Cet article est la deuxième partie d’une exploration de l’art des jardins comme reflets des cultures. La première partie s’intitule Jardin français, jardin anglais: la guerre du goût. Cette seconde partie peut être lue indépendamment de la première.
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« Ah ! voici un endroit qui a une utilité, dit Jia Zheng avec un sourire satisfait. Il a beau être le résultat d’un artifice humain, sa vue n’en reste pas moins touchante. Il éveille en moi le désir du retour à la terre, de la simplicité d’une vie campagnarde. Entrons et reposons-nous un instant. » Cao Xueqin, XVIIIe siècle, Le Rêve dans le Pavillon rouge
Le goût anglais pour les formes irrégulières
Admirateur des jardins géométriques de Le Nôtre, John Evelyn (1620-1706), l’un des fondateurs de la Royal Society de Londres, n’en recherche pas moins un modèle de jardin spécifiquement anglais. En 1657, il écrit une lettre à Sir Thomas Brown où il décrit son projet de jardin (sources en fin d’article). Après avoir déclaré son « aversion pour les petits jardins peints que l’on voit à Londres » dont « les formes rigides sembles taillées dans du carton », il vante les formes irrégulières comme étant les plus favorables à l’expérience spirituelle du jardin :
« Nous entreprendrons de montrer comment l’air et l’atmosphère des jardins agissent sur l’esprit de l’homme et l’inclinent à la vertu et à la sainteté d’une manière que je crois indirecte, préparatoire et propice. Comment les grottes, les cavernes et les montagnes ainsi que les beautés irrégulières des jardins contribuent aux enthousiasmes qu’inspire la philosophie. »
John Evelyn témoigne ici de la naissance d’un goût nouveau en Angleterre, celui d’un rapport à la fois plus direct et plus spirituel au jardin, ainsi que des formes les plus propices à susciter ce rapport : les formes irrégulières. C’est cette caractéristique que les Anglais vont désormais systématiquement mettre en avant dans leur quête d’un jardin spécifiquement anglais.
Ce goût s’affirme encore plus fortement en 1685 dans un essai de l’écrivain et diplomate Sir William Temple. Comme pour John Evelyn, il prend naissance dans l’aversion grandissante pour les formes géométriques. Mais à présent, la source d’inspiration pour les formes irrégulières se déplace en Chine :
« Pour nous, la beauté des constructions et des plantations réside surtout dans les proportions, les symétries, ou les ressemblances ; nos allées et nos arbres sont disposés de telle façon qu’ils se correspondent et conservent entre eux les mêmes distances. Les Chinois se rient de cette façon de faire, et disent qu’un enfant qui sait compter jusqu’à cent peut planter autant d’arbres qu’on veut en les alignant les uns à la suite des autres… »
Les Européens sont en effet en train de prendre connaissance de la beauté singulière des jardins chinois. Les témoignages restent principalement écrits, notamment avec les lettres édifiantes des jésuites en Chine, et ne manquent pas de susciter la curiosité et d’exciter les imaginations. Sir William Temple note qu’il n’a « pratiquement aucune idée de cette sorte beauté » mais il retient de ces témoignages l’irrégularité des jardins des Chinois :
« Ils conçoivent des tracés de jardins où, à première vue, on ne découvre ni ordre ni disposition arrêtée des éléments, mais auxquels, par un grand effort de l’imagination, ils donnent une beauté qui frappe le regard. »
Jardins et politique
En cette fin XVIIe siècle, âge d’or du jardin géométrique en France, les Anglais commencent donc à se détourner du jardin à la française, alors la norme en Europe, et façonnent un goût nouveau, une mode nouvelle, qui vont s’épanouir dans la première moitié du XVIIIe siècle. Cette nouveauté provient de deux sources : une origine endogène avec une aversion grandissante pour les formes régulières, et une origine exogène avec la découverte des jardins chinois qui vient renforcer cette aversion et alimenter ce goût nouveau.
Or, au moment même où les Anglais remettent en question le jardin à la française, ils vivent également des événements historiques majeurs avec la Glorieuse Révolution de 1688, au terme de laquelle le gouvernement autocratique des Stuart est renversé et une monarchie constitutionnelle et parlementaire instaurée.
Le roi Jacques II s’enfuit alors en France. Guillaume d’Orange proclame la déchéance du roi, son trône revient au prince Guillaume et à la princesse Marie. En échange, ces derniers doivent signer en février 1689 la Déclaration des droits (Bill of Rights) qui définit les contours de la monarchie parlementaire et instaure des pratiques démocratiques.
Les libertés nouvelles en Angleterre, à la fois religieuses et politiques, entraînent un vaste mouvement d’émigration, notamment de la part de protestants français (l’édit de Nantes a été révoqué en 1685) parmi lesquels de nombreux artisans, ingénieurs et entrepreneurs. Côté français, Louis XIV accueille à Versailles son cousin germain Jacques II et ses partisans. Il l’aidera en vain à retrouver le trône d’Angleterre.
Cette séquence historique ne manque pas de susciter des interrogations quant au sens politique de l’art du jardin en cette fin XVIIe siècle. En effet, les jardins étaient à cette époque les œuvres des châtelains – donc des aristocrates – dont le goût suit par mimétisme celui de l’autorité la plus élevée, et par suite toute évolution de ce goût n’est pas anodine – de même que toute stagnation.
Le goût pour un autre type de jardin, d’un jardin spécifiquement anglais, irrégulier et décentralisé, peut ainsi être interprété comme le signe concomitant de la rupture politique de 1688-1689 qui voit l’affaiblissement de l’autoritarisme et l’instauration de pratiques démocratiques. Les Anglais sont à la recherche d’un modèle anglais de jardin exactement comme ils sont à la recherche d’un modèle anglais de gouvernement. Et cette double recherche implique une remise en question du pouvoir absolu : pouvoir absolu de l’architecte sur la nature, pouvoir absolu du monarque sur ses sujets.
Et cette double rupture passe par une rupture avec le modèle français de jardin et de gouvernement. C’est la raison pour laquelle le jardin chinois a exercé une forte influence en Angleterre, et pas en France, alors même que c’est un Français qui va le populariser en Europe dans une lettre du 1er novembre 1743.
La lettre de Frère Attiret, peintre au service de l’Empereur de la Chine
Si le jardin à la française est peu à peu remis en question en Angleterre, il reste cependant la norme dans l’Europe du début du XVIIIe siècle. Dans le journal Le Spectateur, Joseph Addison reprend en 1712 les reproches de ses prédécesseurs au sujet du jardin géométrique avec une référence chinoise appuyée. Mais le jardin irrégulier reste de l’ordre du souhait et de l’imagination, il n’est pas encore une réalité en Angleterre :
« Les auteurs qui ont écrit sur la Chine nous disent que les Chinois se moquent de notre manière de planter en Europe, où les arbres sont placés à la ligne et à la règle ; parce que, disent-ils, tout homme peut ranger des arbres à la ligne, en échiquier, ou en tout autre figure uniforme. C’est pour cela même qu’ils cherchent à se distinguer dans les ouvrages de cette nature, et à cacher l’art qu’ils y emploient. […] Mais nos jardiniers anglais, au lieu d’imiter la nature, aiment à s’en éloigner le plus qu’il leur est possible. Nos arbres s’élèvent en cônes, en globes, ou en pyramides. […] Je ne sais si c’est un goût singulier ; mais j’aimerais mieux voir un arbre avec tout le superflu et toute l’étendue de ses branches, que lorsqu’il est taillé en une figure mathématique ; et il me semble qu’un verger, dont les arbres sont en fleur, paraît infiniment plus agréable que tous les labyrinthes du parterre le plus exact. »
Or, en quelques années, le jardin dit « à l’anglaise » influencé par le jardin chinois va se développer en Angleterre. Le tournant a lieu au début des années 1740. A partir de 1741 débute l’édification du parc de Stourhead, modèle du genre. Nous passons donc durant cette période du jardin à la française de type versaillais qui prédomine en Europe (à gauche ci-dessous) au jardin anglais ou « anglo-chinois » du type de celui de Stourhead (à droite ci-dessous) :
Au même moment circule en Europe une lettre qui va jouer un rôle majeur dans le développement et l’épanouissement du goût pour le jardin irrégulier. Il s’agit de la description du Yuanming Yuan, jardin de la clarté parfaite, plus connu sous le nom d’Ancien Palais d’Eté, par le frère Jean Denis Attiret, jésuite français et peintre au service de l’empereur de Chine.
Arrivé en Chine en 1739, il gagne les faveurs de l’empereur Qianlong en lui présentant un de ses tableaux et devient aussitôt peintre officiel de la cour au palais impérial. Pendant 31 ans, il ne quittera plus la Chine jusqu’à sa mort. C’est donc un témoin privilégié qui rédige le 1er novembre 1743 pour la Compagnie de Jésus une description détaillée des jardins du Palais d’Eté.
Et ce qui frappe le frère Attiret, ce sont deux différences essentielles par rapport au jardin français : d’une part, le jardin chinois est un artifice qui vise moins à exprimer la puissance de l’homme sur la nature qu’à reproduire les puissances de la nature elle-même ; d’autre part, le jardin chinois se caractérise par un agencement irrégulier – ce que le frère Attiret appelle « antisymétrie » :
1. Reproduction de la nature : « Les canaux ne sont point comme chez nous bordés de pierres de taille tirées au cordeau, mais toutes rustiques, avec des morceaux de roche, dont les uns avancent, les autres reculent, et qui sont posés avec tant d’art, qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature. »
2. Antisymétrie : « Chaque pays a son goût et ses usages. Il faut convenir de la beauté de notre architecture : rien n’est si grand ni si majestueux. Nos maisons sont commodes, on ne peut pas dire le contraire. Chez nous on veut l’uniformité partout et la symétrie. […] On aime aussi à la Chine la symétrie, ce bel ordre, ce bel arrangement. […] Mais dans les maisons de plaisance, on veut que presque partout il règne un beau désordre, une antisymétrie. »
Ces deux caractéristiques sont exactement celles que les Anglais vont retenir pour se démarquer du jardin à la française qui exprime l’intelligence de son créateur et la puissance de son propriétaire, et pour produire un modèle de jardin spécifiquement anglais. Mais la lettre du frère Attiret mérite également d’être lue comme le témoignage d’une rencontre interculturelle et des différentes phases d’adaptation à un contexte culturel radicalement différent :
- Premier moment – le frère Attiret relativise les normes culturelles européennes: « C’est en cela, et dans la grande variété que les Chinois donnent à leurs bâtiments, que j’admire la fécondité de leur esprit : je serais tenté de croire que nous sommes pauvres et stériles en comparaison. Aussi leurs yeux accoutumés à leur architecture ne goûtent pas beaucoup notre manière de bâtir. »
- Deuxième moment – il se confronte au conflit culturel: « Il m’a fallu oublier pour ainsi dire tout ce que j’avais appris, et me faire une nouvelle manière pour me conformer au goût de la nation : de sorte que je n’ai été occupé les trois quarts du temps qu’à peindre, ou en huile sur des glaces, ou à l’eau sur la soie, des arbres, des fruits, des oiseaux, des poissons, des animaux de toute espèce; rarement de la figure. »
- Troisième moment – il adopte le point de vue chinois: « Quand on en entend parler, on s’imagine que cela est ridicule, que cela doit faire un coup d’œil désagréable. Mais quand on y est, on pense différemment, on admire l’art avec lequel cette irrégularité est conduite. […] Mes yeux et mon goût, depuis que je suis à la Chine, sont devenus un peu chinois.”
François Boucher et le hiatus culturel Europe/Chine
Côté français, j’ai montré dans l’article précédent que le jardin dit « anglo-chinois » ne se développait en France qu’à partir des années 1760, soit vingt ans après les Anglais. Cependant, la mode pour les chinoiseries (objets, bibelots, céramiques, peintures, etc.) prend son essor avant celle des jardins chinois, avec le mouvement du rococo initié dans les années 1730.
Le peintre François Boucher s’inscrit dans ce mouvement, et l’un de ses tableaux nous interpelle, autant par son titre : Le jardin chinois, que par l’année de sa réalisation : 1742, donc au moment même où les jardins anglais d’inspiration chinoise se développent en Angleterre. Ce tableau a également le mérite de nous en apprendre moins sur la Chine du XVIIIe que sur le regard que le peintre français porte sur la Chine, un regard singulier, celui du peintre François Boucher, mais aussi un regard plus général, celui d’une culture imaginant et idéalisant une autre culture. Voici ce tableau :
Autant dire que Le jardin chinois de François Boucher correspond à une vision imaginaire de la Chine, mais constituée de repères culturels spécifiques, européens et français. Son tableau est très classiquement construit sur la base d’une structure en triangle (ci-contre). Mais il centre également l’attention du spectateur sur les personnages de telle sorte que le sujet du tableau n’est pas tellement le jardin en tant que tel que des personnages mis en scène en extérieur. Il y a ainsi trois éléments qui dénotent un regard non chinois :
1. La centralité sur le personnage féminin comme le montrent le jeu des regards et l’intensité de la lumière qui éclaire ce personnage: son importance est soulignée par une mise en scène de son statut élevé via les personnages secondaires qui sont à son service. Par ailleurs, les vêtements et différents objets exotiques (éventail, céramique, etc.) évoquent un décor théâtral où des Asiatiques seraient grimés à l’européenne et affublés de leurs attributs exotiques pour jouer une scène que le peintre expose à nos regards.
2. Les personnages mystérieux qui œuvrent dans les ombres et à l’arrière-scène ajoutent un élément dramaturgique. Le spectateur s’interroge sur leur identité et sur leurs intentions. Il perçoit une atmosphère de mystère, voire de menace, qui emballe son imagination. Par suite, le jardin chinois est associé par le spectateur à un environnement étrange et menaçant, énigmatique et exotique.
3. Le jardin en tant que tel sert de décor, il a le statut d’une toile de fond au théâtre. Il est le support de l’action mais pas le sujet central du tableau. Ce qui compte avant tout, c’est la mise en scène des relations interindividuelles. Cantonnée dans les ombres du second plan, les éléments naturels accentuent l’impression de mystère, ils troublent le spectateur qui a affaire à un monde raffiné et civilisé au premier plan et à un monde désordonné et sauvage à l’arrière-plan.
Ces trois éléments du tableau : personnages centraux, dramaturgie de la représentation, nature en retrait, ne correspondent en rien à la représentation chinoise du jardin, et encore moins à l’art pictural chinois qui va mettre en avant l’harmonie entre l’homme et la nature et le rapport à la fois direct et spirituel au jardin. Voyez par exemple cette peinture de Wang Yuanqi de 1711 :
Ce hiatus culturel que l’on trouve dans le tableau de François Boucher est en fait symptomatique d’une incompréhension, ou plutôt d’une imperméabilité culturelle, entre Européens et Chinois. En effet, même si les Anglais, et ensuite les Français, sont fortement influencés par l’art chinois du jardin, ils n’en retiennent que ce qui le différencie de l’art français du jardin: les formes irrégulières et le jardin comme reproduction de la nature. Mais – dans la limite des textes auxquels j’ai pu avoir accès – aucun ne mentionne ce qui fait l’esprit du jardin chinois, et notamment le taoïsme et le fengshui.
Autrement dit, le jardin chinois pénètre en Europe dans sa forme mais pas dans son fond : l’échange culturel atteint ici ses limites, et cette imperméabilité des Européens à la culture chinoise n’est pas un facteur négligeable dans ce que les Chinois vont vivre comme une humiliation suprême et une catastrophe culturelle : la destruction du Palais d’Eté par les Français et les Anglais en octobre 1860.
Le jardin chinois selon les Chinois
Le sujet est vaste, il mériterait de très amples développements. Je vais donc me limiter à quelques citations sélectionnées lors des recherches effectuées pour rédiger les deux parties de cet article. L’objectif est de donner ici une idée des principes et caractéristiques du jardin chinois par contraste avec le jardin français.
Le jardin traditionnel chinois est pensé comme un microcosme, un monde en petit et un monde en soi, une expression et une réduction de la nature. Il s’inspire donc directement du paysage, notion qui se traduit en chinois par deux caractères : montagne (shan) et eau (shui). Le jardin chinois doit donc comprendre des montagnes artificielles et un cours d’eau ou un étang.
« Nous sommes ici bien sûr à l’opposé du parc de Versailles ou de celui de Vaux-le-Vicomte, où la nature est soumise par l’homme à une stricte ordonnance régulière, mais aussi aux conceptions romantiques d’une nature sauvage où déferlent les éléments. » (Jacques Pimpaneau, Un jardin en Chine)
En effet, le jardin chinois n’impose pas à la nature une forme géométrique, conceptuelle ou abstraite, il crée l’artifice d’une forme naturelle. Pour cela, il convient de respecter la nature, de se plier au mouvement naturel des plantes, des arbres, des cours d’eau et du relief. Dans son traité sur le jardin de 1633, le Yuanye, Ji Cheng précise par exemple que le concepteur du jardin doit savoir en reculer les murs pour ne pas gêner la croissance des arbres :
« L’arrangement ingénieux d’un jardin réside dans l’adaptation et dans l’emprunt, son excellence dans la juste mesure et dans l’adéquation. […] Si des arbres aux années multiples gênent l’édification d’avant-toits ou de murs d’enceinte, il convient de reculer d’un pas les fondations afin de préserver les racines de l’arbre ou d’élaguer quelques branches, à condition de ne pas gêner la croissance ou la formation du faîte de l’arbre. »
Par ailleurs, ce jardin n’oppose pas les éléments plantés aux éléments bâtis comme dans la dualité européenne château/jardin mais mêle harmonieusement nature et constructions :
« Il peut paraître paradoxal que, dans un jardin qui se voulait une reproduction de la nature, il y ait toujours divers bâtiments, donc une marque humaine par excellence. C’est que, pour les Chinois, il n’y a pas d’un côté la nature sauvage et, de l’autre, l’homme ; celui-ci fait partie intégrante de la nature. » (J. Pimpaneau)
Les principes du taoïsme président à l’agencement du jardin. Voyez ce qu’en dit l’écrivain Shen Fu dans Six récits d’une vie flottante (XVIIIe) :
« Quant aux jardins et pavillons, kiosques, allées couvertes, accumulation de pierres pour constituer une montagne, la forme à donner aux massifs de fleurs, que dans le grand apparaisse le petit et le grand dans le petit, qu’il y ait du réel dans le vide et du vide dans le réel, qu’alternent ce qui est caché et ce qui est apparent. »
Comme Shen Fu l’énonce dans la citation précédente, le jardin chinois doit alterner ce qui est caché et ce qui est apparent, il doit réserver des surprises, éveiller la curiosité, susciter l’étonnement. Alors que le jardin à la française s’ouvre sur l’infini de la perspective et dévoile d’un point de vue élevé toute sa structure, le jardin chinois oppose une résistance douce à la découverte, il se conquiert pas à pas et se révèle différent à chaque fois :
« Le plan général ne doit jamais s’apercevoir d’un seul endroit ; toute perspective doit à la fois montrer et cacher pour qu’on aille de découverte en découverte. » (J. Pimpaneau)
Enfin, comme le jardin suit uniquement la règle de nature, il est lui-même sans règle au sens où la nature est forcément irrégulière – ce qui ne veut pas dire sans loi. Mais les lois dont il est question ici concernent la circulation des énergies au sein d’un réseau complexe exprimé par le paysage. Les lois sont donc celles de la nature à laquelle l’homme n’a pas à imposer de règle. D’où l’extrême difficulté de définir le jardin chinois car, sans règles fixes, il adopte lui-même des formes infinies, tout comme la nature. Zheng Yuanxun (1598-1644), peintre et poète, constate ainsi la difficulté de transmettre l’art du jardin :
« Les jardins diffèrent selon les conditions, mais il n’existe pas de règles fixes, aussi ne peuvent-elles pas être consignées pour être transmises. »
Si, dans le jardin à la française, le génie du jardinier transparaît dans les formes abstraites et la nature soumise à la raison, le jardin chinois exprime ce génie dans une relation complètement différente, c’est-à-dire à travers des formes naturelles artificiellement recréées et la recherche de l’unité entre l’homme et le monde. Ce n’est pas la connaissance intellectuelle qui prime mais la connaissance de la nature en tant que telle :
« Seule la connaissance du réel permet la création de l’artificiel, l’œuvre créée possède alors l’esprit du réel, un peu grâce à l’inspiration céleste, mais surtout grâce à l’effort humain. » Ji Cheng, Yuanye
Le jardin chinois décrit ici a aujourd’hui quasiment disparu. Le promeneur ne rencontre en Chine que des jardins restaurés ou recréés de toutes pièces pour se conformer au goût des touristes, et donc sans commune mesure avec le jardin traditionnel chinois. Celui-ci était l’expression d’un rapport très intime au monde, un rapport dont on ne peut que se faire une idée à travers la fréquentation des textes et des peintures mais dont l’expérience réelle nous échappera toujours – ce qui n’est pas une objection pour s’efforcer d’en ressaisir l’esprit.
Sources:
- Lettre du Frère Attiret, Peintre au service de l’Empereur de la Chine, 1er novembre 1743 (pdf), in Lettres édifiantes et curieuses (en page 55)
- William Chambers, A Dissertation on Oriental Gardening, 1772 (pdf)
- Marie-Claude Hillon-Denis & Nicole Schäfer, Architecture de l’habitat, du jardin, architecture du corps (pdf)
- Jacques Pimpaneau, Dans un jardin en Chine, éd. Philippe Picquier
- Michel Baridon, Les Jardins, Paysagistes – Jardiniers – Poètes, R.Laffont
- Jean-Pierre Babelon, Jardins à la française, Imprimerie Nationale
Si vous avez apprécié cette exploration historique et culturelle, je vous invite à consulter également sur ce blog l’article en deux parties sur Ginseng et mondialisation des échanges aux XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que Le charme de la girafe – expéditions navales chinoises au XVe siècle.
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Merci Benjamin
Etant moi-même passionné de jardins japonais et de culture asiatique en général, j’apprécie beaucoup cette plongée au coeur de l’histoire.
Le sujet est en effet passionnant et il a fallu limiter fortement les thèmes de ces deux articles, car en s’y plongeant on découvre également l’influence du jardin italien sur le jardin à la française, l’influence du jardin japonais en France ou encore l’importance des apports arabes dans le jardin espagnol, etc…
Bref un vrai travail d’élagage ! (désolé je n’ai pas pu résister au jeu de mots).
L’organisation des jardins est donc intimement liée au pouvoir de celui qui possède le jardin, à travers le monde. Et la dimension spirituelle est étroitement mêlée à la conception des jardins.
En Europe, la religion judéo-chrétienne a imposé (au Moyen-Âge) la vision d’une nature hostile, reflet du jardin d’Eden perdu par le péché originel. L’homme ne reprend le dessus sur la nature qu’à partir de la Renaissance, par le biais de l’architecture et représentant (en partie) cette réussite dans les tableaux où triomphe la perspective. Cette perspective qui perdure dans le jardin à la française, qui n’est qu’ordre. Les Lumières en France ont marqué le règne de la raison, pas de l’harmonie de l’homme dans la nature (Jean-Jacques Rousseau arrivera plus tard…)
Un auteur a énoncé que l’ordre est le palais de la raison, le désordre est le délice de l’imagination. Le jardin anglais ou chinois n’est pas désordre mais il est ressenti comme tel par les cartésiens qui croient à la raison pour domestiquer enfin cette nature rebelle.
Puis, viendront les jardins romantiques, authentiques fouillis…
@Phot’s – Il faudrait aussi se pencher sur le jardin espagnol car l’influence arabe promet d’être très intéressante à analyser… Et aussi sur les jardins privés américains des années 50-60… Et voir la distinction entre le jardin de plaisance et le jardin de subsistance (potager): quand est-ce que le premier s’est détaché du second?… Un sujet sans fin tant il est riche et passionnant.
Pour préciser la citation de Paul Claudel, elle est plus juste ainsi: “L’ordre est le plaisir de la raison, le désordre est le délice de l’imagination.”