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L’initiative des Finlandais pour dédramatiser l’échec

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Le défi du changement

Comment un pays affronte-t-il ses défaillances culturelles ? Une question certes passionnante, mais qui doit être précisée au préalable. Qu’entend-on en effet par « défaillances » culturelles ? Le terme lui-même semble renvoyer à un jugement de valeur comme si, au sein d’une culture, il y avait des éléments positifs et négatifs impliquant du même coup un jugement de valeur entre les cultures : il y aurait des cultures moins « défaillantes » que d’autres, donc plus “performantes”, en un mot “supérieures”.

Cette mise en garde conserverait toute sa force si les défaillances en question étaient diagnostiquées d’un point de vue extérieur à la culture en question, ce qui placerait le juge en position de surplomb – ainsi que c’est le cas, par exemple, lorsqu’on diagnostique en France des défaillances dans l’application des droits de l’homme en Chine. Si le diagnostic est juste, il reste néanmoins émis d’ailleurs et nous restons dans le jugement de valeur entre les cultures. Le choc, la rivalité, puis la conflictualité culturels ne sont jamais éloignés du jugement de valeur.

Mais qu’en est-il lorsque ces défaillances sont diagnostiquées de l’intérieur d’une culture, par ceux qui la portent et l’incarnent ? Autrement dit, lorsqu’une population prend conscience elle-même de ses propres défaillances culturelles et cherche à y remédier.

Il est important de noter ici que les traits culturels ne sont en soi ni défaillants ni performants. Ils n’apparaissent comme des « défaillances » qu’en relation avec une activité bien spécifique. Voyez par exemple sur ce blog le cas des traits culturels du confucianisme qui font partie de la culture coréenne mais qui se sont révélés problématiques dans l’aéronautique, ou bien encore les traits culturels liés aux notions de prestige, de luxe et de grandeur qui font partie de la culture française et qui mettent en péril l’inscription par l’UNESCO du repas gastronomique des Français au patrimoine immatériel de l’humanité.

Si des traits culturels sont diagnostiqués comme des défaillances, c’est qu’ils mettent en péril une activité essentielle liée à l’économie, à la sécurité, à la démographie, etc. Une fois le diagnostic établi, trois attitudes sont possibles au sein d’une culture :

  • la tête sous le sable : les défaillances s’apparentent alors à des tabous et, si tout le monde en a conscience, chacun s’efforce de ne pas y penser,
  • l’enfermement dans la lamentation : les défaillances sont analysées et commentées, tout le monde les regrette et les condamne sans pour autant y remédier,
  • l’initiative du changement : les défaillances sont connues pour leurs effets néfastes dans tel domaine d’activité et, parce qu’elle a atteint un degré de maturité élevé ou un dangereux point de non-retour, une culture les affronte pour y remédier.

La dimension positive de l’échec

Notre culture occidentale nous impose un dualisme particulièrement néfaste. Au lieu de penser les continuités et les similitudes, nous nous focalisons sur les ruptures et les différences. Vie/mort, jour/nuit, raison/folie, amour/haine, homme/femme, bonheur/malheur, bien/mal, noir/blanc, etc. – tout est couple pour nous et les deux termes s’oppose au sein de ce couple. C’est également le cas pour le couple succès/échec.

Il n’existe pas de culture où l’échec serait conçu entièrement de façon positive. Ce serait d’ailleurs aussi absurde que de concevoir de la neige chaude. Par un accord tacite et général, on accorde une valeur positive au succès et négative à l’échec. Attribuer une valeur positive à l’échec exige d’aller au-delà de la logique dualiste et de la pensée commune. Il faut produire un effort littéralement extraordinaire pour parvenir à penser autrement.

Or, cet effort peut être plus ou moins entravé par certains traits culturels. Lorsque l’erreur est vécue comme une faute, lorsque prédominent la culture du blâme et la recherche du coupable, lorsque le jugement social pèse lourdement sur l’estime de soi, il est particulièrement difficile d’accéder à la dimension positive de l’échec, et de la revendiquer.

Pourtant, cette valeur positive fait partie intrinsèquement de l’échec. « Celui qui n’a jamais fait d’erreur n’a jamais rien essayé de nouveau », disait Einstein. Si l’échec se définit comme la conséquence négative de nos erreurs et si l’erreur, c’est l’expression négative d’une tentative, d’un essai, de l’exercice d’un possible, alors il faut bien avoir à l’esprit que la détestation de l’échec et l’aversion pour l’erreur sont aussi les symptômes d’une incapacité à entreprendre.

Les Finlandais : les Japonais de l’Europe ?

La Finlande illustre bien ces enjeux liés au changement culturel. Il y a deux ans maintenant que des Finlandais ont lancé une initiative pour faire évoluer certains traits culturels de leur pays qui se transforment en défaillances lorsqu’ils sont à l’œuvre dans un domaine bien précis. Ces traits culturels concernent un rapport culpabilisant à l’erreur, le poids du jugement social envers celui qui échoue et la crainte de perdre la face. Ils concourent à façonner une très forte aversion pour l’échec qui est extrêmement néfaste dans le domaine de l’innovation.

Les Finlandais se confrontent en effet à une difficulté: « ils produisent [pour 100 000 habitants] trente fois plus de brevets qu’aux Etats-Unis, mais ont du mal à les concrétiser parce que l’erreur est stigmatisée. » (Le Monde, 14/10/2012) Autrement dit, le niveau d’innovation n’est pas à la hauteur du niveau d’invention. C’est que la phase d’application des inventions implique une prise de risque dont l’issue – positive ou négative – est socialement plus “visible” que la phase d’invention. En effet, elle engage des partenaires d’horizons divers, une confrontation avec le public ou les clients, une exposition sociale, voire médiatique.

En cas d’échec, il semble que le jugement social soit extrêmement sévère en Finlande. Or, comme le remarque André Noël Chaker, un Canadien installé à Helsinki depuis vingt ans, auteur de The Finnish Miracle (Talentum, 2011) : « Perdre la face, pour un Finlandais, c’est l’enfer » (Le Monde, 14/10/12). Serait-ce alors que les Finlandais sont les Japonais de l’Europe ? Au-delà de la boutade, il y aurait un sujet à creuser, non pour mettre en avant d’artificielles ressemblances culturelles, mais pour analyser les phénomènes sociaux à l’œuvre au Japon et en Finlande, qui produisent une telle aversion envers l’échec.

La journée de l’échec en Finlande

Non seulement cette peur de l’échec bride l’innovation mais elle risque de mettre en péril le dynamisme de la Finlande dans les prochaines années. En effet, comme les autres pays européens, la Finlande (qui compte moins de six millions d’habitants) va se confronter à des départs massifs à la retraite et avoir besoin d’une nouvelle génération dynamique et entreprenante. Riku Lindholm de l’Aalto Entrepreneurship Society (Aaltoes), établit un constat réaliste de la situation :

« Nous avons besoin de gens ambitieux qui savent prendre des risques, de gens qui veulent changer le monde, qui essaient des choses et échouent, essaient et finalement réussissent. » Mais « ce n’est pas un pays où on vous tape dans le dos et où on vous encourage après un échec. Si vous échouez, vous perdez la face. Et c’est cette attitude que nous voudrions changer. »

En 2010, Riku Lindholm et d’autres entrepreneurs finlandais ont décidé de réagir. Ils ont créé la première Journée de l’échec. Durant cette journée, chacun est invité à partager un échec de façon dédramatisée. Rencontres, discussions et réunions conviviales sont organisées pour permettre de libérer la parole sur les échecs. Le site internet Day For Failure réunit des témoignages filmés d’échecs de toutes sortes. La vidéo qui présente le projet est tout à fait intéressante en ce qu’elle montre la lucidité des Finlandais sur les difficultés causées par certains de leurs traits culturels :

La troisième Journée de l’échec a eu lieu le 13 octobre dernier. Cette initiative a même pris une dimension internationale avec désormais la participation de 17 autres pays (Allemagne, Australie, Autriche, Canada, Corée du Sud, Espagne, Estonie, Grande-Bretagne, Grèce, Indonésie, Irlande, Japon, Russie, Slovénie, Suède, Suisse, Vietnam).

Il est trop tôt pour mesurer l’impact de cette campagne de sensibilisation sur le changement culturel escompté. Mais l’initiative a le mérite d’exister et l’écho international qu’elle rencontre doit être souligné. Il y a là un vrai sujet qui ne concerne pas que les entreprises. Le simple fait d’évoquer des échecs de façon dédramatisée est un premier pas vers la capacité de les débriefer et d’en tirer des enseignements utiles à un succès prochain. – Et quant à nous Français, où en sommes-nous par rapport à cette capacité essentielle ?

Pour prolonger, je vous invite à consulter :

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. Très intéressant. Cela mériterait d’être fêté dans les écoles aussi. Merci pour l’info.

  2. Benjamin PELLETIER

    Pour l’école aussi, il faut prendre les choses à la racine: le rapport à l’erreur – cf. sur ce blog L’erreur: de sa psychologie à sa pédagogie, notamment pour ce constat établi par Jean-Pierre Astolfi en 2002, alors professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen, dans un article consacré à la question de l’expérience en classe de sciences, L’œil, la main, la tête – Expérimentation et apprentissage (article paru dans le n° 409 de la revue Expérimenter, décembre 2002) :

    « Engager les élèves à expérimenter suppose un changement dans la conception des erreurs et dans leur traitement. On peut dire avec Karl Popper, que la seule chose certaine dans les sciences sont les théories « falsifiées », sanctionnées, qui à coup sûr ne reviendront jamais plus sur le devant. L’histoire des sciences démontre en permanence qu’il n’y a pas d’expérimentation sans risque d’erreurs. Partout d’ailleurs, sauf à l’école, l’erreur est considérée comme inévitable et, au fond, formatrice, le problème n’étant pas de l’éviter mais d’en tirer les leçons. Et il n’y a guère d’apprentissage à espérer quand on se cantonne à appliquer mécaniquement des procédures balisées. Apprendre suppose une pensée qui se risque. Cela implique certains changements dans le climat de classe et le contrat didactique : libération et sécurisation de la parole, incitation à s’adresser les uns aux autres et pas seulement à l’enseignant, encouragement à faire des propositions dont on n’est pas sûr, clarification des temps qui relèvent de l’apprentissage et de ceux qui relèvent de l’évaluation, etc. »

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