Les articles mentionnés dans cette revue de presse ont été partagés et discutés durant le mois de mai au sein du groupe de discussion « Gestion des Risques Interculturels » que j’anime sur LinkedIn (1177 membres à ce jour). Soyez bienvenu(e) si ces questions vous intéressent!
Rubriques : Défis interculturels – Mobilité – Deux archaïsmes français – Amériques ethniques – Pays africains sous influence
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Défis interculturels
L’Usine Nouvelle revient sur les tribulations de Citroën en Chine. Il y a vingt ans, le constructeur français était l’un des pionniers en Chine. Associé au constructeur de camions Dongfeng, il prévoyait de vendre 150 000 voitures en 2000. Les ventes ont atteint 50 000 véhicules. Sa part de marché est alors de 9%, puis de 5% en 2004, et enfin 3,6% aujourd’hui. L’échec est notamment dû à un positionnement inadéquat :
« Cause de l’échec ? Avoir tenté de refourguer aux Chinois des voitures en fin de vie en Europe, alors qu’ils désiraient du chic et du glamour, qu’ils voulaient eux aussi leur part de premium et de haute technologie. Ce message, Citroën semble enfin l’avoir entendu. Avec sa nouvelle signature DS, il n’hésite plus à lancer ses meilleurs modèles en avant-première dans l’ex-empire du Milieu. »
The Economist Intelligence Unit a publié un rapport intitulé Competing across borders : how cultural and communication barriers affect business (en téléchargement gratuit après inscription sur le site). Il s’agit de la synthèse d’entretiens avec 572 responsables d’entreprise de différents pays. On y trouve de nombreuses informations intéressantes, par exemple l’impact des facteurs culturels et linguistiques sur le développement des entreprises :
On y apprend également que deux pays qui ont une langue en commun ont 42% de relations commerciales en plus que deux pays similaires qui n’ont pas de lien linguistique. 67% des répondants reconnaissent par ailleurs que la dimension multiculturelle des équipes internationales dynamise l’innovation.
En outre, la capacité à innover s’inscrit dans une temporalité spécifique qui n’est pas exempte de détermination culturelle. C’est ce qu’a remarqué Francis Pisani qui effectue actuellement un passionnant tour du monde de l’innovation. Alors que c’est la vitesse de conception, d’exécution et de mise sur le marché qui prime aux Etats-Unis, il n’est va pas de même ailleurs :
« Du Brésil à l’Inde que je viens de visiter, la chanson est toute autre. A Recife, Silvio Meira, professeur d’informatique qui a joué un rôle essentiel dans le développement de la ville en troisième pôle technologique de son pays (derrière São Paulo et Rio De Janeiro) m’a déclaré : “Il a fallu 30 ans à Silicon Valley pour s’affirmer. L’Inde travaille au développement de Bangalore depuis les années 70. Ça n’arrive pas d’un coup de baguette magique. Il faut former des dizaines de milliers d’ingénieurs, apprendre à exécuter systématiquement.” Et, toujours, il faut réveiller l’esprit d’entreprise. »
Mobilité
Depuis plusieurs mois, la revue de presse publiée sur ce blog se fait l’écho des nombreux articles sur les migrations économiques des ressortissants des pays européens les plus touchés par la crise (voir également L’Europe en crise et la fuite des cerveaux). Comme le montre Slate, l’Allemagne est ainsi devenue la terre d’asile de l’Europe en crise :
« Sur les 381 000 étrangers qui se sont installés en Allemagne au premier semestre 2011 –soit un cinquième de plus par rapport au premier semestre 2010–, la part de ressortissants européens a bondi de près de 30%. Et en particulier celle des Grecs, qui sont 4 880 à être venus s’installer en Allemagne sur cette période, ce qui représente une envolée de 84% par rapport à l’an passé, et des Espagnols, avec 4 890 arrivées, soit une augmentation de 49%. »
Les constats établis par une chercheuse au Canada seront-ils également vrais pour les Européens ? C’est à souhaiter car ils montrent que les travailleurs migrants ont une meilleure santé psychologique que les natifs. Alors même que les travailleurs étudiés sont surqualifiés pour le poste qu’ils occupent dans un centre d’appel canadien, ils font preuve d’une plus grande capacité de résilience et de résistance face à l’adversité que les Canadiens natifs :
« Par comparaison avec les travailleurs natifs, ils font preuve de plus d’ouverture, c’est-à-dire qu’ils sont plus à l’aise avec leurs collègues. Ils sont plus engagés dans leur milieu de travail. L’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle est aussi supérieur. »
La santé psychologique des travailleurs français reste, quant à elle, préoccupante. Selon une étude de l’Institut Montaigne (ici, en pdf), plus de 70% des salariés français estiment que le stress au travail a des conséquences sur leur santé. Et cependant, « un peu plus de 25 % des salariés français n’ont jamais changé d’employeur alors que cette proportion est de moins de 10 % au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves ».
Il y a là – en apparence – un paradoxe : un niveau élevé de stress alors que le modèle français est favorable aux salariés. Le fond du problème réside en fait dans une mauvaise gestion du facteur humain, aggravée par des pratiques managériales néfastes. Voyez sur ce blog Défaillances managériales des entreprises françaises et 5 inquiétantes singularités du management français.
Deux archaïsmes français
Tout pays est marqué par certains archaïsmes, c’est-à-dire par la rémanence de conceptions et de pratiques anciennes peu adaptées au monde contemporain. Le fait d’évoquer les archaïsmes « français » ne signifie donc pas qu’il n’y en ait pas ailleurs. Cette précaution faite, deux articles ont retenu mon attention sur cette question.
Le premier concerne la comparaison des modèles allemand et français en matière de PME : Importer le modèle allemand des PME? Pas si simple! Il s’inscrit dans la série de nombreux articles qui ont été publiés depuis le début de l’année au sujet des performances économiques et industrielles de l’Allemagne.
Pour expliquer ces dernières, il est courant d’évoquer le coût du travail en Allemagne qui serait plus faible qu’en France alors que ce constat est loin d’être évident. Pour ma part, j’ai mis en évidence deux facteurs méconnus : le levier de l’innovation et le levier de l’expertise internationale. L’article sur les PME met en évidence un autre élément : la relation saine entre les grands groupes et les PME en Allemagne, « ne serait-ce que parce que les grands groupes respectent les plus petits ».
Cette relation est basée sur un réel partenariat sur le long terme dans un bénéfice mutuel. Or, en France, on peut qualifier cette relation d’archaïque car elle s’apparente à un lien de dépendance et de subordination du faible (les PME) par rapport au fort (les grands groupes). D’où une instrumentation des PME par les grands groupes pour gérer les chocs présents au détriment de l’intérêt mutuel pour l’avenir :
« En fait, les grands groupes allemands ont tendance à considérer leurs sous-traitants ou leurs fournisseurs plus petits comme de véritables partenaires. Cette relation a semble-t-il été cruciale au plus fort de la crise. Tandis qu’en France, de nombreuses PME ont été utilisées comme tampon pour permettre aux grands groupes d’amortir le choc, engendrant une recrudescence des défauts et des licenciements, la situation a été gérée de façon totalement différente en Allemagne. »
Cette relation trouve son illustration symbolique dans la structure de l’activité économique très centralisée en France où l’Ile-de-France concentre presque 20% de la population du pays et près de 30% du produit intérieur brut alors que Berlin ne représente que 4% de la population et moins de 3% du PIB du pays.
Le deuxième article s’appuie sur l’ouvrage de la sociologue Stéphanie Grousset-Charrière qui vient de publier un livre tiré de son expérience de professeur dans l’université la plus prestigieuse des Etats-Unis : La Face cachée de Harvard. Par contraste, son témoignage permet de mettre en lumière un certain archaïsme au sujet de l’enseignement en France.
A Harvard, les professeurs sont soumis en début d’année à une phase de test où les étudiants sont amenés à les choisir – ou pas. Par conséquent, il est impératif pour les professeurs de s’interroger non seulement sur le contenu de leur cours mais aussi sur la façon dont ce contenu sera communiqué (je souligne en gras les archaïsmes français):
« Les cours doivent plaire. Il ne faut pas que les élèves s’ennuient et nous devons toujours nous interroger : comment sera reçu mon cours ? Cette question, je ne me l’étais jamais posée lorsque j’enseignais en France, seulement préoccupée du contenu du cours. »
Autre élément de contraste : le statut de l’erreur. Dans l’article L’erreur : de sa psychologie à sa pédagogie, j’avais déjà mis en évidence combien, depuis un constat établi par Gaston Bachelard en 1938, nous restions encore sur une culture punitive de l’erreur et un rapport autoritaire à la règle. La sociologue a fait l’expérience d’une autre approche à Harvard, basée sur une relation plus égalitaire entre enseignants et étudiants :
« Il ne faut jamais dévaloriser les étudiants. Le ton intransigeant, admis dans nos contrées, n’est pas pratiqué dans le système américain. On ne dit pas: “non, c’est faux”, mais “voici une erreur intéressante, essayons de comprendre d’où vient la confusion pour ne pas la rééditer”. J’ai vu certains de mes collègues déçus que leur contrat ne soit pas renouvelé car ils avaient été jugés trop acerbes, trop tranchants, autrement dit, trop français. »
Enfin, Stéphan Bourcieu, directeur général de l’Ecole supérieure de commerce de Dijon-Bourgogne, qui a été assistant durant un semestre dans le département Management de Harvard, montre les bénéfices d’une plus grande proximité qu’en France entre les enseignants et le monde de l’entreprise :
« Les cours étaient dispensés par des professeurs très au fait des affaires, par ailleurs souvent consultants en entreprise. Ces enseignants présentent évidemment à leurs élèves des études de cas réels. Quand vous analysez cinq ou six cas par jour, vous acquérez une réelle culture d’entreprise. »
Dans ce département spécifique du Management, l’avantage d’une telle proximité est indéniable : il permet d’ancrer l’enseignement dans la réalité la plus concrète et la plus contemporaine. Pour ma part, quand j’interviens dans des écoles et à l’université, j’ai constaté combien il y avait chez les étudiants français une demande très forte pour des études de cas et l’analyse de situations réelles.
Amériques ethniques
L’Amérique du Nord d’abord, avec le basculement démographique des Etats-Unis. Pour la première fois, les naissances d’enfants non-blancs ont été plus nombreuses que les naissances d’enfants blancs (sur la période des douze mois qui ont précédé juillet 2011) :
C’est un basculement également culturel dans la mesure où la société américaine a été façonnée et normée en fonction de la majorité blanche. Les Américains anticipent le fait que vers 2050 les non-Blancs seront majoritaires dans leur pays. J’ai déjà identifié un signe de cette anticipation dans les évolutions récentes des super-héros de bande dessinée, qui représentent dans la culture populaire une vision idéalisée des Américains: voir sur ce blog Le basculement historique des super-héros américains.
L’Amérique du Sud ensuite, avec le Brésil qui vient d’approuver les quotas raciaux au sein de l’enseignement supérieur. Cette décision ne fait pas l’unanimité. Elle impose une vision ethnique de cette population qui est elle-même la plus métissée au monde, et donc difficilement classable en catégories. L’article cite le cas de deux frères, l’un blanc, l’autre noir, et cette conséquence paradoxale que le second se voit avantagé par rapport au premier pour entrer à l’université.
Il faut rappeler ici que la politique de discrimination positive mise en place en 1988 au Brésil n’est pas une production locale mais l’importation d’un modèle étranger, en l’occurrence américain. Il s’agit d’une grille de lecture binaire (Blancs et non-Blancs) que les Etats-Unis ont cherché à imposer au Brésil « sans tenir compte des spécificités brésiliennes » (L’Histoire, numéro spécial sur le Brésil, juillet-août 2011, p.54).
Pays africains sous influence
La Chine poursuit le déploiement de son soft power dans les pays africains. En Côte d’Ivoire, l’agence de presse Xinhua (Chine nouvelle) et Huawei Technologies ont inauguré le 22 mai une galerie photos sur “Les Africains en Chine” dans Palais de la Culture d’Abidjan. Or, il ne s’agit pas seulement de faire valoir la présence des Africains en Chine. D’après le responsable du Bureau de Xinhua à Abidjan, l’opération vise aussi à renforcer la présence chinoise en Côte d’Ivoire :
« La Galerie photo de Xinhua va également faire découvrir la vie des Chinois en Côte d’Ivoire, les activités d’entreprises chinoises ou de programmes du gouvernement chinois ayant un impact sur la vie sociale des Ivoiriens. »
La montée en puissance de nombreux pays africains n’attise pas seulement la convoitise des Chinois. On en parle moins, mais les Indiens et les Brésiliens sont également très actifs sur le continent africain. Il faut ajouter à la liste les Turcs qui, voyant les portes de l’Europe se fermer, se tournent de plus en plus vers l’Afrique. Un article de Slate Afrique décrit précisément les opérations « de lobbying et de séduction » des Turcs.
Les 9 et 10 mai dernier, Ankara a reçu 300 journalistes et blogueurs venant de quasiment tous les pays africains. Le discours des officiels turcs vise à se démarquer nettement des Européens en jouant résolument sur les affinités religieuses et culturelles pour favoriser le dialogue interculturel, « une méthode dont ils se sont faits les champions depuis quelques années ». Bülent Arinç, vice-premier ministre turc, a notamment déclaré à ces africains influents :
« Nous ne sommes pas comme les Européens, nous ne faisons pas dans la littérature, nous voulons vous aider concrètement. Nous sommes loin de la pensée coloniale, nous voulons assurer un développement favorable avec l’Afrique. Il ne faut pas se contenter d’un discours misérabiliste. Les Ottomans ont beaucoup respecté les peuples d’Afrique de façon à résister à toute politique d’assimilation. »
Les Turcs sont conscients que « la présence économique turque doit s’accompagner à tout prix d’une dimension culturelle ». Ils utilisent ainsi le vecteur de la religion musulmane pour ouvrir dans certains pays africains (Kenya, Mali, Burkina-Faso, Malawi, Gabon, Afrique du Sud, Guinée Conakry, par exemple) des écoles confessionnelles où il est également possible d’apprendre la langue turque.
Cette volonté affichée de trancher avec le discours à tonalité coloniale venant des Européens ne semble toutefois pas toujours tenir ses promesses. C’est ce qu’a noté une journaliste tunisienne présente lors de ce forum :
« Plusieurs intervenants, tous des officiels, ont parlé de l’Afrique comme si elle était un pays à elle toute seule, sans prendre en considération sa diversité culturelle, géographique, religieuse… »
C’est là une erreur intéressante…
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Belle revue de presse comme toujours. Concernant le dernier point, celui de la journaliste tunisienne face au discours turc: il y a des non-dits, – des deux côtés. La Turquie est ainsi considérée malgré son postulat comme une ancienne puissance impériale – et colonisatrice – au Maghreb, en Tunisie en tout cas, où la réaction de la journaliste serait comprise comme une réponse du tac-au-tac impliquant cet agacement-ci, cette vision-là, avec sans doute également une perspective de revendication à une légitimité politique panafricaine dans laquelle la Turquie ne serait pas invitée, à l’inverse de la Tunisie. Bref, le commentaire sur la diversité africaine pourrait cacher paradoxalement d’autres discours.
@Karine – voici une remarque tout à fait judicieuse. La posture “non-coloniale” des Turcs au regard d’une certaine vision de l’histoire qu’ils mettent en avant signifierait alors que ce qu’ils entendent par “Afrique”, c’est avant tout le vaste ensemble de l’Afrique sub-saharienne, autrement dit de l’Afrique “noire” sans approche très fine des spécificités culturelles de cet ensemble. Une façon de mettre sous le tapis leur ancienne présence sur les côtes du Maghreb…
Merci d’avoir mentionné un article de Global Voices, revue de presse très intéressante, merci.
Une autre explication peut-être serait simplement la contestation laïque à la Tunisienne d’un discours géopolitique turc vu comme un nouvel impérialisme islamiste… le pouvoir d’Ankara prêtant, au minimum, flanc à cette accusation dans la mesure où lui-même tente de légitimer son influence par la religion comme facteur commun!