Bis repetita
Renault a publié ce matin ses résultats pour le premier semestre 2013. Et ils ne sont pas bons : son bénéfice net semestriel a été divisé par vingt, passant de 746 millions d’euros au premier semestre 2012 à 39 millions d’euros pour ce semestre. Il a en quelque sorte fondu comme neige au soleil. Cette impressionnante diminution est notamment due à la nécessité de passer une provision de 512 millions d’euros liée aux activités de Renault en Iran :
« Le système des sanctions a été durci au mois de juin, puisque l’activité automobile a été incluse dans ce régime par les Etats-Unis. La provision qu’on passe aujourd’hui dans nos comptes correspond à la valeur des actifs que nous avons, essentiellement de l’argent qu’on ne peut pas rapatrier. Il y a une situation de fait d’interruption de l’activité dans ce pays. » (Dominique Thormann, directeur financier de Renault – sources ici et là)
Autrement dit, Renault renonce au marché iranien – ou plutôt, comme on va le voir, est contraint de renoncer au marché iranien, exactement comme Peugeot l’année dernière (voir sur ce blog Peugeot contraint de renoncer au marché iranien).
Un terrible gâchis
Pourtant, Renault réalise de belles performances en Iran en y vendant plus de véhicules qu’en Espagne ou en Italie :
En mars 2007, Capital publiait un article sur la Logan qui fait un carton en Iran. Il évoquait même un succès « foudroyant ». 100 000 Iraniens avaient alors réservé une Logan ne devant être livrée qu’en mai. 70% des véhicules étaient commandés avec toutes les options. Il s’agit d’un succès d’autant plus remarquable qu’au même moment Renault lançait la Logan en Inde et allait connaître un échec retentissant (voir sur ce blog Pourquoi Renault a échoué en Inde avec la Logan ?).
Le 10 janvier 2013, la Tribune annonçait que Renault prospère en Iran avec notamment 84 000 Logan assemblées entre janvier et novembre 2012. Tout comme Peugeot, Renault travaille avec ses partenaires locaux, Iran Khodro et Pars Khodro, à qui il livre des pièces détachées. Peugeot ayant dû cesser ses activités en février 2012 avec « un manque à gagner de plus de 313 000 véhicules en 2012 et, potentiellement, de plus de 400 000 unités environ en 2013 », Renault récupère alors la mise et voit ses ventes augmenter.
Le 23 juillet 2013, soit trois jours avant la publication des résultats semestriels de Renault et l’annonce que le groupe français fait face à « une situation de fait d’interruption de l’activité dans ce pays », Iran Khodro publie un communiqué de presse indiquant qu’il a conclu un accord avec Renault pour produire la Clio en Iran :
Alors cet accord est-il mort-né ? Quelle peut bien être la réaction d’Iran Khodro qui annonce des projets de développement avec le groupe français et qui, trois jours plus tard, apprend que celui-ci interrompt ses activités en Iran ? Renault, qui avait réussi à s’inscrire solidement dans le marché local et qui prenait le relai de Peugeot en Iran, est en fait sur le point de perdre définitivement son avantage concurrentiel, ses partenaires locaux et des perspectives prometteuses.
Explication 1 – Le durcissement des sanctions américaines contre l’Iran
Comme le directeur financier de Renault l’indique, les Américains ont durci les sanctions contre l’Iran le 3 juin dernier, soit onze jours avant l’élection présidentielle iranienne. Barack Obama a donné son accord à deux nouveaux régimes de sanctions. Le premier concerne le secteur financier avec des sanctions contre les organisations qui effectuent des « transactions importantes d’achat ou de vente de rials, ou qui détiennent des comptes (bancaires) en rials en dehors de l’Iran ». Il s’agit de rendre tout simplement le rial iranien inutilisable en dehors de l’Iran, ce qui va fortement pénaliser, si ce n’est rendre impossibles, les transactions financières entre l’Iran et ses partenaires étrangers.
Le second régime de sanctions vise directement le secteur automobile. Le décret signé par Obama précise que des sanctions seront appliquées « contre ceux qui s’engagent en connaissance de cause dans des transactions financières ou autres liées au secteur automobile iranien ». Sont visés précisément « la vente, la fourniture ou le transfert de biens ou de services importants liés à la construction ou l’assemblage en Iran de véhicules légers et lourds, dont des voitures particulières, des camions, des bus, des minibus, des camionnettes et des motocyclettes, ainsi que les machines servant à fabriquer (ces véhicules) et des pièces détachées », autrement dit le cœur de l’activité de Renault en Iran.
Pourquoi ce secteur précisément ? Les Américains avancent deux explications. D’une part, le secteur automobile iranien est tout simplement « une source majeure de revenus pour l’Iran » – ce qui, notons-le, confirme l’intérêt stratégique de ce pays pour les constructeurs automobiles – et il constitue « le deuxième employeur de l’Iran après le secteur énergétique », d’où les dégâts humains, voire humanitaires, à prévoir si ce secteur s’effondre. C’est bien l’objectif des Américains : mettre l’Iran à genoux, et si possible à terre. Dans un tel contexte, nous devrions louer les Iraniens d’avoir voté pour le candidat le moins extrémiste à l’élection présidentielle.
D’autre part, les Américains donnent une deuxième explication : l’importation de véhicules automobiles serait un moyen de se procurer… l’arme nucléaire. Ainsi, selon Mark Dubowitz, directeur de la “Fondation pour la défense des démocraties”, l’Iran a profité de son secteur automobile pour acheter notamment « de la fibre de carbone, qui peut être utilisée pour fabriquer des voitures, mais aussi des centrifugeuses », et celles-ci servent à enrichir de l’uranium. Les constructeurs automobiles qui font des affaires en Iran aident donc ce dernier à se doter de l’arme nucléaire – CQFD.
La Logan, arme de destruction massive… voilà une spectaculaire montée en gamme !
Explication 2 – L’offensive de l’UANI
L’UANI (United Against Nuclear Iran) est un redoutable lobby américain où l’on trouve d’anciens ministres néoconservateurs et d’anciens patrons de services de renseignement de différents pays. Je vous renvoie ici à l’étude de cas sur Peugeot pour plus d’information sur ce groupe de pression. Pour résumer, l’UANI est le lobby le plus influent, le plus actif et le plus offensif pour obliger les entreprises étrangères à quitter l’Iran.
Quand l’UANI a une entreprise dans son collimateur, il est capable de mobiliser une impressionnante puissance de feu relationnelle et informationnelle pour la soumettre à sa volonté. Peugeot en a fait l’expérience l’année dernière. A présent, c’est au tour de Renault.
Sur son site internet, l’UANI propose actuellement aux internautes d’envoyer un mail de protestation avec pour destinataires des responsables politiques américains et les dirigeants de Renault et Dacia. L’argumentaire est déjà rédigé, il ne reste plus qu’à indiquer ses coordonnées et à cliquer. Voici une capture d’écran d’une partie du formulaire:
Mais cela fait plus d’un an que l’UANI est parti en guerre contre Renault. Le 4 avril 2012, l’UANI envoie un premier avertissement à Carlos Ghosn: UANI_Ltr_Renault_040412
Ce courrier rappelle le contexte des sanctions contre l’Iran, l’implication de Renault dans ce pays, ses partenaires locaux et leurs liens avec le gouvernement iranien, afin d’inciter le groupe français à suivre l’exemple d’autres entreprises citées par l’UANI, comme Caterpillar et Komatsu, en mettant fin à ses activités en Iran. Mais l’UANI sait se montrer menaçant en rappelant que son partenaire Nissan a gagné un contrat d’un milliard de dollars pour construire 26 000 taxis à New York. Je traduis le passage en question :
« Comme vous le savez, l’UANI et ses soutiens trouvent très dérangeantes les affaires de Nissan en Iran à la lumière du fait que Nissan s’attend à recevoir environ 1 milliard de dollars en contrepartie du programme de la ville de New York « Taxi of Tomorrow ». Selon les termes du contrat, Nissa va construire jusqu’à 26 000 nouveaux véhicules pour la ville de New York ces dix prochaines années. Les dollars des contribuables de New York ne devraient pas bénéficier à une entreprise, telle que Nissan, qui est en partenariat avec un régime qui est l’Etat numéro un dans le monde pour le soutien au terrorisme et qui a formé une alliance avec Al-Qaeda. »
Etant partenaire de Nissan, Renault se retrouve donc accusé d’être un soutien d’Al-Qaeda. Le courrier de l’UANI est envoyé en copie, entre autres, au maire de New York et au gouverneur de l’Etat de New York qui – on l’imagine – doivent avoir une réaction plutôt épidermique quand ils voient que leur nouveau prestataire pour les taxis new-yorkais est en relation indirecte avec Al-Qaeda. Le courrier du 4 avril 2012 se termine tout simplement ainsi :
« Il est temps pour Renault de mettre fin à ses affaires en Iran. »
Deuxième salve le 16 juillet 2013. Cette fois-ci, l’UANI voit rouge et rappelle les récentes mesures prises par Barack Obama pour durcir les sanctions contre l’Iran. Il rappelle aussi que Renault a pour actionnaire l’Etat français et qu’il serait inconcevable que le groupe français n’agisse pas conformément aux intérêts de la politique internationale visant à empêcher l’Iran de se doter de l’arme nucléaire. Le courrier est envoyé en copie à Barack Obama et John Kerry, entre autres:
Ce courrier à Carlos Ghosn se termine ainsi :
« Merci de nous faire savoir d’ici le 22 juillet 2013 si oui ou non vous allez agir pour mettre fin aux affaires de Renault en Iran. »
C’est désormais chose faite.
Questions sans réponse
Voici quelques questions que je me pose et pour lesquelles il serait important d’avoir des réponses :
1) Les pièces détachées de Peugeot et de Renault vendues à l’Iran (qui était, rappelons-le, le 2e marché de Peugeot après la France et le 8e de Renault) étaient fabriquées en France et assemblées sur place par Iran Khodro : combien d’emplois cela représentait-il en France ? Autrement dit, quels sont les dégâts pour les deux groupes français, mais aussi plus largement pour l’économie française ?
2) Que s’est-il passé entre les deux courriers de l’UANI à Carlos Ghosn ? Entre le 4 avril 2012 et le 16 juillet 2013, qu’a fait Renault pour se mettre dans une posture offensive et contrer les attaques de l’UANI ? Je n’ai pas d’élément là-dessus mais ce serait assurément un cas d’école d’intelligence économique.
3) Contrairement à Peugeot qui est un groupe entièrement privé, Renault comporte encore une importante participation publique. Quelle est la voix de la France dans cette histoire ? A-t-on mis la tête sous le sable et laissé Carlos Ghosn seul face aux Américains ou y a-t-il eu des tentatives pour défendre les intérêts français ? Là non plus, je n’ai pas d’élément d’information, mais il y a des silences un peu assourdissants du côté du gouvernement français.
Pour prolonger, je vous invite à lire le premier volet de cette enquête: Peugeot contraint de renoncer au marché iranien.
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Dingue ! J’aimerais voir les chiffres des ventes des groupes chinois ou coréens en Iran.
Article très intéressant.
@Olivier – A mon sens, les groupes automobiles coréens et japonais sont les prochains sur la liste…
L’Usine Nouvelle a mis en ligne un article sur la première de mes trois questions en donnant la liste des sites produisant les pièces détachées de Renault pour l’Iran: L’Iran, épine dans le pied de Renault.
Extrait:
Les usines de pièces et éléments mécaniques françaises et européennes ont stoppé leur production à destination de l’Iran. “Plus rien ne sort des usines françaises, mais des kits sont encore expédiés avec les pièces déjà produites” a précisé Carlos Tavares.
En France les usines du Mans (Sarthe) et de Cléon (Seine-Maritime) sont concernées : la première produit des éléments de châssis, la seconde des moteurs. Le site STA de Ritz (Pas-de-Calais) qui produit des boites automatiques est aussi concerné. L’arrêt de la production en Iran affecte également les plateformes logistiques comme celle de Grand-Couronne (Seine-Maritime).
En Europe, les usines de Valladolid en Espagne, qui fabrique des moteurs, Cacia (Portugal) et Pitesti en Roumanie qui produisent des boites de vitesses sont aussi touchées, ainsi que les plateformes logistiques de Bursa (Turquie), Valldolid (Espagne) et Mioveni (Roumanie).
Bonjour Monsieur PELLETIER,
Je ne me lasse pas de la pertinence chirurgicale de vos observations, les marges de manoeuvre sont de plus en plus réduites, je compare le fossé ( pour l’instant ) entre les états major de nos grands groupes et le quai d’Orsay ( quelle que soit sa gouvernance ) à celui qui existe entre la direction des grands groupes ( voire ETI ) et leur management intermédiaire, et ce type de gangrène bien franchouillarde continue de faire des ravages…
Je ne voudrais pas être à la place de ceux qui ont fait la promesse et ont accepté la responsabilité de défendre les emplois en France, ils vont transpirer…
Ceci dit, il reste à espérer que les dégâts collatéraux causés par l’UANI sous couvert d’une cause qui semble juste, seront évoqués lors des longues négociations sur le libre échange entre les states et l’europe…
Merci encore de votre éclairage.
Respectueusement
ad
@Alain – Merci pour votre message. Concernant votre dernier point, j’ai un sérieux doute: je serais très surpris que ce dossier soit abordé lors des négociations en cours entre les USA et l’Europe…
Bonjour Monsieur PELLETIER,
Force est de partager votre pessimisme car reconnaître que les américains usent et abusent de leur position dominante est une litote…
Respectueusement.
ad
Une fois de plus (après PSA), une entreprise française est sommée de quitter l’Iran, par “clébardisme” à l’égard des états unis, alors que les liens commerciaux qu’elle avait tissée avec ce pays étaient relativement solide.
J’attend avec impatience le moment ou lorsque l’Iran reviendra à la table des négociations (ce qui semble être le cas en ce moment)et négociera l’ouverture de son marché en échange du pétrole et du gaz naturel dont ses sous-sols débordent.
Les Etats unis imposent aujourd’hui leur point de vue à leurs “alliés”, et sont trop heureux de chasser les entreprises déjà présentes sur place sous couvert d’un discourt anxiogène sur les armes nucléaires. Ils se garderont bien de partager le gateau lorsqu’il faudra ré-équiper l’Iran en véhicules, avions et autres équipements d’infrastructure. Ils s’opposeront seuls aux chinois et autres coréens, qui se moquent des “ordres” de l’oncle Sam et qui sont déjà largement présent sur ce marché, colmatent l’espace laissé vide par les entreprises françaises qui jouissaient d’un certain prestige.
Pathétique…
@Stéphane – Et vous savez quoi? GM flirte désormais avec l’Iran…