N’en parlons pas (trop)
« Personne ne le dit, mais tout le monde le sait, en France, parler d’argent est de la dernière vulgarité. » Ted Stangers, Sacrés Français ! Un Américain nous regarde, p.87
Cette phrase de Ted Stangers ouvre un chapitre très amusant intitulé En France, l’argent a une odeur. Il rassemble différentes anecdotes qui montrent combien parler d’argent est pour nous une « hantise congénitale » et un « sujet déplaisant ». On pourrait ajouter : sauf lorsqu’il s’agit de dénoncer l’argent. On l’a vu dernièrement avec le projet d’imposition à 75% des revenus supérieurs à 1 million d’euros, le plafonnement des salaires des dirigeants des entreprises publiques ou le débat récurrent sur le salaire des joueurs de football.
Dans ces cas précis, les Français parlent d’argent. Si leur parole se libère, c’est qu’il ne s’agit pas de l’argent de tout le monde mais de celui d’une minorité de « privilégiés », de « fortunés », de « nantis ». Autrement dit, l’argent dont il est question ici, c’est l’indice d’une inégalité perçue – à tort ou raison, là n’est pas la question – comme injuste, voire immorale. En fait, c’est le rappel douloureux d’une réalité qui ne correspond pas à la France telle qu’elle se conçoit idéalement, ainsi que le note Ted Stangers :
« En définitive, la société française est bien fondée, comme les autres, sur l’argent, mais il n’est pas bon de le dire. Parler argent, cela implique de recourir aux chiffres, et les chiffres, eux, ne mentent pas. Ils sont là pour rappeler que les Français ne sont pas tous égaux. » (Sacrés Français!, p.96)
Par conséquent, il devient extrêmement complexe d’aborder le sujet en famille, avec des amis ou au travail. On peut très bien avoir un proche ou un ami depuis vingt ans sans rien connaître de ce qu’il gagne. Le simple fait de ne jamais aborder le sujet sera d’ailleurs perçu comme une preuve de savoir-vivre. Parler d’argent, c’est vulgaire, indécent, signe d’intérêt et de cupidité.
En situation de recherche d’emploi, cette réticence a des effets pervers redoutables. Tout se passe comme s’il fallait montrer au recruteur qu’on recherche un travail, et non pas un salaire. D’ailleurs, le recruteur se garde bien de préciser la rémunération proposée dans le détail de l’offre d’emploi. « Selon profil et expérience » est bien souvent la seule indication. Si l’entretien est obtenu, il faut alors déployer des ruses diplomatiques pour obtenir ce secret d’Etat, tout en ayant malgré soi la désagréable impression de passer pour un pervers polymorphe.
Anecdote personnelle (1) : « Nous vous enverrons un chèque »
Le savoir doit être désintéressé, sinon son noble but (instruire) est pollué par un second (gagner de l’argent). On soupçonne alors celui qui partage son savoir de le faire à des fins d’enrichissement personnel, et non pour enrichir intellectuellement les autres. Dans notre système de pensée dualiste, on ne parvient pas à penser la conciliation entre les deux options. Il y a donc une suspicion qui s’instaure par rapport à toute commercialisation du savoir et une réticence à rémunérer l’expertise.
Il y a deux ans, j’ai été invité à participer à une table ronde dans le Jura suisse. Il s’agissait de débattre pendant une heure et demie avec des PME locales de la place de l’anglais et du multilinguisme dans l’entreprise. Cet événement était organisé par une petite association culturelle lyonnaise, elle-même présidée par un directeur de théâtre extrêmement dynamique. Elle prenait en charge le déplacement et l’hébergement.
Ce genre d’événement n’entraîne pas de grande préparation de ma part. Il s’agit cependant de mobiliser du temps pour pouvoir y participer. Souvent, je dois décliner, faute de temps et sachant que ces petites structures n’ont pas les moyens de rémunérer les intervenants. Dans ce cas précis, le dynamisme de cette association et l’intérêt pour le sujet m’ont fait répondre favorablement.
« Nous vous enverrons un chèque de 100 euros pour cette animation », m’a alors annoncé un des organisateurs.
Certains d’entre vous penseront que c’est bien payé pour 90 mn d’animation, d’autres estimeront que c’est tout à fait symbolique si l’on considère le temps de déplacement et ce que rémunère normalement une entreprise pour ce genre de prestation. Pour ma part, je ne m’attendais pas à une rémunération quelconque venant de cette toute petite structure et j’ai apprécié la démarche.
Anecdote personnelle (2) : « Aucune rémunération n’est prévue »
J’ai d’autant plus apprécié que, quelques mois auparavant, j’étais contacté par l’association des anciens d’une grande école qui souhaitait organiser une conférence. En plus de leur cotisation annuelle, les membres paient 70 euros pour assister aux événements de leur association, lesquels peuvent réunir entre 100 et 300 personnes. La préparation de cette conférence de 90 mn me demandait cette fois-ci un travail considérable, environ une douzaine d’heures.
Mais le sujet était intéressant et le défi en valait la peine… jusqu’à ce que je pose la question qui fâche : « Qu’en est-il de la rémunération ? » Réponse à la fois outrée et embarrassée de l’interlocuteur : « Aucune rémunération n’est prévue… c’est l’occasion de vous exprimer dans un cadre prestigieux. » Ah bon ? Et c’est avec du prestige que je vais payer mon loyer ? Je me suis permis de demander en toute innocence: « Mais quel va être votre bénéfice sur cet événement ? – Voyons, Monsieur !… » C’est tout vu, je ne me suis pas exprimé dans un cadre aussi prestigieux.
Aucune rémunération n’est prévue… Cette réponse, je la connais très bien. Elle se décline selon différentes variantes. J’en ai fait une collection :
- La pureté morale: « Avant tout, cela doit rester une rencontre intellectuelle. »
- L’expression de dégoût: « Ce n’est pas dans nos habitudes. »
- Le renvoi au règlement: « Ce n’est pas dans notre politique. »
- L’alibi intellectuel: « Cela ne fait pas partie de notre philosophie. »
- L’élévation spirituelle: « Ce n’est pas dans l’esprit de cet événement. »
- La recherche de complicité: « Notre objectif, c’est un échange désintéressé. »
- L’aveu de sincérité: « Nous n’avons pas prévu de budget à cet effet. »
Pour ma part, il me semble qu’il n’y a rien d’indécent ni d’insolite à considérer que la production d’expertise est un travail. La compréhension des besoins, la recherche documentaire, le traitement et le croisement des sources, le long chemin de l’analyse et de la synthèse, la mise en forme de l’information, la prestation orale, la réponse aux attentes et l’apport d’éléments de décryptage et de résolution, voilà qui exige de nombreuses heures, des dizaines d’heures de travail – et ce travail ne peut pas être gratuit mais doit être reconnu financièrement.
Et le travail sur ce blog ?
A ce jour, j’ai mis en ligne 214 articles depuis septembre 2009, en très grande majorité des analyses et études de cas. Avec une moyenne (très) basse de 10h de préparation par article, cela représente plus de 2 000 heures de travail. Comme je l’ai expliqué récemment, l’objectif consiste à décrypter la complexité culturelle de certains phénomènes économiques et sujets d’actualité (cf. Approche de la complexité culturelle : grille de lecture).
Dès la création du site, j’ai fait le choix de partager un contenu gratuit et de ne pas mettre de bannière publicitaire sur le blog. Il y a cependant une séparation nette entre ce qui est mis en ligne gratuitement et ce qui est commercialisé pour les formations, cours et conférences : tout ne peut pas être publié et c’est bien compréhensible.
Mais le plus important est le partage d’expertise. Il est tout à fait déplorable que cette démarche ne soit pas plus fréquente sur le web français. La rétention d’expertise la rend du même coup invisible, comme si elle était enfermée dans un coffre-fort. Par exemple, je m’étonne que sur de nombreux sujets je trouve plus d’information, de rapports et études sur des sites canadiens que sur des sites français. Pour s’en rendre compte, il suffit par exemple de faire une recherche sur la culture de la sécurité dans l’aéronautique, sur l’intelligence culturelle dans le cadre des opérations militaires ou sur la diplomatie publique et l’influence culturelle…
L’expertise française existe-t-elle sur ces sujets ? Certainement, si on sait où elle se trouve. Assurément dans les rayons des librairies et des bibliothèques, dans les cours magistraux dispensés par des spécialistes pour des étudiants spécialisés, dans des articles payants et publiés dans des revues imprimées ou en ligne – mais trop rarement en accès libre et gratuit sur internet.
Le terme de vulgarisation est victime de ses premières syllabes. Rendre de l’expertise accessible au plus grand nombre n’est pas un objectif vulgaire au sens d’un abaissement moral ou d’un appauvrissement intellectuel, mais un vrai défi et, finalement, un enjeu de société. La gratuité de ce travail ne signifie pas non plus désintéressement. Oui, il y a un intérêt – professionnel, financier, relationnel – à produire des analyses et études de cas, tout comme il y a un plaisir à les partager.
Ce couple plaisir/intérêt est indissociable, même s’il est déséquilibré par une hypertrophie du premier par rapport au second !
* * *
Quelques suggestions de lecture:
- Accidents, crashes et catastrophes : 5 articles pour frissonner cet été
- L’absurde lucidité de certaines entreprises sur leurs défaillances interculturelles
- Interview sur France 24: Coca-Cola, le global et le local
- 4 exemples d’exotisme linguistique (petites laideurs et grosses erreurs)
- Paris : l’imaginaire japonais et la réalité
- Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – entretien pour le Centre Algérien de Diplomatie Economique
Excellent,
Bravo et merci pour votre travail 😉
Claude
Merci Claude, voilà qui encourage à poursuivre!…