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Culture du jugement et jugement de la culture

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Position du problème

Je ne vais pas définir la culture. A quoi bon ? ai-je envie de dire un peu abruptement. En français, rien n’est plus polysémique – et donc polémique – que le mot « culture ». On relève autant de définitions de la culture que d’auteurs qui se sont penchés sur la question. Il suffit de renvoyer à l’article très complet de Wikipedia consacré à cette notion pour avoir une idée de la diversité de ses définitions.

Je n’entrerai pas plus dans l’éternel débat des relations nature/culture ou inné/acquis. Posons simplement que rien n’est plus naturel pour l’homme que la culture et que même son rapport à la nature est culturel. La satisfaction des besoins élémentaires n’est pour lui jamais satisfaisante, il y a toujours un manque constitutif de sa plénitude d’homme. Le 25 décembre 1863, Victor Hugo note ainsi cette belle phrase : « Je suis un homme qui pense à autre chose ».

En revanche, il est intéressant d’interroger le rapport que l’on entretient avec sa culture et celle des autres. Il est tout aussi important de mettre en évidence les mécanismes fondamentaux qui régissent ce rapport et qui eux-mêmes sont culturels. Ainsi, en France, nous avons un rapport particulier à la culture qui n’est pas le même que dans d’autres pays. C’est cette spécificité de notre relation à la culture qui m’intéresse aujourd’hui. Car elle n’est pas sans conséquence sur nos relations interculturelles.

Notre rapport à la culture

Comme indiqué précédemment, cette note ne revendique pas une dimension universelle mais a pour objet une forme très spéciale de rapport à la culture qui provient du contexte français. Soyons donc très clair et direct sur ce sujet : l’un des éléments fondamentaux de notre rapport à la culture en France tient au jugement de valeur que ce rapport implique systématiquement.

Ainsi, l’une de nos difficultés dans le contact avec d’autres cultures consiste à notre fréquente incapacité à nous affranchir du jugement de valeur pour approcher la culture étrangère et en comprendre le fonctionnement intrinsèque.

Certes, il s’agit là d’une difficulté qui n’est pas spécifiquement française et, pour quelque culture que ce soit, il est extrêmement compliqué de mettre à distance ses propres catégories et normes quand on a affaire à une culture étrangère. Partout dans le monde, ce qui est perçu et expérimenté comme étrange et étranger, on le juge immédiatement. Est-ce amical ou hostile ? Bienfaisant ou malfaisant ? Normal ou anormal ? Plaisant ou répugnant ? Il s’agit là d’un réflexe tout à fait compréhensible dans la mesure où l’on cherche systématiquement à ramener l’inconnu au connu.

Mais, passé ce premier mouvement, il faut considérer le second : comment se comporte-t-on avec cette étrangeté ? Car on peut tout à fait comprendre une culture étrangère et même en devenir un spécialiste reconnu tout en persévérant dans l’idée que cette culture est inférieure, déficiente, rétrograde. A contrario, on peut comprendre une culture étrangère dans sa spécificité et conserver le point de vue de la différence radicale.

Dans les deux cas, l’adaptation – par exemple dans le cadre d’une expatriation – est possible et se passe généralement bien. Mais qu’en est-il de l’adaptation des locaux à l’expatrié ? C’est là que réside une différence majeure : dans le premier cas, de petits détails dans le comportement, dans les réactions involontaires, dans le langage corporel, dans les micro-événements de la vie quotidienne et professionnelle, trahiront immanquablement aux yeux des locaux que leur culture, bien qu’acceptée et comprise, est jugée négativement.

Un juge se cache en nous

Je soutiens que les Français se trouvent plus souvent dans le premier cas que dans le second, non seulement dans leur rapport aux autres cultures mais aussi entre eux. Car en tout Français se cache un juge impitoyable qui passe son temps à émettre des sentences sur tout et n’importe quoi. Avec des effets positifs : puissance d’indignation, lutte contre les injustices, remise en cause des abus, et des effets négatifs : défiance mutuelle[1. Voir notamment La société de défiance, Comment le modèle social français s’autodétruit, Yann Algan et Pierre Cahuc, éd. Rue d’Ulm], insatisfaction permanente, arrogance.

Les origines de cette passion de juger sont nombreuses. On retiendra essentiellement le contexte de très forte hiérarchisation des pratiques et des savoirs. Valorisation de l’intellectuel contre le manuel, du conceptuel contre le matériel, de l’idée contre la pratique, de l’esprit contre le corps, selon une rhétorique de l’élévation, d’un mouvement du bas vers le haut. L’homme qui se perçoit comme cultivé vivra souvent comme un rabaissement, voire une déchéance, s’il est obligé de se livrer à des tâches manuelles ou à des activités matérielles. On en arrive ainsi à cette absurdité de revendiquer son incapacité manuelle comme une forme de noblesse intellectuelle…

L’absence de l’enseignement de la danse à l’école, la très médiocre approche de la musique et des arts plastiques, le mépris des filières manuelles et professionnelles, sont à ce titre tout à fait symptomatiques. Notons que les filières dites intellectuelles se répartissent également en savoirs nobles et purs, entendez : déconnectés de la sphère pratique, notamment de l’entreprise, et en savoirs techniques entachés par la recherche de l’utilité et de l’intérêt économique.

Ces derniers savoirs sont aux aussi fortement hiérarchisés, avec une forte distinction entre la recherche fondamentale et la science appliquée, entre le théorique et l’opérationnel. Tout ceci est redoublé par des différences de prestige entre les grandes écoles et les universités. Inutile de s’appesantir sur ce sujet analysé depuis de nombreuses années. Je renvoie évidemment aux travaux de Pierre Bourdieu et de Philippe d’Iribarne, et plus récemment au livre de Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers.

Conséquences interculturelles

Nous revendiquons l’égalité mais nous avons un idéal de grandeur, nous chérissons la fraternité mais nous nous enfermons dans la méfiance et le mépris. Plus nous jugeons les autres, plus ils nous jugent, et plus nous sommes jugés, plus nous jugeons nos propres juges – cercle vicieux dont on ne voit pas la fin. Et dans notre rapport aux autres cultures, si nos valeurs universelles permettent à la France de rayonner aux yeux des autres peuples, nous sommes maladroits quand nous coopérons avec eux sur le terrain.

Car toujours revient en nous la passion frénétique de juger. Si en France on en vient à « débattre » de la valeur respective d’un morceau de musique classique et d’une chanson de rap, on peut imaginer ce qu’il en est à l’étranger où la cuisine locale est forcément inférieure à la gastronomie française, où les femmes ne sont pas aussi libres que les femmes françaises, où l’on ne connaît rien à la vraie littérature, où les entreprises locales n’ont pas notre niveau technologique et où la qualité des produits est forcément en deçà de notre savoir-faire unique. Mais, heureusement, il y a ce charme incomparable de l’exotisme qui nous permet de supporter le séjour à l’étranger…

Ce manque d’humilité dû à un jugement de supériorité a pour conséquence une approche culturelle des marchés étrangers tout simplement catastrophique. Par contraste, je renvoie ici à la rapide étude du cas de Samsung au Brésil, L’interculturel intégré à la stratégie des entreprises : un exemple. On pourra également se reporter à l’analyse du cas Comment perdre 50 millions d’euros pour 1 euro.

J’ajoute par ailleurs qu’une Coréenne m’expliquait récemment que la discrétion aux premiers abords d’un Coréen en contact avec des étrangers n’était ni timidité ni hypocrisie de sa part mais l’effort du Coréen pour saisir la logique intrinsèque de fonctionnement de l’étranger afin de s’y adapter. Il s’agit là d’un temps d’observation nécessaire à la mise en place de relations harmonieuses. C’est que pour un Coréen il n’y a pas une seule logique de comportement mais une multiplicité, étant habitué à avoir affaire dans son pays à différents types de normes que les Occidentaux perçoivent comme complexes, contradictoires, voire antinomiques, difficiles d’accès et qui restent incompréhensibles pour la plupart d’entre eux.

Ce témoignage a le mérite de mettre en évidence la nécessité de prendre d’abord conscience de son ignorance ou de sa méconnaissance avant d’aborder un marché étranger, ce qui est tout simplement impossible si l’on pense d’avance tout savoir. Dans ce cas, soit on passe à côté de son marché par incapacité à activer les bons ressorts culturels (voir par exemple sur ce site l’article sur Pourquoi Renault a échoué avec la Logan en Inde?) ; soit, par certitude de détenir les clés culturelles, on fait preuve de « culturalisme », on cherche à montrer qu’on connaît mieux leur pays que ses propres habitants[2. Le site Newzy a ainsi rassemblé des témoignages instructifs de Chinois travaillant avec des Français en Chine, ici].

Ainsi naissent des conflits culturels face auxquels nous réagissons par la dévalorisation du contexte local ou par la défensive en développant une méfiance excessive. Or, réagissant ainsi, nous sommes très conséquents car ce n’est là qu’une projection à l’étranger de nos modes d’être en France dans nos rapports avec les autres…

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3 Comments

  1. Excellent article Benjamin,

    “On en arrive ainsi à cette absurdité de revendiquer son incapacité manuelle comme une forme de noblesse intellectuelle” c’est tellement bien vu.

    Une explication de ce goût pour les choses de l’esprit est le fait qu’à la révolution nous ayons décapité le roi : le vide a été repris par les lumières et la rédaction des droits de l’homme comme nos dix commandements.

    D’où notre sacralisation de l’écrit etc … Et notre formidable propension à jouer les donneurs de leçons.

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci pour ce commentaire, j’ajoute qu’il faudrait évidemment mettre en évidence les racines historiques de ce phénomène.

    Rapidement, il faut évidemment évoquer les 1000 ans de monarchie que nous avons connus en France, dont les fortes centralisation et hiérarchisation ne sont pas sans conséquences sur la mentalité collective.

    Et, en effet, les réflexes acquis au cours de cette longue période ne se sont pas arrêtés le 14 juillet 1789. La difficile mise en place du système républicain en témoigne, et on voit bien en quoi l’idéal de la méritocratie se heurte en pratique avec la survivance de mentalités de rente, de privilège et de noblesse – qu’il s’agisse de l’utilisation du pouvoir à des fins personnelles ou de passe-droits, du “capitalisme d’héritiers” ou de la distinction entre grandes écoles et universités…

  3. Pingback: Le Manager et le Carburateur « #hypertextual

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