Témoignage d’Eric (le prénom a été modifié), ingénieur R&D dans l’industrie de la santé. Eric s’est expatrié en Allemagne après avoir été confronté en France à de multiples difficultés et obstacles pour exercer son métier.
1. Expérience en France
Benjamin Pelletier – J’aimerais que vous évoquiez en premier lieu l’environnement professionnel tel que vous l’avez connu en France.
Eric – D’une façon générale les conditions de travail étaient difficiles, car les ingénieurs RD sont aussi chef de projet, donc astreints à toutes sortes de tâches bureaucratiques (inflation de procédures en tous genres) et de management (relance permanente des intervenants sur les projets). Ce qui laisse peu de temps pour l’innovation.
J’ai aussi constaté que l’on m’attribuait de plus en plus de tâches additionnelles d’exécutant qui ne relevaient pas de la définition de ma fonction, donc un non-respect des règles écrites et un manque de ressources humaines.
– Vous dites que l’on vous attribuait « de plus en plus » de tâches additionnelles d’exécutant. Cela signifie donc que vous avez constaté une évolution, une dégradation même de vos conditions de travail. Retrouve-t-on cette évolution dans d’autres entreprises ?
J’ai constaté cette dégradation. Il est probable que cela se produise dans d’autres entreprises sous prétexte de flexibilité et de polyvalence. La définition de la fonction peut varier d’une entreprise à l’autre, mais elle doit être fixée par le contrat et les procédures qui doivent être respectées.
– Comment décririez-vous vos rapports avec les collègues et avec la hiérarchie ?
Les rapports entre employés, mais aussi de ces derniers avec la hiérarchie, étaient très conflictuels, parfois avec des insultes proférées par certains! La hiérarchie tranchait, même lorsqu’elle était incompétente pour les domaines concernés.
Les difficultés et la conflictualité s’exprimaient à travers différents éléments. Je peux citer par exemple : des bureaux exigus et bruyants, le manque de moyens, l’appropriation des idées d’autrui, comme par exemple les membres de la direction imposant d’être cités comme co-inventeurs sans pour autant avoir apporté d’idées.
– Comment étiez-vous perçu au sein de votre entreprise en tant qu’ingénieur R&D ?
Quand malgré tout, je parvenais à innover, il n’y avait aucune reconnaissance et récompense financière. Le management disait que, quelle que soit l’importance de l’innovation, « c’est normal, c’est la fonction de la R&D ! ». D’où l’absence de rémunération complémentaire liée aux brevets exploités. Aussi, les ressources humaines diminuaient…
En revanche, le moindre accroc dans le déroulement d’un projet et la sanction tombe sur le chef de projet R&D, sans même qu’il y ait une recherche de l’origine du problème. Le management que j’ai connu en France était autoritaire, les argumentaires et analyses des ingénieurs n’étaient souvent pas pris en considération.
Par ailleurs, je précise que j’ai une formation hybride, ingénieur R&D, école de commerce et propriété industrielle. Ces différentes dimensions ont été immédiatement reconnues comme utiles en Allemagne. D’ailleurs, c’est également le cas d’autres collègues allemands qui agissent comme intermédiaires entre la R&D et la propriété industrielle. En France, cela n’a pas été jugé comme une valeur ajoutée supplémentaire, ni par mon employeur ni par les recruteurs.
– Avez-vous d’autres exemples de cas comme vous également dans la R&D qui font face à cette absence de reconnaissance ?
Oui, les collègues avec lesquels j’ai travaillé dans les entreprises françaises rencontraient les mêmes types de difficulté et de manque de reconnaissance.
– Quelles sont les raisons qui vous ont incité à quitter la France ?
Un conflit avec mon employeur lié aux problèmes évoqués ci-dessus m’a amené à chercher un autre emploi. J’ai contacté des entreprises françaises via des cabinets de recrutement, qui obligent à faire de nombreux déplacements (trois en général sur des durées de 3 à 4 mois) pour les entretiens d’embauche, les frais du premier déplacement étant à la charge du candidat. Souvent, les recruteurs ne donnent plus signe de vie à la suite des entretiens, à se demander s’il y avait un recrutement réel !
Par conséquent, compte tenu de toutes ces difficultés, il y avait quelques années que je pensais sérieusement à tenter une expérience à l’étranger. Un de mes cousins a quitté aussi la France il y a une dizaine d’années, pour innover aussi dans le domaine médical, et il ne le regrette pas.
– Y a-t-il autour de vous d’autres Français qui ont rejoint l’Allemagne pour les mêmes raisons ?
Tout à fait, un de mes anciens collègues en France a déménagé et travaille aussi en Allemagne, faisant un constat similaire.
– On peut peut-être rappeler brièvement quel est le dispositif français en vigueur en matière de reconnaissance (ou non) des inventeurs salariés ?
Soit le contrat d’embauche prévoit une clause spécifique (ça ne m’est jamais arrivé) soit le salarié doit faire valoir ses droits à la CNIS (Commission nationale des inventions de salariés) ou au tribunal, ce qu’il ne fera que s’il a quitté l’entreprise et ce qui entraîne des frais d’avocat.
2. Expérience en Allemagne
– Comment avez-vous été recruté?
Très rapidement, aucun test psychotechnique. J’ai répondu à une annonce, une seule, pour un recrutement en Allemagne, deux entretiens en un mois, tous frais de déplacements remboursés. Un salaire de 60% supérieur, des augmentations de salaire annuelles automatiques et un revenu complémentaire fonction des ventes de produits dont je suis inventeur ou co-inventeur.
Les entretiens ont eu lieu exclusivement avec des directeurs et ingénieurs et portaient sur des questions purement techniques. Le deuxième entretien a essentiellement porté sur les conditions financières, j’ai fixé mon salaire et, sans que je le demande, ils ont rajouté les frais de déménagement, les cours particuliers de langue, six mois de logement dans un meublé, des primes et augmentations automatiques calculées selon une méthode spécifiée dans le contrat.
– Comment s’est passée l’intégration dans l’entreprise allemande ?
Les premiers mois, j’ai suivi un cursus d’entretiens de présentation avec divers services dans divers sites, puis des formations sur les produits et l’organisation. Ensuite j’ai mené divers projets, dont un assez complexe avec une filiale dans un pays de l’Est.
– Comment pourriez-vous qualifier vos relations avec vos collègues et avec la hiérarchie en Allemagne ?
Au début, j’ai été épaulé et conseillé par un collègue allemand ayant une longue expérience de la société. Les relations avec les collègues sont amicales et décontractées, je n’ai jamais vu des collègues allemands se disputer, les problèmes sont abordés tranquillement. Par ailleurs la hiérarchie allemande est bien moins tatillonne que la hiérarchie française qui s’arrête sur les détails les plus insignifiants – quitte à ce qu’il y ait un peu de flou parfois, mais ça laisse plus de souplesse et d’adaptabilité dans la collaboration.
– Voilà qui va à l’encontre des clichés sur les Allemands qu’on imagine plus tatillons que les Français ! Et qu’en est-il de l’esprit d’équipe ?
L’esprit d’équipe est bon, pas de tensions conflictuelles.
– Comment se déroule le management à l’allemande ?
La hiérarchie écoute les remarques sans les considérer comme des critiques négatives. Chaque année, un document détaillé d’entretien est à remplir où il nous est demandé quels problèmes nous avons rencontrés, quelles solutions nous proposons, quel type de formations nous souhaitons. Par exemple, j’avais mentionné certains problèmes d’organisation, la hiérarchie a écouté tranquillement et a mis en place des changements pour les résoudre.
La confiance de la hiérarchie est importante et elle laisse beaucoup plus de marges d’autonomie, les décisions sont beaucoup moins faites par la hiérarchie au regard de ce que j’ai connu en France. Sinon, ce type de management sait féliciter quand des bons résultats arrivent, ce qui est motivant – et moins le cas en France.
– Quelles formes prennent ces félicitations ?
Des félicitations orales et l’expression d’un enthousiasme sincère envers les individus et les équipes lors des réunions. Lorsqu’un nouveau produit est commercialisé, il est présenté dans un document interne. Un concours annuel récompense les meilleures innovations lors d’une cérémonie de remise des prix accompagnée d’une récompense financière qui s’ajoute à la rémunération liée aux brevets.
En France, l’accueil des bonnes idées reste très froid, voire empreint de défiance ou même d’hostilité lors de la première présentation.
– Quelles sont les grandes différences de l’image de la R&D en France et en Allemagne ?
En France, la R&D est parfois trop assimilée au concours Lépine, les ingénieurs R&D sont considérés comme des professeurs Tournesol peu sérieux ou alors atypiques, donc dérangeants. Dans la mesure où les inventeurs salariés sont peu rémunérés et n’ont pas d’intéressement en fonction des ventes des produits inventés, je pense que la R&D est surtout considérée comme un coût en France.
En Allemagne, le caractère éventuellement atypique n’est pas considéré comme un défaut, mais plutôt comme une caractéristique inhérente à cette activité. La créativité est une valeur souvent mentionnée comme importante et elle est récompensée, quel que soit le niveau de diplôme.
– Pour résumer, quels sont pour vous les différents éléments qui permettent d’innover dans les meilleures conditions ?
Il faut réunir les conditions suivantes : les ressources humaines nécessaires, une récompense financière, plus d’autonomie dans la prise de décision impliquant plus de confiance.
Et j’ajoute qu’il faut aussi des bureaux individuels silencieux, contrairement aux open space bruyants où il est très difficile de se concentrer et de discuter au téléphone, ce qui entraîne beaucoup de perte d’énergie et accroît les risques d’erreur de réflexion.
– Je vous remercie vivement pour la clarté de ce témoignage qui a le mérite de mettre en évidence les carences françaises en matière de gestion de l’innovation. Nous sommes là au cœur du moteur de la compétitivité d’un pays et il est malheureux que la France continue à empêcher toute avancée en matière de reconnaissance financière des inventeurs salariés.
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Pour prolonger, j’invite les lecteurs à consulter sur ce blog l’article en deux parties L’innovation en France et ses freins culturels.
Je reprends de cet article un document récapitulant le montant moyen des primes versées aux inventeurs salariés. Rappelons que nous parlons d’inventions qui parfois démultiplient le chiffre d’affaires de l’entreprise (et donc les stock options des dirigeants…). Certaines constituent la raison d’être de l’entreprise elle-même, par exemple l’avantage compétitif qui lui permet de survivre sur des marchés hyper-concurrentiels.
Voici donc le montant moyen des primes versées aux inventeurs salariés en France (en euros brut):
Deuxième document que je soumets à votre réflexion: le profil de l’innovation en France et en Allemagne. Je fais là une mise à jour avec les données de 2010 du même graphique qui se trouve dans l’article sur l’innovation. Un aller-retour entre les deux graphiques vous permettra de constater certaines évolutions significatives peu positives côté français:
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- Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
- Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Quelques suggestions de lecture:
- L’innovation en France et ses freins culturels – 1ère partie
- L’innovation en France et ses freins culturels – 2e partie
- Décrochage de la France par rapport à l’Allemagne : deux facteurs méconnus
- Contribution aux 3e Cahiers de la Guerre Economique consacrés à l’intelligence de l’innovation
- Sécurité des données en France: facteur humain et facteur culturel
- 1984: Steve Jobs en France – interview sur les facteurs culturels de l’innovation
Bel article et si vrai que ça m’a demoralisé pendant quelques minutes.
Bravo
Merci surtout à “Eric” qui a bien voulu partager son retour d’expérience sur ces freins culturels. Il est temps que d’autres témoignages fassent écho au sien pour qu’il y ait une prise de conscience plus large des problèmes liés à la gestion de l’innovation en France…
Encore aujourd’hui, je viens de débloquer 2 situations à plusieurs millions d’euros, problèmes de brevets…
Ni mes collègues allemands, américains ou suisses, ni l’Office Européen des Brevets n’avaient vu la faille du brevet concurrent.
Comme quoi les connaissances transversales R&D et PI se multiplient, j’en vois de plus en plus les effets, à mon avantage et à celui de mon employeur allemand qui a toutes les raisons de se réjouir de m’avoir recruté…
… et au détriment de votre précédent employeur français qui a toutes les raisons de regretter de vous avoir perdu…
Je trouve en effet cet article très proche de la réalité.
Jeune diplômée ingénieur en chimie des formulations, j’avais effectué un stage dans un laboratoire de R&D chez un fabricant de peintures. J’ai ainsi pu remarquer le manque d’intérêt flagrant pour la R&D et l’innovation, comparativement à l’attention accrue portée à la production ou au service commercial. Evidemment, ces derniers sont directement liés au bénéfice de l’entreprise tandis que l’innovation demande du temps et des moyens que nous n’avions pas. La R&D là-bas consistait à régler en urgence les plaintes des clients qui s’apercevaient sans mal de la non-qualité des produits et à trouver des matières premières toujours moins chères. Je trouve ce constat “très triste” de dénigrer à ce point l’innovation au profit de pseudo-innovation mensongère (exemple : changer un des composants d’un produits pour une question de coût).
Je précise également que le manque de respect était également de rigueur. Mise à part l’indifférence générale pour la R&D, toute idée nouvelle était immédiatement enterrée dès qu’elle ne concernait pas directement un impact économique important. Ainsi bien que stagiaire, on m’a reproché ou taquiné sur mon investissement à élargir notre réseau de fournisseurs à d’autres industries et à durcir les exigences du cahier des charges. Désolée mais fabriquer un produit résistant aux rayons ultra-violets ne me paraissait pas si fou pour une lasure extérieure ! Bref, la France se plaint de se faire surpasser progressivement dans tous les domaines mais elle réagit toujours avec 20 ans de retard. Notre manque de compétitivité, notre problème au niveau de l’éducation et de l’emploi des jeunes (personellement 130 candidatures pour 2 entretiens en 1 an, problème du manque d’expérience récurrent pour tout jeune diplômé !) ne s’arrangera pas si on ne modifie pas radicalement nos moeurs.
@Vanessa – Merci vivement d’avoir partagé votre témoignage ici.
Merci à Benjamin pour ces articles, je me régale à chaque fois. Tellement que chaque lecture me fait esquisser un sourire pas nécessairement de joie mais de rappel à des situations auxquelles j’ai assisté.
La R&D en France est effectivement considéré comme un cout parce que nos chefs d’entreprises (comme nos politiques d’ailleurs haha, ils viennent des memes pseudos ecoles de la nation) partagent des visions à court terme. J’ai fait une grande école d’ingé moi-meme…
Je suis ingénieur et ai travaillé dans la R&D pendant cinq ans, et mes rencontres m’ont permis de vérifier les situations de cet article mises en exergue lorsqu’on est confronté aux autres cultures, meme proches, européennes ou mondiales.
Le français en bon franchouillard est réfractaire à tout changement, meme productif. La solution doit etre éprouvée avant d’etre utilisée. Dans ce cas, ce n’est plus de la R&D mais de la production.
J’ai toujours milité, dans la mesure de mes possibilités, pour l’innovation. Je viens de terminer un Mastere Spécialisé plus commerciale, mais je compte bien mettre à profit cette double compétence pour promouvoir l’innovation comme moyen de gagner des contrats. Sincerement…
Les mentalités ? Les gens ? le plus dur à faire évoluer…
@gregory – Merci pour ce retour de lecture qui rejoint le constat établi ici par ce témoignage. Si les mentalités sont les plus difficiles à faire évoluer, gageons qu’elles évoluent cependant – lentement, avec bien du retard sur les évolutions du monde, mais sûrement. Car les gens qui les portent évoluent, et je constate chez les étudiants de nouvelles attitudes et ouvertures. Espérons seulement que les structures dans lesquelles ils vont évoluer par la suite ne neutralisent pas ces changements par leur force d’inertie…