Vous connaissez peut-être la blague qui amuse les Américains ? On raconte qu’une invention est présentée à un comité international. Alors que l’assistance est impressionnée par l’efficacité du nouveau procédé, le représentant français s’enfonce dans son fauteuil et prend la parole :
– De toute évidence ça marche d’un point de vue pratique…
Un silence. Tout le monde se demande d’où vient son air perplexe. Puis, le Français ajoute :
– … mais est-ce que ça va fonctionner en théorie?
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Anecdote 1 – Retour aux sources : le centre de gravité
Avec une expérience des formations interculturelles qui s’enrichit d’année en année, il m’apparaît de plus en plus important de revenir aux principes qui régissent nos comportements, modes d’action et relations aux autres : la manière de penser, d’argumenter et de convaincre.
Celle-ci dépend fortement du système éducatif dans lequel nous avons été immergés pendant de nombreuses années, à une période de la vie où nous étions le plus influençable. Il est toujours extrêmement instructif d’interroger des partenaires étrangers sur leur système éducatif. D’une part, nous prenons conscience que le système français n’est pas universel; d’autre part, nous comprenons que bien des malentendus s’éclairent à la lumière des singularités éducatives, même si les personnes concernées ont étudié la même discipline et ont à présent la même culture professionnelle.
Ainsi, l’année dernière, j’ai eu la chance de passer trois mois en résidence à la Fondation des Treilles. Une semaine sur deux, elle accueille des séminaires de chercheurs et universitaires, notamment scientifiques, provenant de différents pays. J’ai eu l’occasion de rencontrer, entre autres, des biologistes et des généticiens. Si j’en ai beaucoup appris (et oublié…) sur l’ADN des drosophiles et la recombinaison méiotique, j’en ai également profité pour leur demander s’ils avaient remarqué que dans la façon de présenter leurs travaux, d’argumenter, de discuter, ils avaient remarqué des différences entre eux. La réponse a été un oui unanime.
C’est une question de centre de gravité : certains mettent plus en avant la démonstration théorique, d’autres l’adhésion par les faits, certains s’appuient sur des compétences orales, d’autres sont très pointilleux sur la production écrite, certains ne posent pas de questions pendant une présentation, d’autres l’interrompent régulièrement. Ce centre de gravité provient pour une part du caractère et pour une autre d’habitudes acquises depuis fort longtemps, certainement à l’école depuis la petite enfance, liées à un contexte social et éducatif bien spécifique.
Avant de remettre en question l’approche des autres, chacun devrait s’interroger où se situe son centre de gravité dans sa façon de penser et de communiquer, et ce qui a bien pu le produire. Exercice difficile, mais salutaire, préalable à une enquête sur le centre de gravité des collègues étrangers. Exercice d’autant plus difficile lorsqu’on vient d’un contexte où le fait d’avoir raison prime sur la compréhension des points de vue différents.
Anecdote 2 – La démonstration par la bouteille d’eau
Oui, les Français ont tendance à valoriser la capacité à mettre en avant l’approche théorique, puis à indiquer comment l’appliquer en pratique, à discuter des principes de l’action avant d’aborder la question des moyens, à partir de l’abstrait pour aller vers le concret, à cherche à convaincre plus par la force des idées que par celle des exemples. S’ils ne sont pas convaincus sur l’aspect conceptuel, ils ne s’engagent pas dans l’application pratique, et même pire : ils ne prennent pas au sérieux ceux qui s’engagent dans la réalisation en se passant de la démarche préalable de rationalisation.
Ce n’est pas universel. Je ne suis jamais allé au Japon mais j’ai eu la chance de rencontrer des Japonais à plusieurs reprises. Je me souviens notamment d’une formation pour une entreprise française où il y avait une quinzaine de participants dont deux Français, une douzaine d’Européens et un Japonais. Cette équipe travaillait quotidiennement ensemble mais à distance, et bien sûr en anglais.
Il arrive qu’on utilise tous le même mot en anglais mais que sa définition et les pratiques qui lui sont associées soient très différentes suivant les individus. C’était le cas avec cette équipe, et notamment avec le mot « quality ». Chacun a tenté de donner sa définition de la qualité, une tentative très conceptuelle de la part des Français.
Le participant japonais s’est contenté, lui, d’attraper une bouteille d’eau sur la table et de la montrer à tout le monde :
– Regardez cette bouteille. Au Japon, nul ne boirait de son eau.
Pourquoi ? Parce que l’étiquette n’était pas parfaitement collée dessus: il y avait un décalage d’un demi millimètre entre les deux bords.
– Donc on ne fait pas confiance au contenu si le contenant n’est pas parfait.
C’était sa définition de la qualité à la japonaise. Par la force de l’exemple, il avait fait passer le message. Certes, bien des Français peuvent avoir recours à des analogies pour étayer une explication, mais c’est un réflexe bien moins fréquent dans notre contexte culturel où l’on valorise plutôt la force des idées.
Ce cas me rappelle le témoignage de Carlos Ghosn dans son livre Citoyen du monde où il revient sur son parcours jusqu’à l’alliance Renault-Nissan. Les pages consacrées à son expérience de patron de Nissan au Japon sont particulièrement intéressantes. Il explique qu’il a observé que les Japonais avaient une approche très différente des Français :
« Les Japonais ne sont pas des champions de la théorie. Leur point fort, c’est de partir d’une observation pragmatique, simple, et d’essayer de construire une solution. Je n’ai pas vu d’essais très théoriques produits au Japon. »
Anecdote 3 – Définitions sans fin
Sans aller aussi loin qu’au Japon, il convient de noter que la démarche qui consiste à valoriser le lien logique ainsi que la distinction entre théorie et pratique hors du champ scientifique ou philosophique ne se retrouve pas partout. Voyez par exemple cet intéressant retour d’expérience lié au système scolaire et académique italien :
« La démarche expérimentale avec problématique et hypothèses est réservée au discours scientifique et n’a pas vraiment cours dans l’enseignement secondaire. »
La blague citée en introduction pointe un stéréotype sur les Français qui a malheureusement une part de vérité. S’il n’est pas question de remettre en cause la puissance théorique des Français, il convient de s’interroger sur ses dérives lorsque celle-ci étend son emprise jusqu’à la caricature.
Il y a quelques années, j’animais pour une entreprise française une session regroupant des équipes de différents pays comprenant, outre des Français, des Américains, des Japonais, des Indiens, des Chinois. Après plusieurs ateliers, les participants ont établi une liste d’enjeux de coopération et de communication, et pour chacun d’entre eux une série d’actions très concrètes à mettre en œuvre le plus rapidement possible.
Une réunion a ensuite eu lieu pour décider quelles actions étaient prioritaires, lesquelles secondaires. C’était très satisfaisant de voir ainsi cette équipe sur le point d’initier des changements utiles à leur mode de fonctionnement. La première action concernait la clarification des tâches de chaque partenaire au moment du lancement d’un projet. C’est alors qu’un Français a pris la parole :
– Moi, je pense qu’on ne devrait pas parler de « tâche » mais de « responsabilité ».
Et il s’est mis à expliquer la différence de définition entre les deux notions. Un autre Français l’a alors interrompu pour signifier son désaccord et sa préférence pour le terme de « responsabilité ». Il a argumenté en faisant pencher la balance conceptuelle vers son point de vue. Le premier l’a interrompu à son tour, et un débat intellectuel s’est installé entre eux comme si les douze autres personnes assistant à la réunion n’existaient plus.
Bref, l’objet de la réunion tombait à l’eau, qui consistait à décider des actions à mettre en œuvre. Dans ce type de situation, il est important d’intervenir d’autorité le plus vite possible, d’obliger de quitter la question du « pourquoi ? » pour ramener les échanges autour de « comment ? », « qui ? », « quand ? ». D’autant plus que les Japonais s’étaient mis à piquer un somme, tandis que les Américains auraient assurément appuyé sur la gâchette si une arme avait été à leur disposition.
Or, ce que les uns perçoivent comme un débat sain visant des définitions précises sans lesquelles on ne saurait s’engager plus avant, sera simplement vu par d’autres au mieux comme une perte de temps, au pire comme de l’arrogance. Le défi ici est de comprendre d’où viennent les tendances respectives des participants.
Pour cela, je ne peux qu’encourager à collecter le maximum d’informations sur les différents systèmes éducatifs. Demandez par exemple comment se déroulait un cours (cours magistral ou débat ?), quelles étaient les facultés intellectuelles les plus mobilisées (mémorisation ou conceptualisation ?), s’il était possible de poser des questions pendant le cours, quelle était la place de l’écrit et de l’oral et la proportion de travaux en groupe, en quoi consistaient les contrôles, les devoirs, les examens, ce qu’étaient une bonne et une mauvaise notes, etc. Enrichissez votre base de données de témoignages plus récents d’étudiants venant du même pays, échangez avec des professeurs. Vous aurez ainsi des clés précieuses pour mieux saisir la complexité des comportements et des interactions.
Pour prolonger, je vous invite à consulter sur ce site Vous reprendrez bien un peu d’obscurité ?
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Quelques suggestions de lecture:
- L’effet de surprise, ennemi de la communication interculturelle
- Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – entretien pour le Centre Algérien de Diplomatie Economique
- Les relations interculturelles vues par Blaise Cendrars
- Le troisième côté de la barrière – ou la dimension culturelle du risque
- Le système éducatif japonais : conformisme des uns, marginalisation des autres
- Les systèmes éducatifs, clés essentielles de compréhension des différences culturelles
Ayant découvert votre site web (que j’aime beaucoup) il y a maintenant deux ans lors d’un amphi, je me permets de poster mon premier commentaire !
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J’ai pu remarquer & vivre les différences dans la manière d’aborder les mathématiques en France d’un côté, et à Barcelone (voire le reste du monde) de l’autre.
J’en étais déjà conscient puisque les nombreux étudiants internationaux dans mon école sont très rebutés par la façon d’aborder les mathématiques en France. En effet, dans mon école on met l’accent sur les définitions, sur les démonstrations puis sur des problèmes assez abstraits…pour finalement tout simplifier à outrance en travaux dirigés au point où le cours et le TD n’ont plus rien à voir.
Résultat: en caricaturant, on ne comprend rien en cours (malgré un bagage conséquent acquis en prépa) et les TD sont inutiles.
En revanche à Barcelone, l’accent est mis sur des exemples et des exercices de calcul. L’aspect théorique sera peut-être abordé, mais plus rapidement et aussi plus facilement car on les induit des exemples. Je n’avais également aucun TD, ce qui me permettait de travailler à la bibliothèque, seul ou en groupe.
Note: N’avez vous pas déjà abordé les préférences des pays à privilégier la déduction ou l’induction ?
Anecdote: En classe prépa, notre prof de math nous avait dit : «désolé nous n’avons pas le temps pour le calcul». Les mathématiques au sens français n’incluent pas le calcul, c’est-à-dire *toutes* les mathématiques des cycles primaires et secondaires.
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Je tiens aussi à préciser que privilégier la théorie a aussi un côté pratique ! Lors de mon semestre à Barcelone, j’ai eu un projet d’algorithmique. Donc assez formel et conceptuel.
Il consistait à créer un programme pour optimiser le rangement de paquets dans des camions.
Le projet débute par une partie d’analyse et de modélisation du problème pour aboutir à l’algorithme qui range correctement. Il ne reste plus qu’à l’implémenter et le tour est joué. Pour moi et un collègue français : aucun problème. Mon collègue a même réussi à modéliser et à l’implémenter en une après-midi. De mon côté, j’ai analysé le problème du rangement et j’en ai déduit (et même démontré !) les opérations à effectuer par ordinateur.
Quelques mois plus tard, la fin du projet approche et mes collègues catalans, népalais, iraniens, etc, se mettaient en branle pour que chacun ait un algorithme qui marche !
Le cas d’un catalan me revient très clairement, car j’essayais de l’aider et de le guider pour qu’il trouve de lui-même une bonne solution. Il essayait de trouver une expression mathématique de l’algorithme (loin d’être triviale) de façon empirique ! Il imaginait une solution, puis la testait : ça ne marchait pas. Puis il changeait un signe ou que sais-je et il recommençait ! Je peux vous assurer que j’ai finalement passé plus de temps à aider mes collègues qu’à faire ce projet.
@Sylvain – Merci beaucoup pour ces retours d’expérience. Il est essentiel d’aiguiser son sens de l’observation pour repérer ces particularités, et il y a dans ce témoignage des enseignements très utiles.
Il serait tellement intéressant de voir en effet la distinction entre induction et déduction selon les pays. C’est un sujet que j’évoque lors de certaines formations où les participants de différents pays partagent leur vécu sur cette question. Il faudrait seulement prendre le temps de synthétiser un jour cela…
Enfin, comme vous le signalez, il est important de préciser que l’approche très théorique a elle-même ses points forts. Il ne s’agit pas d’établir des jugements de valeur entre les différents systèmes éducatifs mais de décrire leurs points forts et points faibles pour telle ou telle approche.
@ Sylvain et Benjamin :
Sur l’induction et la déduction, et les caractéristiques intellectuelles des Français :
Je me souviens d’avoir lu il y a fort longtemps une nouvelle d’Edgar Allan Poe dans laquelle deux amis américain et français se promènent dans les rues de Paris, et dans laquelle l’auteur fait dire à l’Américain ( et démontrer avec un exemple qu’ils viennent de vivre ensemble ) que les Français ont une aptitude à l’induction qui n’appartient qu’à eux, et en quoi ce n’est pas à confondre avec la déduction.
Subitement, alors qu’ils se taisaient depuis de longues minutes, le Français dit ” Oui, n’est-ce-pas qu’il est petit ? ” Et l’Américain de s’étonner de la façon dont le Français a pu deviner à qui il était précisément en train de penser. Et le Français de lui dire : ” Vous venez de vous redresser de toute votre taille, et vous avez pensé à lui parce que … ” , suit alors une chaîne de petits évènements qui se sont enchaînés dans leur promenade et que le Français décortique dans l’ordre rétroactif jusqu’à arriver au moment où l’Américain a commencé à se taire et à partir dans ses pensées.
Merci de m’avoir permis de raviver mes connaissances littéraires et par là de faire vivre les concepts (désolé pour la théorie) que vous exposez sur ce site.
Pardonnez-moi de ne pas me souvenir du titre de cette cette nouvelle.
Eric.