Lors de mes formations en management interculturel, la question de la communication est souvent au cœur des préoccupations des participants. Pour aborder cette question complexe, il peut être tentant de procéder à des simplifications en distinguant des cultures à communication directe et d’autres à communication indirecte.
Mais qu’entend-on exactement par direct/indirect? Et ces distinctions sont-elles pertinentes? Voici donc quelques éléments de cadrage pour alimenter la réflexion.
De la communication directe (A=A’)…
Dans la communication directe, l’émetteur du message fait en sorte que le signifiant A soit aussi proche que possible du signifié A’. De A à A’, il ne doit pas y avoir de place pour l’interprétation, l’ambiguïté ou le double sens. Il ne s’agit pas non plus de chercher à tisser un lien interpersonnel derrière le discours mais d’atteindre efficacement au but.
En voici un exemple extrait du roman de Dickens Temps difficiles. Au début du livre, Thomas Gradgrind, un notable de la ville de Coketown, fait l’apologie des faits, de l’enseignement des faits, de la connaissance par les faits. « Dans la vie on n’a besoin que de Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste. » C’est l’injonction que Gradgrind adresse au maître d’école.
Il interroge une de ses élèves. Elle dit s’appeler Sissy (diminutif de Cécilia), son père est clown dans un cirque. Pour Gradgrind, c’est intolérable. « Sissy » n’est pas le vrai prénom de cette élève qui ne doit s’appeler que Cécilia et rien d’autre, car c’est son vrai prénom, c’est un fait. De même, « clown » ne peut pas être une occupation sociale. C’est là du divertissement, une distraction par rapport aux faits, un écart coupable par rapport à la dimension rationnelle et pratique de l’existence.
Et quand Gradgrind demande à Cécilia de définir ce qu’est un cheval, l’enfant ne sait que répondre à une question aussi simple. C’est la preuve qu’elle ne connaît rien aux faits. Gradgrind interroge ensuite un élève éduqué selon ses principes philosophiques :
– Bitzer, demanda Thomas Gradgrind, votre définition du cheval ?
– Quadrupède. Herbivore. Quarante dents, à savoir : vingt-quatre molaires, quatre canines, douze incisives. Perd son poil au printemps. Egalement ses sabots dans les régions marécageuses. Ses sabots sont durs mais doivent être ferrés. On reconnaît son âge à certains signes dans la bouche.
La réponse de l’élève Bitzer s’apparente à celle d’un automate, dénuée de toute subjectivité et de tout écart par rapport à la réalité objective. Pas d’interprétation, pas d’ambiguïté, mais des mots précis pour dire des faits. Bitzer vit dans un monde d’exactitude et de communication directe. Ce qui est dit ne peut être autre que ce qui est signifié et l’adéquation de l’un avec l’autre doit être vérifiée à chaque instant.
Notons au passage que si ce point de vue devient rapidement infernal au quotidien (comme le montre très bien la suite du roman), il est néanmoins précieux dans certaines circonstances, par exemple pour les activités à forts enjeux de sécurité où la pratique de la check-list et la communication directe et sans ambiguïté sont à la base de la gestion des risques (cockpit d’un avion, bloc opératoire, salle de commande d’une centrale nucléaire, etc.).
… à la communication indirecte (A=B=C=D=…=A’)
La communication directe vise tout simplement à dire ce qui est, sans interférence ni court-circuit. L’idéal de la communication directe est l’impersonnalité. Or, la communication humaine vise aussi à produire et à gérer des relations interpersonnelles. Chaque parole peut s’enrichir de différentes dimensions qui sont autant de détours pour toucher au but: l’implicite, l’allusion, la suggestion, l’intention, le sous-entendu, le non-dit, etc., qui indiquent au récepteur que l’émetteur cherche à dire plus ou moins que ce qui est, à dire autre chose que ce qui est, voire le contraire de ce qui est. C’est la formule A=B=C=D=…=A’ où B, C, D, etc., sont les objets indirects du discours pour dire A’.
Sans prétendre être exhaustif tant le sujet est vaste, illustrons ce propos en présentant quelques exemples de communication indirecte :
1) La communication indirecte peut être une forme d’évitement ou de contournement par rapport à une réalité considérée comme gênante ou embarrassante, ou bien tout simplement parce qu’on n’a pas de réponse précise à apporter à un questionnement. La communication indirecte s’apparente alors à la langue de bois. Elle sert à détourner l’attention de la réalité ou à dissimuler une incompétence.
Par exemple, avec la crise financière puis économique en France, les gouvernements de droite et de gauche évitent à tout prix les mots « rigueur » et « austérité ». Ils contournent et dissimulent la réalité en évoquant plutôt les « efforts », la « maîtrise des dépenses » et, récemment, le « redressement dans la justice ».
La communication indirecte peut même mener à une novlangue, comme si les mots eux-mêmes étaient trop directs au sein même de la communication indirecte. On se souvient de Christine Lagarde, alors ministre de l’Economie de Nicolas Sarkozy, évoquant la « rilance », curieux mot-valise fait de rigueur et de relance, que la ministre définit selon un chef-d’œuvre de communication indirecte : « La ‘ri-lance’ est un subtil dosage entre des mesures de responsabilité dans une situation exceptionnellement difficile. » Dit plus directement, cela donne : « Vous allez en baver car c’est la crise. »
2) La communication indirecte peut être le signe de l’atténuation d’une réponse directe qui pourrait heurter, blesser, faire perdre la face ou signifier une importance excessive de la subjectivité de l’émetteur et du récepteur. De surcroît, une sollicitation ou un reproche trop directs contreviennent la plupart du temps aux règles de la politesse et de la vie en communauté.
Dans de nombreux contextes culturels où l’appartenance au groupe prime sur l’expression de soi et où l’ego lui-même a peu, voire pas du tout, d’importance, la production ou la préservation d’une relation harmonieuse entre l’émetteur et le récepteur obligent à certains détours dans l’expression, à masquer son intention première derrière une intention seconde, à ne pas se mettre en avant de son discours mais en retrait.
Dans un dialogue indirect où A cherche à savoir ce que B pense, il sera fondamental que A obtienne la coopération de B, plutôt que de l’obliger à se prononcer (du type : « Que pensez-vous de ceci ? »). A saura ce que B pense en coopérant avec lui et en observant les signes indirects de son état d’esprit, son langage corporel, son engagement ou non dans des actions secondaires proches de l’action principale, autrement dit en devinant plutôt qu’en demandant.
3) La communication indirecte peut viser à sélectionner ceux qui saisissent les éléments contextuels non-dits qui véhiculent le sens et à les séparer de ceux qui ne partagent pas les mêmes références implicites. Elle produit une relation privilégiée entre l’émetteur et le récepteur et exprime leur intimité commune avec les références implicites du discours.
Il suffit parfois d’un seul mot, même inconsciemment utilisé, pour activer certaines représentations, diffuser un message implicite et provoquer adhésion ou rejet de la part des récepteurs. Nous pratiquons tous ce type de communication, certains plus que d’autres, comme par exemple l’homme politique (cf. les « dérapages » de Jean-Marie Le Pen), l’intellectuel (cf. l’usage de l’obscurité), l’humoriste (cf. Pierre Desproges, le maître en la matière) ou le publicitaire.
4) Enfin, la communication indirecte peut être une exacerbation de la dimension précédente en indiquant un sens en apparence, mais en visant en réalité un autre sens. Nous sommes là au-delà des trois autres types mentionnés car ce qui est visé, c’est radicalement autre chose que ce que est dit. C’est le type même de communication des sociétés secrètes, des groupes fermés et des comploteurs fonctionnant selon un langage codé.
Durant la seconde guerre mondiale, Radio Londres a ainsi diffusé des centaines de messages codés dont le sens réel n’était connu que des groupes de résistants concernés (par exemple, le premier vers d’un poème de Verlaine, « les sanglots longs des violons de l’automne », invitait les saboteurs ferroviaires à se tenir prêts). Pris directement, le message codé n’a d’autre sens que lui-même. Mais pour ceux qui en ont la clé, il constitue le message d’un autre message. En ce sens, le langage codé constitue l’essence de la communication indirecte : le code vient redoubler le langage usuel pour contourner ou atténuer une réalité, sélectionner un auditoire ou signifier autre chose.
L’essence de la communication humaine
Tout l’enjeu tient donc à la maîtrise du code permettant de décrypter la dimension indirecte de la communication. Ce code peut se manifester sous de multiples formes en fonction des interactions humaines et des types de messages : code du langage corporel propre à une culture, code des membres d’une même famille, code des amis, code métier et code professionnel, code du discours politique, code de la séduction et de l’amour, etc. L’importance de ces codes et la fréquence de leur usage varient selon les individualités, les situations et les contextes culturels.
Nulle culture n’est à proprement parler « à communication directe », ce qui reviendrait à l’identifier à un peuple d’automates, tels l’élève Bitzer. En ce sens, la communication humaine est fondamentalement indirecte. On constate seulement que, dans certaines situations, des cultures ont tendance à être plus directes dans la communication tandis que d’autres seront plutôt indirectes. Si les Français sont plus directs que les Coréens pour exprimer ce qu’ils pensent, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une part d’indirect dans leur communication.
Si les Coréens sont indirects dans leur façon d’exprimer leur opinion personnelle, ils peuvent être très surprenants dans la façon extrêmement directe d’aborder des sujets qui, même entre Français, seraient l’objet d’une approche plus ambiguë, par exemple tout ce qui se rapporte au corps et à ses désordres. Autre exemple : si les Français sont très directs dans leur façon de communiquer sur le négatif (irritation, agacement, ennui, mécontentement, etc.), ils sont en revanche beaucoup moins directs pour communiquer sur le positif. Et s’ils sont très directs pour parler de sexe ou de politique, ils le seront beaucoup moins pour parler d’argent…
Gardons-nous donc de toute simplification en distinguant de façon trop abrupte des cultures à communication directe et des cultures à communication indirecte. D’autant plus que, fondamentalement, la communication humaine n’est pas directe mais indirecte. Je vois deux raisons pour appuyer cette affirmation :
- D’une part, le langage corporel précède le langage verbal, qu’il s’agisse d’une réalité préhistorique du point de vue de l’histoire de l’humanité ou de l’état de nourrisson du point de vue de l’histoire de l’individualité. Ce langage corporel était alors de la communication directe. Quand le langage verbal a pris le pas sur le langage corporel, il ne l’a pas remplacé, il l’a redoublé. Le langage corporel subsiste dans la communication à l’état de vestige de l’humanité pré-verbale. De même que le relief géologique donne sa forme au paysage, le langage corporel précède et soutient le langage verbal : sans les clés pour décoder le langage corporel, le langage verbal s’appauvrit considérablement. Communication directe à l’origine, le langage corporel est ainsi devenu progressivement une des formes de la communication indirecte.
- D’autre part, le langage verbal recèle en lui-même une dimension fondamentalement indirecte. En effet, les mots ne sont pas des panneaux indicateurs ni des répliques verbales des objets qu’ils désignent. L’imprécision et l’ambiguïté du langage amène le locuteur à utiliser des métaphores, des images, des périphrases, l’allusion, le sous-entendu, le non-dit, pour exprimer au plus juste ce qu’il veut dire. Tout le paradoxe tient au fait que la communication indirecte peut appuyer en fait une recherche de communication directe.
Le piège de la communication indirecte
Dans la plupart des cas, nous usons de la communication indirecte sans même nous en rendre compte. Nous en prenons conscience lorsque nous échangeons avec un étranger qui ne saisit pas nos allusions et ne manque pas de nous interpeller régulièrement : Je n’ai pas compris ce que tu as dit…. Que veux-tu dire par là ? Peux-tu m’expliquer ce que cela veut dire ? Dans d’autres cas, nous le faisons délibérément pour les quatre raisons données précédemment. La communication indirecte est en effet un merveilleux instrument pour glisser un message dans un message. Mais elle peut être dangereuse si son abus entraîne la suspicion sur tous les messages émis.
C’est ce qui arrive actuellement à Valérie Trierweiler, la compagne de François Hollande. On se souvient du tweet de soutien à Olivier Falorni, candidat PS qui a remporté la législative de juin dernier face à Ségolène Royal : « Courage à Olivier Falorni qui n’a pas démérité, qui se bat aux côtés des Rochelais depuis tant d’années dans un engagement désintéressé. » Ce message de soutien direct à Olivier Falorni a été immédiatement compris comme une forme de gifle indirecte visant Ségolène Royal.
Juste après ce tweet est paru un ouvrage sur la campagne présidentielle de François Hollande, illustré par des photographies légendées par Valérie Trierweiler. Sous une photographie prise le 4 avril 2012 à Rennes et montrant François Hollande avec Ségolène Royal, elle écrit : « Oui, l’homme que j’aime a eu une femme avant moi. Et il se trouve qu’elle a été candidate à l’élection présidentielle, je fais avec ». Ce texte ne mentionne pas directement d’éléments décrivant le ressentiment de Valérie Trierweiler envers Ségolène Royal, mais en contient indirectement une quantité.
Désormais, le piège s’est refermé sur Valérie Trierweiler. Chaque article que cette journaliste écrira, chaque déclaration qu’elle fera, ses gestes, son intonation et son langage corporel en général quand elle utilisera certains mots ou évoquera certaines personnes, seront scrutés et analysés pour identifier le message implicite, l’allusion, le non-dit. Tout signe émis de sa part devient potentiellement signe d’autre chose. Comme on le voit, lorsqu’elle est associée à la malveillance, la communication indirecte possède un redoutable retour de flamme et s’avère aussi dangereuse pour le récepteur que pour l’émetteur.
Communication indirecte et influence
Cette note a mis en évidence que la communication indirecte permet de contourner ou atténuer une réalité, sélectionner son auditoire ou signifier autre chose que ce qui est dit. En outre, la dimension indirecte de la communication renvoie à la fois au langage corporel et à l’ambiguïté des mots eux-mêmes. Au fond, la communication est dans son essence indirecte et ce n’est que par réduction de l’ambiguïté des mots et du bruit produit par le langage corporel qu’une communication directe peut être atteinte.
Ce bruit de la communication, chacun doit en connaître les codes pour lui donner du sens. Quand tel est le cas, le bruit devient une sorte de communication silencieuse où l’indirect définit le mode relationnel sous-jacent des personnes qui sont en interaction. Ce mode relationnel, c’est l’influence que nous exerçons les uns sur les autres, ce que François Roustang définit comme « l’arrière-plan ou le fondement de toute communication possible » (Influence, p.75, éd. de Minuit). Si l’on supprime cet arrière-plan, toute la dimension intersubjective de la communication s’effondre :
« Car il n’y a pas de communication d’une volonté à une autre, d’une intelligence à une autre, qui ne passe par cet intermédiaire obligé. On peut sans doute se passer de cette médiation, mais à la condition de transformer l’être humain en machine qui reçoit et exécute les ordres sans y participer comme être humain. » (p.75)
C’est tout à fait le cas de l’élève Bitzer du roman de Dickens. Éduqué selon le principe que rien d’autre ne compte que les faits et la réalité objective, il répond comme un automate quand on lui demande ce qu’est un cheval. L’idéal de ses éducateurs est de parvenir à produire un type d’élève qui fonctionne sur le mode mécanique où une impulsion extérieure doit entraîner une réponse adéquate, toujours la même quel que soit l’élève interrogé.
Or, dès que nous sommes en présence les uns avec les autres, nous nous ajustons les uns par rapport aux autres, nous prenons en compte la présence de l’autre dans nos comportements et modes de pensée, aussi bien dans la complémentarité que dans l’indifférence. Et nous communiquons, même dans le silence ou l’ignorance de l’autre. La communication indirecte, corporelle et/ou verbale, est notre façon de signifier notre relationnel et de négocier de nouvelles relations avec les autres.
Autrement dit, la communication indirecte renvoie à notre façon de nous manipuler mutuellement. Celui qui en possède parfaitement les codes saura faire passer un message implicite, glisser une allusion décisive, imposer une suggestion, susciter un désir, activer certaines représentations, orienter les comportements et modifier les modes de pensée. L’influence, c’est l’autre nom de la communication indirecte.
Pour prolonger, voyez l’étude de cas Communication indirecte et sécurité – le cas de BP
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Cela se passe aussi chez nous au Maroc en plein crise:ouvrir les voies avec la BM/FMI d’un côté et dire qu’il n’y a pas de crise !!jeux de rôles!!
@homosapen – Je ne saisis pas le lien avec la question de la communication indirecte. N’hésitez pas à apporter quelques précisions pour que votre message soit plus… direct. 😉
Bonjour et merci pour ce descriptif clair et complet (ainsi que l’illustration avec l’article suivant) sur la communication.
Une question : peut-on assimiler ce concept de communication directe / indirecte à celui de culture à haut / bas contexte ?
Merci pour votre éclairage..
@Candice – Je dirais tout simplement qu’une culture dite à fort contexte privilégiera plutôt la communication indirecte et qu’une culture à faible contexte privilégiera plutôt la communication directe.
Mais attention à ces généralisations, il faut bien entrer dans la singularité des situations. Encore une fois, la communication dans des cultures à fort contexte peut être parfois bien plus directe dans certaines situations que dans des cultures à faible contexte. Volontairement, je n’ai pas repris les schémas habituels qui classent les pays selon la distinction fort/faible contextes car ils donnent une apparence objective aux clichés et surtout biaisent l’expérience en plaquant sur le vécu des idées préconçues.
Néanmoins, en voici un (datant de 1966…), que je donne avec les réserves précédentes (la source dit “Adapté de Hal” mais ce doit être E.T. Hall):
Merci pour votre réponse
j’avoue que la tendance à la généralisation (et comme vous le dites, le risque de biaiser l’expérience) m’a toujours semblé une épine dans l’utilisation de théories “classiques”..