Je suis intervenu le 28 novembre au colloque « L’interculturalité au prisme des actions militaires » organisé à l’Ecole militaire par l’EMSOME (état-major spécialisé pour l’outre-mer et l’étranger) à l’initiative de son commandant, le général Philippe Delbos. L’intitulé de mon intervention était: Former à l’interculturalité: enjeux, formats, défis.
Je vous propose ici une version rédigée de mes notes pour cet exposé de quinze minutes. J’avais pour objectif de partager des retours d’expérience issus du monde civil afin de lancer la discussion avec le public nombreux (plus de 300 inscrits) et de proposer des éléments de réflexion aux acteurs du domaine militaire.
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La culture de l’interculturel
Je tiens à remercier l’EMSOME pour l’organisation de ce colloque – et tout particulièrement son commandant, le général Delbos, avec lequel les échanges en amont de cet événement ont été très enrichissants. La présence d’un public aussi nombreux et aussi divers est la meilleure preuve de l’importance du sujet, peut-être aussi de son urgence, dans un monde à la complexité grandissante.
J’interviens ici en tant qu’acteur issu du monde civil, étant à 90% de mon temps formateur en entreprise et à 10% enseignant sur les enjeux interculturels.
L’interculturalité, cela commence d’abord avec l’interdisciplinarité, et elle s’enrichit avec le dialogue entre les acteurs de différents domaines pour croiser et partager outils d’analyse, études de cas, recommandations. Ce qui se joue là, c’est le développement et la promotion de la culture de l’interculturel. Il faut insister ici sur un point important :
- Si nous ne pratiquons pas l’interculturalité entre nous, sur le plan national, nous ne le ferons pas avec les autres, à l’international.
Or, nous souffrons en France d’un cloisonnement entre les disciplines qui empêchent par exemple la rencontre entre les sciences humaines et les sciences de gestion. Ce cloisonnement se retrouve à une autre échelle quand on considère le monde académique et le monde de l’entreprise. Et il est encore plus flagrant quand il concerne le monde civil et le monde militaire.
Ce n’est pas un constat désolant. Il doit seulement nous inciter à identifier nos points forts et nos points faibles, lesquels sont culturellement marqués, pour activer les bons leviers et lutter contre les obstacles afin de développer cette si nécessaire culture de l’interculturel.
Deux retours d’expérience
Je vais partager avec vous deux retours d’expérience de la formation en entreprise et en tirer quelques enseignements et réflexions sur les formats, défis et enjeux qui peuvent trouver un écho dans le contexte militaire.
La première anecdote concerne une demande de formation que j’ai reçue il y a quelques années de la part d’une entreprise au sujet de laquelle je ne donnerai pas de détails. Vous comprendrez pourquoi en prenant connaissance de cette demande :
« Monsieur, nous souhaitons vous solliciter pour un séminaire sur les enjeux interculturels des zones Europe, Asie, Afrique, Amérique du Nord, Amérique du Sud, abordant us et coutumes, écueils à éviter, pratiques commerciales, procédures douanières, ainsi que langue, décalage horaire, démographie, religion, infrastructures, données politiques, type de régime, données économiques, présentation du commerce extérieur.
Prévoir également un exercice ludique pour trente participants. »
Le tout à traiter en… 1h.
La deuxième anecdote se rapporte à une formation sur un environnement multiculturel pour une entreprise dont une des équipes françaises travaille au quotidien avec des collègues basés aux Etats-Unis, au Brésil, au Japon, en Inde et en Chine. L’objectif était d’identifier les défis de communication et coopération entre ces équipes et de faire en sorte qu’elles fassent elles-mêmes des propositions d’actions à mettre en œuvre pour améliorer leur relationnel professionnel.
La première étape a consisté à former séparément les Français, puis les Américains et Brésiliens, et enfin les Asiatiques pour partager avec eux des outils de décryptage des relations interculturelles et de parvenir en fin de formation à ce que chacun de ces groupes établissent une liste de défis qu’ils rencontrent quand ils travaillent avec leurs collègues étrangers.
L’analyse des listes a permis d’établir qu’entre ces équipes il y avait six sujets majeurs de malentendus, certains liés à la culture professionnelle, d’autres à la culture d’entreprise, d’autres encore à l’influence de la culture nationale sur les deux précédentes. Les sujets étaient les suivants :
1. La communication écrite et orale
2. La conception de l’organisation matricielle
3. La prise de décision
4. Lancer et gérer un projet
5. Comment exprimer le feedback positif/négatif?
6. Que signifie « entreprise globale » ?
Lors de la deuxième étape, un atelier est organisé avec cette fois-ci toutes les équipes en présence. Répartis en six groupes multiculturels se rapportant chacun à un défi particulier, les participants s’expliquent mutuellement leurs pratiques, et font des propositions pour améliorer le relationnel et identifier des pratiques communes. D’heure en heure, ils changent de groupe, discutent les propositions des groupes précédents et les enrichissent de nouvelles propositions. En fin de journée, on obtient six listes très denses de propositions concrètes.
Enfin, la troisième étape consiste en une réunion en comité de direction en présence des représentants des pays concernés et les propositions sont passées en revues pour décider ce qui doit être mis en œuvre immédiatement ou ultérieurement. Pour chacune, on définit les modalités du suivi des décisions et actions concernées.
Trois grandes différences entre les deux cas
1. Le facteur temps
Par définition, une formation n’est pas une conférence, ni un cours : il s’agit certes de d’enrichir ses connaissances mais aussi et surtout de développer des compétences. Dans le premier cas, la demande mélange conférence et formation dans un laps de temps impossible (1h). C’est l’occasion de rappeler ici qu’en France, on reste encore souvent sur l’idée que savoir signifie savoir-faire (une idée elle-même culturellement marquée dont il faudrait faire l’histoire et l’analyse).
Le temps qu’une organisation est prête à consacrer à la formation interculturelle dépend aussi d’une autre dimension : quelle place et quelle valeur accorde-t-elle aux compétences non-techniques ? Autrement dit, quel est le degré de maturité dans la prise en compte du facteur humain, et sein de celui-ci du facteur culturel ? (Je signale ici un dommage collatéral: si on ampute en amont les compétences techniques de leur compléments non-techniques, l’un des risques en aval, c’est d’avoir de piètres performances en matière d’innovation non technologiques.)
Mais la question du temps, ce n’est pas seulement la durée de la formation. C’est aussi le moment où elle intervient. En général : la demande intervient après des malentendus, des difficultés, des conflits ; rarement avant, pour anticiper. Là aussi, il faudrait s’interroger sur notre réticence à prévenir, alors même chacun sait qu’il est plus coûteux et difficile de guérir.
2. Le budget
Le temps, c’est de l’argent : la formation interculturelle demande une implication forte du personnel encadrant et des participants, et a un coût de préparation, d’animation, de suivi. D’où la tentation de compresser le temps de formation. Mais apprend-on à nager en 1h ? A ceux qui estiment que la formation coûte trop cher, il suffit de conseiller l’ignorance et l’incompétence.
Ceci dit, la formation interculturelle reste encore un luxe :
- de grandes entreprises (les PME dépendent de l’offre des CCI qui, parfois, proposent des ateliers sur les enjeux interculturels, mais elles ne savent pas fonctionner elle-même en mode réseau pour identifier et mutualiser des besoins communs pour ensuite déployer des formation interentreprises),
- d’entreprises occidentales (mais des acteurs non-occidentaux réfléchissent à optimiser leur approche de l’international en intégrant l’interculturalité, par exemple des entreprises marocaines qui se tournent de plus en plus vers les pays d’Afrique de l’Ouest).
3. La définition de l’objectif
Dans le premier cas, l’objectif n’est pas défini, si ce n’est d’apporter un vernis de culture générale. Dans l’autre, l’entreprise a défini un objectif global de coopération plus efficace divisé en sous-objectifs à chaque étape de la formation.
Or, c’est la définition de l’objectif qui détermine le besoin en information et en compétence. Ainsi, de quelles informations et compétences ai-je besoin si l’objectif est:
- de renforcer la cohésion d’équipes basées dans différents pays ?
- de s’implanter dans un nouveau pays?
- d’adapter mon produit, mes services, ma campagne publicitaire?
- de former et de procéder à l’international à du transfert de savoir-faire?
- d’argumenter et convaincre dans le cadre d’une stratégie d’influence?
Une gestion des risques
La formation interculturelle ne doit pas être conçue comme un simple apport de culture générale ou la satisfaction de notre curiosité pour les cultures étrangères. Elle comprend une dimension « stratégique » visant à développer et/ou sécuriser l’activité d’une organisation à l’international. Et dans la mesure où elle prévient les malentendus, démine les conflits et de manière générale est une des conditions du succès à l’international, elle est une forme de « gestion des risques ».
A Bercy, il y a le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Economiques (SISSE) qui assure le pilotage interministériel de la politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la France:
Dans la section Documentation du site internet, on trouve le référentiel de l’intelligence économique, un document qui détaille la doctrine française de l’intelligence économique. A la rubrique « gestion des risques », on peut lire la phrase suivante :
C’est la première fois que l’enjeu interculturel est intégré dans la gestion des risques. C’est une avancée majeure pour une approche plus mature du relationnel à l’international, défini dans l’horizon opérationnel des organisations.
Ainsi, voilà ce qui nous réunit, militaires et civils, dans le développement d’une culture de l’interculturel:
- la nécessité d’anticiper sur les interactions culturelles,
- l’identification de nos points forts et points faibles, des opportunités et des défis, dans le développement des compétences interculturelles,
- la définition des objectifs et des formats comme fondements des actions de formation,
- enfin, la conscience que cette approche interculturelle s’insère dans une dimension de l’action au sein de laquelle elle complète d’un côté l’approche stratégique et d’un autre côté la gestion des risques, que ce soit sur les théâtres d’opérations économiques pour les uns ou sur les théâtres d’opérations extérieures pour les autres.
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Quelques suggestions de lecture:
- Intelligence culturelle : essai de définition
- Comment former à l’interculturalité ? – contribution à Brennus 4.0
- Un pas en avant pour l’intelligence culturelle
- Participation au colloque “L’interculturalité au prisme des actions militaires” (le 28/11, ouvert à tous)
- Propositions pour un dispositif interne de management interculturel
- Pourquoi parler de « risques » interculturels ?
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