pour agir sur leurs points forts et points faibles pour une telle évolution.
Et pour cela, le modèle de Geert Hofstede n’est d’aucune utilité.
Sur les risques qu’entraînent la distance hiérarchique, voyez Le crash de l’avion présidentiel polonais : distance hiérarchique et décision absurde.
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Quelques suggestions de lecture:
- L’art du caméléon: enjeux culturels
- Le crash de l’avion présidentiel polonais : distance hiérarchique et décision absurde
- Défaillances managériales des entreprises françaises (1) – Mirages de l’autonomie
- L’impression de compétence ou d’autorité
- Des conflits au travail à géométrie variable
- Fons Trompenaars: l’innovation, art de la combinaison
Bonjour,
Je partage votre souci de la distance hiérarchique et en tant que coach en entreprise, j’y suis confronté très souvent, pour ne pas dire en permanence. Etant personnellement favorable à un fonctionnement en réseau des organisations, je ne peux qu’aller dans la même direction que vous.
Deux points de détails me chiffonne dans votre article. La question du 1) me semble un peu simpliste pour, comme vous dites, “prendre conscience du degré de distance hiérarchique”. Mais bon, à défaut d’autre question(s), pourquoi pas.
Quand au long passage sur Geert Hofstede, ses données statistiques ne sont pas à prendre comme des données scientifiques, certes, mais delà à consacrer autant de lignes sur le bonhomme dans cet article, j’ai un peu de mal à comprendre l’intérêt …
Merci pour vos articles
Cordialement
@Thierry – Merci pour ce retour de lecture.
Sur le point 1) je vous rejoins tout à fait: ce n’est pas avec une seule question qu’on établit un diagnostic sur la distance hiérarchique. Il faudrait une approche plus développée, mais on ne va pas mettre en ligne tous les outils sur le sujet! La question que j’ai choisie est cependant assez révélatrice et permet à chacun d’initier une réflexion sur les relations de pouvoir.
Sur le point 2), j’avais en effet en tête un autre titre à cet article, qui aurait été le suivant: “Pour en finir avec Geert Hofstede” car il s’agit – tout en reconnaissant son apport majeur – de remettre en cause son influence encore immense pour nombre de formateurs alors même que son modèle est daté, peu pertinent (ah la “masculinité” et la “féminité” des cultures!…) et même dangereux en ce qu’il fige la complexité et l’évolution des cultures dans des scores qui, si au mieux décrivent des tendances, au pire n’expliquent rien (car expliquer, c’est comprendre par les causes).
Un grand nombre de formateurs interculturels ont une connaissance d’une/de cultures étrangères mais pas souvent de situations concrètes vécues dans la vie en entreprise. Pour eux, Hofstede offre un outil facile pour cataloguer et comparer les cultures. Une expérience de terrain permet de relativiser la valeur des classements d’Hofstede. Cela dit, l’index attribué à chaque dimension, est une moyenne des résultats de réponses à une centaine de questions relatives à la dimension étudiée. Il se peut donc qu’un pays qui a un score plus haut qu’un autre, score plus bas pour certaines questions précises et beaucoup plus haut pour d’autres questions. Ces comparaisons n’aident pas à anticiper les défis sans un examen plus approfondi. A vos questions toutes pertinentes, j’en ajoute d’autres notamment sur la culture où le participant a appris à socialiser (qui peut donc être différente de la culture de son passeport). Ces questions reviennent souvent avec les participants de multinationales qui sont souvent d’anciens expatriés et TCK (enfants de la 3è culture)