« Tant vaut l’homme, tant vaut la cravate. Et, à vrai dire, la cravate, c’est l’homme ; c’est par elle que l’homme se révèle et se manifeste. » Balzac, Physiologie de la toilette
Un malaise autour du cou
Nommé depuis peu directeur des ventes d’une entreprise scandinave, un Français s’expatrie au Danemark. Comme il l’a toujours fait en situation professionnelle, il revêt son costume-cravate. Au bout de quelques semaines, il se rend compte que la glace n’est pas rompue avec ses nouveaux collègues. Il est pourtant chaleureux et extrêmement compétent, il fait tout pour s’intégrer dans son nouveau poste.
Le malaise grandissant, il en fait part à un collaborateur. Mais qu’est-ce qui ne va pas ? Celui-ci lui répond aussitôt : Ta cravate, enlève-là, cela ne se fait pas ici. Vif étonnement du Français. Le Danois lui a alors expliqué que sa cravate lui donnait un air hautain et arrogant. Sauf circonstances exceptionnelles de négociations d’affaires ou d’événement officiel, on ne portait pas de cravate au bureau.
En effet, il y a un proverbe danois qui dit qu’aucune tête ne doit dépasser les autres. Ce petit bout de tissu qu’il portait autour du cou contredisait donc l’égalitarisme danois. Dans ce pays où les rôles entre hommes et femmes peuvent être interchangeables dans la vie professionnelle mais aussi dans la vie familiale, où la faible distance hiérarchique suppose un comportement informel et accessible et où l’on valorise la modestie dans la représentation de soi, de sa position sociale et de sa réussite, la cravate est un triple signe de machisme, de formalisme et de distinction.
La société française serait donc plus masculine, formelle et élitiste que la société danoise… en conclut notre expatrié français en rangeant sa cravate dans un tiroir de son bureau.
Signification de la cravate en France
Sans entrer dans le détail des origines de la cravate (qui viendrait de « croate » par référence à une coutume des soldats croates de mettre un foulard autour du cou) ni sur les multiples usages et avatars de la cravate au cours de l’histoire, il faut noter qu’avant d’être actuellement un signe de distinction essentiellement professionnelle, la cravate a été un signe de distinction sociale qui a connu son apogée au XIXe siècle. Si la Révolution française a constitué un moment d’affranchissement par rapport aux codes vestimentaires et de politesse de la société aristocratique, ce moment d’égalitarisme n’a pas duré longtemps. Très vite, en effet, a ressurgi le besoin de se distinguer. Dans le Code de la cravate publié en 1828, on peut lire ceci :
« Les fashionables de France, voulant se distinguer de la masse du vulgaire, choisirent dans la généralité de la mise une de ses spécialités, et la cravate obtint la préférence; ils estimèrent que sa couleur, et la manière industrieuse dont son nœud serait formé, indiqueraient assez la naissance, la fortune, l’éducation, le ton, et jusqu’à l’esprit de l’individu. »
Notons l’emploi du terme anglais fashionables. L’étymologie historique de ce mot indique une première occurrence en français sous la plume de Mme de Staël en 1793 dans le sens d’une « personne élégante de la ville ». Le mot est donc entré en français sous l’influence du dandysme britannique. Il sert à distinguer les oisifs des besogneux, les élégants des rustres, les citadins des paysans. Le fashionable se doit de porter la cravate et il y a ainsi autant de formes et de nœuds de cravate que de groupes sociaux parmi les fashionables.
Tout comme l’auteur (anonyme) du Code de la cravate, Balzac note l’importance de la cravate comme éminent signe de distinction sociale, dans la Physiologie de la toilette publiée en 1830 :
« Enfin [après la Révolution] les Français devinrent tous égaux dans leurs droits, et aussi dans leur toilette, et la différence dans l’étoffe ou la coupe des habits ne distingua plus les conditions. Comment alors se reconnaître au milieu de cette uniformité ? Par quel signe extérieur distinguer le rang de chaque individu ? Dès lors était réservée à la cravate une destinée nouvelle : de ce jour, elle est née à la vie publique, elle a acquis une importance sociale ; car elle fut appelée à rétablir les nuances entièrement effacées dans la toilette, elle devint le critérium auquel on reconnaîtrait l’homme comme il faut et l’homme sans éducation.»
Comment alors se reconnaître au milieu d’une telle uniformité ? Voilà qui est typique des sociétés fortement hiérarchisées : il ne s’agit pas de reconnaître l’autre comme mon égal mais l’autre comme mon semblable, ce qui est bien différent. Tandis que l’égal peut être n’importe qui quels que soient son rang, sa fortune ou son origine sociale, le semblable fait partie du même groupe d’appartenance que moi.
En France, l’égalité de droit est couplée à une distinction de fait, ce qui n’est pas le cas au Danemark, pour reprendre l’exemple du début. Comme le rappelle Balzac, en France, tout est dans les nuances. Même si les protocoles vestimentaires se sont fortement simplifiés pour se limiter au milieu professionnel et aux cérémonies, ils n’en restent pas moins ancrés dans la société française.
Pour en prendre conscience, il suffit de prendre le matin à l’heure de pointe la ligne 2 du métro parisien, celle qui suit un parcours semi-circulaire au nord de Paris (cliquez pour l’agrandir) :
De voyageurs habillés casual de Nation à Belleville, vous passez à l’incroyable diversité ethnique et vestimentaire de Belleville à Place de Clichy. Ambiance décontractée, contacts chaleureux et conversations bruyantes. Puis, de Clichy à Charles de Gaulle-Etoile, la population de la ligne “blanchit” et s’uniformise considérablement, costumes, cravates et tailleurs se multiplient à l’approche de la correspondance avec La Défense. De Charles de Gaulle-Etoile à Porte Dauphine, les voyageurs se raréfient, les costumes et tailleurs appartenant en majorité aux employés et commerçants des beaux quartiers. Ambiance feutrée, observation distante, mépris pour le mal fagoté. Autrement dit, la ligne 2 est comme une traversée de la société française sur 12 400 mètres…
La cravate dans le monde : quelques éléments
On l’a vu avec l’exemple du Danemark, le port de la cravate n’est pas aussi systématique ailleurs qu’en France. Globalement, la cravate sera portée plus fréquemment dans les pays où prédominent une forte distance hiérarchique, une distinction professionnelle entre hommes et femmes, une personnalisation du pouvoir.
Mais le port de la cravate ne signifie pas forcément une distinction individuelle. Dans les pays collectivistes tels que le Japon ou la Corée du Sud, le costume-cravate s’apparente à l’uniforme social indispensable pour être intégré dans l’entreprise. Dans ces cas-là, aucune touche d’originalité n’est permise. Il s’agit d’entrer dans un ordre où la personnalité individuelle doit s’effacer devant les intérêts de l’entreprise. Les collègues d’un même niveau hiérarchique ne doivent pas se différencier. Notons que c’est pour la même raison que dans les pays scandinaves on ne porte pas la cravate au travail. Mais ces derniers pays sont fortement individualistes et marqués par des valeurs dites féminines (égalité homme/femme, solidarité, esprit d’équipe, faible distance hiérarchique).
Signe de pouvoir, la cravate est également un indice culturel. Elle est le symbole vestimentaire de l’Occident. C’est justement pour cette raison qu’elle est portée ostensiblement par des employés de cultures non-européennes comme gage de sérieux et de crédibilité. Mais c’est aussi pour cette raison qu’elle est rejetée dans certains pays. Un Saoudien ne saurait s’habiller en Arabie autrement qu’en tunique blanche (« thob ») même s’il revêtira le costume-cravate lors de ses déplacements à l’étranger. Suite à la révolution islamique de 1979, l’Iran a banni la cravate comme symbole de l’occidentalisation du pays. Des milices armées de ciseaux sillonnent alors les rues pour castrer les cravates récalcitrantes…
Un puissant marqueur social et culturel
Outre la masculinité, la cravate renvoie donc à deux dimensions fondamentales de l’existence sociale :
1) Le rapport au pouvoir. Si le port de la cravate indique une distinction sociale et une situation professionnelle, le refus de son port peut signifier une révolte contre la société et le monde du travail. Mais ne pas porter de cravate quand on appartient aux hautes sphères du pouvoir peut également signifier le contraire : je suis si puissant que je n’ai plus besoin de le montrer…
2) La représentation de soi. Le port de la cravate fait partie de la mise en scène de soi comme incarnation d’une instance supérieure, la Réussite, l’Argent, l’Entreprise, etc. Tout en personnalisant le statut, elle dépersonnalise paradoxalement celui qui la porte. Ce n’est pas un morceau de tissu qu’il a autour du cou, c’est un supplément d’être. Tout dépend alors s’il en fait une part de lui-même ou un jeu avec lui-même. Il ne le saura que lorsque, parce que chômeur, retraité ou… expatrié au Danemark, il ne pourra plus porter sa cravate. Est-ce une part de lui-même ou de sa garde-robe qu’il aura perdue ?
Sur le thème du code vestimentaire au travail, je vous invite à consulter sur ce blog: Déshabillons le code vestimentaire!
Sur le thème de la mise en scène de soi dans le contexte professionnel, vous pouvez lire également sur ce blog L’art du caméléon: enjeux culturels, L’impression de compétence ou d’autorité et L’autre dimension cachée: la théâtralité.
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Article très intéressant ! Il faut dire que les codes vestimentaires sont un sujet inter-culturel quasi inépuisable…
Quelques observations personnelles :
En Norvège, comme au Danemark, la tenue de travail est en général ‘décontractée’ : pas de costume, pas de cravate, sauf réunions formelles avec des clients ou partenaires, et encore. Par contre, pour sortir le soir, ne serait-ce que pour aller au restaurant, les Norvégiens se mettent sur leur ‘trente-et-un’ : veste, cravate. Les Français en poste là-bas se distinguent par leurs habitudes vestimentaires en parfait négatif : formel au boulot, décontracté au restau… La plupart de nos collègues y sont habitués et ne font plus guère attention, mais le contraste est frappant au début, et si on se trouve avec des Norvégiens n’ayant pas l’habitude de côtoyer des Français, le message peut être assez mal interprété !
Une autre dimension sensible est celle de la profession : dans les entreprises à forte proportion d’ingénieurs par exemple, on peut observer que ces derniers adoptent volontiers une tenue plus décontractée (‘opérationnelle’) que leurs collègues des départements financiers, plus adeptes du costume gris foncé et de la cravate systématique. Les seconds sont en général gentiment moqués par les premiers : l’image d’Epinal du banquier en costume trois-pièces n’est pas loin !
Quoiqu’il en soit, les habitudes vestimentaires sont parfois difficiles à changer, tant elles finissent souvent par faire partie de la personne : tel habitué de la cravate ne sera à l’aise qu’en la sentant bien serrée autour de son cou, tel professeur habitué à enseigner en blouse blanche avouera se sentir ‘tout nu’ le jour où il l’a oubliée, et se réfugiera sous son imperméable durant l’heure de cours !
En tant qu’expatrié, comment faire ? Faut-il, comme les femmes américaines au Yémen, porter le voile, alors que ceci n’est pas requis pour les étrangères ? Ne risque-t-on pas, en voulant ‘faire comme’, soit de perdre son autorité qui peut dépendre du statut d’expatrié, comme le rapportent certains qui, après avoir fait l’effort d’apprendre le Thai, ne trouvent plus chez leurs interlocuteurs la même déférence qu’un Farang ‘véritable’ ? Ne risque-t-on pas de se ridiculiser en voulant imiter les locaux, plutôt que de garder ses propres habitudes ? Voir d’être perçu comme moqueur des habitudes locales, si on les adopte mais que c’est visiblement artificiel et mal assumé ? A chacun de faire le choix qui convient en fonction des circonstances qu’il est capable de percevoir…
Une seule chose est certaine : on se trompe toujours un jour ou l’autre quand on change d’environnement régulièrement ! Dans ce cas, le recul par rapport à la situation et une bonne dose d’humour peuvent sauver la situation, mais là nous arrivons sur un tout autre sujet…
Comme vous le signalez Robin, il ne sert à rien de “singer” les coutumes vestimentaires locales… le ridicule n’est jamais loin. Mais il faut prendre en compte un minimum de paramètres pour ne pas être à “contretemps” vestimentaires comme les Français en Scandinavie qui se formalisent au travail et se relâchent lors d’une soirée privée… Si l’on est une femme en Inde, prendre garde au fait qu’une robe colorée sera plus appréciée qu’un pantalon, sans pour autant se mettre au sari! Idem dans bien des pays africains.
Pour l’anecdote, quand j’anime une formation en France pour un groupe d’une quinzaine de cadres, je prends garde à ne pas porter de cravate sans pour autant être “casual”. En effet, pour que leur parole se libère (ah faire parler les Français sur leurs difficultés et faiblesses…), il ne faut pas apparaître distant ou autoritaire dans son apparence, et il ne faut pas non plus adopter le look “consultant” qui vient délivrer la sainte parole. En revanche, cravate obligatoire quand je m’adresse à un public de Chinois…
Le “costume-cravate” est effectivement le bleu de travail du cadre… mais dit d’une façon bien observée et documentée. Intéressant.
Il n’y a pas qu’en Iran qu’on coupe les cravates. Cela existe en Allemagne, c’est même une des manifestations du Carnaval des femmes (Weiberfastnacht). Expatrié à Düsseldorf il y a quelques années, ma surprise avait été grande, entrant dans mon austère agence bancaire le jour du jeudi gras, de voir scotché au guichet un bel assortiment de cravates coupées. Pas de côté ou grain de folie, c’est aussi ça l’Allemagne.