S’adapter ?
Cette nécessité revient en permanence dans les formations interculturelles. En début de session, les participants en ont parfois une conception excessive ou tronquée : soit ils supposent qu’on attend d’eux de se muer en caméléons culturels et de devenir allemands ou chinois quand ils travaillent avec des partenaires d’Allemagne ou de Chine, soit ils estiment que c’est aux autres de s’adapter à eux, et puis c’est tout !
Dans les deux cas, on passe à côté de l’objectif : faire un pas en avant vers l’autre, sans devenir l’autre (le mimétisme risque de sombrer dans le ridicule de la singerie, alors qu’en contexte international on n’a pas non plus à renier son identité ni ses pratiques), ni attendre que l’autre fasse un pas vers soi car il ne le fera pas forcément (il peut tout à fait camper comme nous dans sa tranchée culturelle et bien des malentendus peuvent survenir avant que chacun se décide à en sortir).
S’adapter ? Le dictionnaire nous dit : s’ajuster à une fonction ou à une circonstance particulière ; se conformer, s’habituer, s’accoutumer, s’acclimater. Tous ces verbes ont un pronom réfléchi qui peut s’entendre selon deux sens : « s’adapter » peut vouloir dire « je m’adapte à l’autre » mais aussi « on s’adapte mutuellement ». Cette dernière configuration est évidemment la situation idéale mais, malheureusement, la plupart du temps on ne rencontre dans les formations interculturelles qu’un parti, qu’un côté de la tranchée (les sessions mettant en présence les deux sont plus rares car plus coûteuses et plus complexes à organiser pour les entreprises).
S’adapter, c’est ce que fait le singe capucin sur l’illustration en tête de l’article : prendre en compte l’environnement, identifier dans sa boîte à outils de compétences et de pratiques celles qui doivent être modifiées pour une meilleure efficacité. Pour s’adapter à l’international, on a souvent à l’esprit des choses très complexes à mettre en œuvre mais il s’agit la plupart du temps d’un petit changement aux conséquences monumentales, comme vous le verrez dans les cas présentés ci-dessous. Il faut pour cela faire preuve d’humilité, intégrer le contexte culturel étranger (se renseigner, se former, collecter des témoignages et retours d’expérience), mais aussi et surtout se connaître soi-même (effort parfois plus difficile encore), sans quoi il n’y a pas de démarche interculturelle.
NB : Les quatre premiers cas sont des témoignages authentiques recueillis en entreprise (tout détail permettant d’identifier l’organisation a été supprimé), tandis que le cinquième provient du passionnant article de Hèla Yousfi, Rethinking Hybridity in Postcolonial Contexts: What Changes and What Persists? The Tunisian case of Poulina’s managers. 2014, Organization Studies, 35(3), 393–421. https://doi.org/10.1177/0170840613499751
1. Requiem pour un concept
Situation : Une équipe d’ingénieurs d’une entreprise française est invitée par son partenaire américain à se déplacer aux États-Unis pour participer à un séminaire afin de présenter sa conception de l’innovation. Les Français se demandent donc : qu’est-ce que l’innovation pour nous et comment l’expliquer aux Américains ?
Pratique habituelle : Comme à leur accoutumée, les Français se lancent dans plusieurs réunions de brainstorming. Ils discutent et débattent longuement avant de parvenir à se mettre d’accord sur une définition conceptuelle de l’innovation, dont les dimensions théoriques sont développées sur plusieurs pages de présentation qui seront projetées aux Américains.
Différence culturelle : En formation interculturelle, les ingénieurs réalisent que leur présentation est très « franco-française », autrement dit très conceptuelle, trop longue, verbeuse, et qu’elle risque de ne pas convaincre, et encore moins captiver, un auditoire américain plus habitué à une approche très pragmatique.
Adaptation : Les ingénieurs ont finalement mis de côté leur présentation trop théorique et ils ont opté pour une approche narrative (« storytelling ») en préparant trois courtes histoires ou aventures d’innovation, une qui s’est déroulée quinze ans auparavant (ce qui a été réalisé, les obstacles surmontés, les résultats obtenus), une il y a cinq ans (idem, et comment ils ont évolué entre temps en matière d’innovation) et une très récente. Ne cachons pas que pour y parvenir il a fallu vaincre les réticences de certains ingénieurs qui trouvaient que cette nouvelle présentation allait « manquer de sérieux » car moins charpentée sur le plan conceptuel.
Finalement, ces exemples emblématiques montrant la conception de l’innovation des Français ainsi que leur évolution de son approche ont permis de lancer des échanges fructueux avec les Américains.
2. Qui silence en premier ?
Situation : Une équipe française travaille à distance en mode projet avec des Indiens basés dans leur pays. Entre les deux partenaires, il y a de nombreux malentendus, des agacements, des frustrations, autant de non-dits qui sapent le relationnel et la coopération. Afin d’identifier les problèmes, il faudrait faire parler les Indiens. Certes, mais comment faire ?
Pratique habituelle : La dernière fois que les Français ont voulu recueillir le ressenti des Indiens en leur demandant ce qu’ils pensaient de la relation, ils se sont heurtés soit à un silence poli, soit à des paroles exagérément positives, et dans le cas présent manifestement contraires à la réalité. Everything good ! No problem !
Différence culturelle : S’exprimer en public sur ce qui ne va pas n’est déjà pas une tâche aisée pour des Français eux-mêmes, alors à quoi bon demander à des Indiens de le faire ? Pour ces derniers, partager un point de vue personnel face à tout le monde peut être perçu comme une impolitesse, d’autant plus s’il concerne des problèmes relationnels et professionnels.
Adaptation : Bannissons d’abord de notre vocabulaire le terme de « problème » et prenons le réflexe de parler de « défis ». Cessons ensuite d’interroger sur les opinions personnelles, du type « Que pensez-vous de… ? », « Quel est votre point de vue sur… », et privilégions toutes les questions qui objectivent ou factualisent le sujet, du type : « Comment faire pour… ? » « De quelle manière peut-on… ? » Puis, en accord avec leur responsable, on organise des sous-groupes de deux à quatre personnes maximum (au-delà, il y a un risque que se développe une parole consensuelle) et on demande aux Indiens de faire une liste précise des défis qu’ils rencontrent avec les Français, puis de nommer un porte-parole.
Finalement, les Français ont été étonnés de voir les Indiens partager très librement leurs difficultés avec eux quand le porte-parole a débriefé les échanges du sous-groupe (sa prise de parole est alors dépersonnalisée : il ou elle ne s’exprime pas en son nom mais au nom du sous-groupe).
3. Pour qui sonne le gløgg
Situation : On ne peut pas travailler avec les Français, constatent des Norvégiens, d’un ton calme et définitif, qui ne trahit pas d’émotion particulière si ce n’est une certaine lassitude. Le fait est que depuis le début de la coopération il y a six mois environ, les Norvégiens se plaignent régulièrement des Français.
Pratique habituelle : Quand on leur demande de lister et classer par ordre d’importance les pratiques professionnelles françaises qui leur posent des problèmes, les Norvégiens mentionnent souvent en tête de liste les réunions. En creusant un peu, on s’aperçoit qu’outre le manque de préparation des Français et leur tendance à improviser, le point le plus critique, c’est tout simplement l’heure à laquelle les réunions sont planifiées : parfois à 16h, voire à 17h ! Pour les Français, rien d’extraordinaire, pas de quoi fouetter un chat, disent-ils.
Différence culturelle : En Norvège, on commence tôt et on finit tôt sa journée de travail. On peut prendre son dîner à 17h (et même plus tôt encore). La vie sociale, comme l’heure de fermeture des crèches, est organisée en fonction de ces horaires très inhabituels pour les Français.
Adaptation : Côté français, il a été décidé qu’aucune réunion ne se ferait plus après 16h. Côté norvégien, on prendrait garde à ne pas planifier de réunion entre midi et 13h, heure du déjeuner en France.
Finalement, la décision, officiellement prise, formellement suivie et strictement appliquée a beaucoup aidé à recréer du lien entre Français et Norvégiens.
4. Larmes de construction massive
Situation : Le directeur d’une PME spécialisée dans les hautes technologies explique que depuis bientôt une année il n’a plus de nouvelles de son interlocuteur coréen. Celui-ci possède les clefs du marché (expertise, réseaux d’affaire, carnet d’adresses, liens avec les autorités, etc.) pour le développement de son activité en Corée du Sud. Depuis un stupide malentendu entre les deux hommes (je n’ai moi-même pas obtenu plus de précisions), le Coréen n’a plus donné de nouvelles.
Pratique habituelle : Dans un premier temps, le Français a tenté de se justifier, d’expliquer au Coréen d’où venait le malentendu et qu’il n’y avait aucune raison de rompre ainsi la relation. Il a tenté de rationaliser la situation mais ses emails sont restés sans réponse et ses coups de fil ont sonné dans le vide. Les mois passant, il s’est fait lui-même une raison, s’estimant peu fait pour développer des affaires en Extrême Orient.
Différence culturelle : Il est tout à fait possible que ce Coréen, à tort ou à raison (peu importe, finalement), se soit senti offensé par le malentendu, l’ait pris à titre personnel comme une critique et se soit retiré de la relation par manque d’harmonie sur la ligne même de départ : comment aller loin si dès le début la relation est déséquilibrée et défaillante ? Les deux hommes n’avaient pas eu le temps d’apprendre à se connaître, ils étaient sur le point de construire une relation interpersonnelle quand le malentendu est arrivé, un événement qui peut être géré quand une forte confiance a été établie, pas avant. Le silence qui s’en est suivi est-il définitif ou tout simplement l’attente d’un signal du Français pour reprendre la relation ? Comment le savoir ?
Adaptation : Quand je lui ai proposé d’envoyer un mail à son contact coréen pour exprimer toute sa tristesse du fait de la relation rompue, pour présenter ses excuses et jouer à fond la carte des émotions, ce patron français était sceptique. N’était-ce pas un peu exagéré, voire ridicule, et factice, voire manipulateur ? Il s’agissait en fait de rééquilibrer la relation, quitte à prendre sur soi pour redonner de la face à l’autre. Ayant compris qu’il n’avait rien à perdre, il a envoyé le mail comme on abat une dernière carte.
Finalement, ce Français m’a annoncé quelques jours après qu’il partait en Corée deux semaines plus tard, invité par son contact lui-même attristé et désolé de la situation.
5. Management avec ménagement (cas rapporté par Hèla Yousfi)
Situation : Le groupe tunisien Poulina a voulu mettre en place le management par objectif (MPO) pour moderniser son management mais il s’est confronté au défi du contexte culturel tunisien marqué par une forte distance hiérarchique et l’attachement important des Tunisiens au collectif.
Pratique habituelle : Le management par objectif (MPO) est une pratique venue des Etats-Unis: le/la responsable définit des objectifs mesurables et atteignables pour les membres de son équipe. La performance est suivie, évaluée et récompensée (ou non). Le MPO privilégie la responsabilité individuelle et la relation entre le collaborateur et son manager.
Différence culturelle : Par rapport au contexte culturel américain qui a donné naissance au MPO, le management tunisien est marqué par des pratiques paternalistes, par la puissance et la contrainte du regard social, ainsi que le lien très fort entre les individus, d’où la possibilité toujours présente de dérives autoritaires, la primauté de l’âge sur le mérite, des risques de favoritisme et jalousies, l’importance de l’honneur et la crainte de la honte.
Adaptation : Pour mettre en œuvre le MPO dans le contexte tunisien, il a été nécessaire de l’adapter. Ainsi, pour lutter contre les dérives autoritaires du supérieur direct, les collaborateurs ont un accès garanti au siège du groupe. Pour remédier au sentiment d’être brimé par rapport à d’autres qui seraient privilégiés par leur supérieur, ils ont également la possibilité de faire appel au N+2 si survient un désaccord sur l’évaluation reçue. Enfin, pour prendre en compte le sens du collectif, a été mis en place un système de primes collectives visant à renforcer la motivation sur des objectifs communs en complément des primes individuelles qui récompensent la performance de chacun.
Finalement, les dérives du paternalisme et du collectivisme ont été neutralisées et l’engagement des collaborateurs s’est renforcé.
Pour prolonger avec d’autres cas pratiques, je vous invite à consulter :
- Qu’entend-on par « humilité » dans le management interculturel ?
- Réunions interculturelles : 10 bonnes pratiques pour réduire les malentendus
- Les Français et le démon de la théorie : 3 anecdotes
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Quelques suggestions de lecture:
- Qu’est-ce qu’un formateur en management interculturel ?
- Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – entretien pour le Centre Algérien de Diplomatie Economique
- Accidents, crashes et catastrophes : 5 articles pour frissonner cet été
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