Des Tunisiens à l’œuvre
Il y a quelques jours, vous avez peut-être lu comme moi un article qui mettait en lumière ces sites français d’information régionale dont le contenu était rédigé par des Tunisiens depuis leur pays. C’est ainsi que des sites tels que Bordeaux.actu.fr, Lyon.actu.fr et Toulouse.actu.fr doivent leur contenu à des rédacteurs lointains, jeunes diplômés tunisiens (bac plus cinq, six) payés à rédiger dix à quinze articles par jour sur des contextes culturels avec lesquels ils n’ont aucune attache.
Ces rédacteurs seraient vingt-cinq à travailler pour l’agence Hi-Content, filiale tunisienne du groupe français Hi-Media. Pour parvenir à se glisser dans la peau – et la plume – d’un journaliste de presse régionale, ils explorent tous les sites locaux et s’abonnent à de nombreuses newsletters institutionnelles. Ils ont un français impeccable et le lecteur toulousain ou lyonnais n’y voit que du feu : il a bien sous les yeux les dernières nouvelles de sa ville et se soucie peu d’où vient l’information et par qui elle a été rédigée.
En apprenant comment des Tunisiens produisent de l’information locale française, on peut s’indigner de leurs conditions de travail précaires (pas de contrat de travail, paiement en liquide, menaces de licenciement). On peut aussi s’inquiéter de la déliquescence du journalisme avec une production d’information soumise à la délocalisation, suite logique de son industrialisation. Cependant, ce n’est pas pour ces deux raisons que je m’y intéresse – mais parce que je me suis souvenu d’une expression qui apparaît dans le livre de Christian Salmon, Storytelling, un livre que j’ai lu il y a plus de cinq ans.
A la page 77, Christian Salmon évoque les centres d’appels étrangers basés en Inde. Il cite le journaliste Joseph Confavreux qui a réalisé un reportage radiophonique sur le sujet et qui décrit le choc culturel subi par l’Indien vivant au rythme de cultures lointaines dans ces centres d’appels : cet Indien devient alors parfois « un émigré sur place ».
Le corps ici, l’esprit ailleurs
« Emigré sur place » ou, si l’on veut, « expatrié immobile ». Ces expressions se réfèrent à une situation bien précise. Il ne s’agit pas du travail à distance avec des collaborateurs d’autres cultures, comme c’est le cas pour la plupart des grandes entreprises où il faut suivre des projets et gérer du personnel un peu partout dans le monde. Il faut alors composer avec les fuseaux horaires et certains particularismes culturels liés à la communication, au management et au relationnel. Il ne s’agit donc pas de l’interculturel ponctuel que chacun doit pratiquer au quotidien sur le plan professionnel.
Ces expressions décrivent un phénomène bien plus profond. Il s’agit de salariés qui vivent et travaillent en permanence selon des références culturelles étrangères, voire à qui l’on demande de camoufler leur identité personnelle pour se glisser dans la peau d’un personnage appartenant à une autre culture.
Le cas des Tunisiens rédigeant du contenu éditorial français ne va pas jusqu’à cette dernière extrémité mais, en le lisant, je me demandais ce que cela faisait d’être connecté toute la journée à une réalité étrangère, de se tenir au courant de tous les derniers événements, aussi triviaux soient-ils, et, finalement, de connaître mieux l’actualité de Toulouse que les Toulousains. Quel impact chez ces jeunes Tunisiens sur leur imaginaire, sur leur vision de la France et, à rebours, de leur propre pays ? Quelles conséquences sur leur projet de vie, leurs aspirations, leurs désirs, alors qu’ils vivent le « rêve français » sans pouvoir le réaliser ?
Et que se passe-t-il lorsque des Indiens et des Philippins se font passer pour des Américains, des Australiens ou des Britanniques? Des Albanais pour des Italiens, des Marocains pour des Français, des Argentins pour des Espagnols ? Partir sans bouger, adopter une autre culture tout en restant à distance de cette culture, imiter l’accent, les codes culturels, le comportement et les réactions d’un natif sans pour autant quitter son pays d’origine, c’est l’étrange schizophrénie culturelle que vivent les travailleurs dans les centres d’appels délocalisés :
« Ce formatage des salariés va même jusqu’à l’obligation, dans de nombreux cas, d’utiliser un nom d’emprunt et de renoncer à son identité. Pour les salariés des sites délocalisés, une assimilation à la culture du client est imposée par le donneur d’ordre. » (Malaise international dans les centres d’appels, Santé & Travail, juillet 2012)
Le documentaire Diverted to Delhi (2003) consacré aux centres d’appels étrangers en Inde évoque un « endoctrinement culturel » à propos de ces travailleurs qui doivent jouer le rôle d’Occidentaux, vivre et travailler selon le rythme et les fuseaux horaires des Etats-Unis, d’Australie ou de Grande-Bretagne, maîtriser l’accent et connaître les expressions typiques des pays en question, mais aussi la géographie, les mœurs, les pratiques religieuses, les habitudes, les loisirs, etc. Ce qui ne ne va pas sans entraîner un choc culturel sur place :
« Il est très difficile d’introduire leur culture en nous parce que notre mentalité est faite d’une certaine manière et que nous pensons d’une certaine façon. Soudainement tout cela est bouleversé et nous ressentons de l’inquiétude. » (Une apprentie indienne en centre d’appels, Diverted to Delhi)
Dans une étude qui s’intitule Tu t’appelleras Thomas ! (pdf) et qui porte sur un centre d’appels tunisien, la chercheuse Sara Nyobe parle de « camouflage culturel et linguistique » en décrivant très bien le processus de déculturation/acculturation qui est exigé pour travailler dans ces structures :
« A travers le camouflage culturel et linguistique, ils sont appelé à s’exprimer exclusivement en français, à adopter des pseudonymes à consonance française, à désarabiser leur accent et à observer une certaine abstinence religieuse. A travers le camouflage géographique, ils sont tenus de s’abstenir de révéler à leurs clients français le nom de leur pays et de la ville depuis laquelle ils communiquent. Enfin, par le biais du camouflage technologique, les salariés tunisiens sont incités par des outils technologiques à maquiller l’origine géographique de leurs appels. »
Diverses conséquences
L’expatriation sur place ne peut être sans incidence sur les représentations et les perceptions des opérateurs en centres d’appels, comme l’indique le cinéaste indien Ashim Ahluwalia cité dans Storytelling (p.78) :
« Chaque fois qu’ils interviennent, ils rêvent de l’Amérique. Et, pendant qu’ils rêvent, ils changent. »
Ces changements sont également constatés dans le documentaire Diverted to Delhi et ils consistent en deux grandes tendances :
- le mimétisme culturel finit par provoquer chez certains une assimilation des codes culturels étrangers, à tel point qu’ils modifient leur comportement en dehors du travail : au contact permanent mais distant avec les Etats-Unis, ils en viennent ainsi à s’américaniser, leur identité factice se substituant peu à eu à leur identité réelle;
- d’autres accentuent au contraire le contraste culturel entre la culture imitée et leur culture d’origine, jusqu’à provoquer un repli identitaire et religieux par rejet de la culture imposée dans les centres d’appels.
En fait, les attitudes peuvent être plus nuancées si le centre d’appels développe un accompagnement interculturel de ses salariés. Dans le cas du centre d’appels tunisien étudié par Sara Nyobe, les employés choisissent eux-mêmes leur prénom français en prenant connaissance de l’histoire de ce prénom et des valeurs qu’il véhicule. L’imposition d’une culture étrangère chez les opérateurs doit également prendre en compte les particularités de la culture tunisienne en insistant sur la dimension théâtrale de leur fonction. Le centre d’appels tunisien organise aussi pour ses collaborateurs des séjours chez le donneur d’ordre en France afin de mieux s’imprégner de leur « rôle ».
Dans le cas présent, 7% des collaborateurs tunisiens sont en situation d’assimilation par rapport à la culture française (l’identité française se substitue à l’identité tunisienne), 30% en situation d’intégration (l’identité française se substitue en partie à l’identité tunisienne), 63% en situation d’imitation (l’identité française est « jouée » en pleine conscience et maintenue à distance). Ces résultats correspondent à un cas bien spécifique. Sara Nyobe cite une étude de 2006 portant sur d’autres centres d’appels tunisiens où 33% des collaborateurs sont en situation d’objection ou de résistance par rapport à la culture imposée.
En prenant connaissance de ces informations liées au défi de rédiger du contenu éditorial à distance sur un contexte parfaitement étranger ou de travailler en se faisant passer pour le ressortissant d’un pays lointain, vous avez peut-être eu les mêmes réactions et interrogations que moi :
- Une réaction à chaud, un peu épidermique – Ne s’agit-il pas d’une nouvelle forme de colonisation indirecte des esprits et des imaginaires ?
- Une interrogation à froid faisant retour sur nous-mêmes – Et qu’en est-il de nous, Français ? Aurions-nous la même capacité à rédiger du contenu depuis la France sur, par exemple, l’actualité de Tunis ou de Khairouan, ou à faire preuve de mimétisme culturel en jouant en permanence depuis un bureau français le rôle d’un Camerounais ou d’un Québécois ?
- Une réflexion plus prospective – La souplesse interculturelle que ces travailleurs développent à une phase initiale de développement de leur économie ne va-t-elle pas être très précieuse à leur pays pour les phases suivantes où il aura besoin de talents aux compétences interculturelles très affirmées pour négocier, mener des projets, gérer des équipes dans un environnement à la complexité grandissante ?
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