Points de vue

Chaque usage a sa raison – ou leçon de Montaigne sur le voyage et la rencontre avec l’autre

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“Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages.” (traduction de la citation figurant tout en haut de l’image)

La littérature et la culture

Pour débuter cette année 2014, je souhaite partager avec vous un très beau texte de Montaigne. Cela fait plus de deux ans que je garde ce texte sous le coude, hésitant à le mettre en ligne, pensant stupidement qu’un texte littéraire du XVIème siècle fera fuir ceux qui ont pris l’habitude de s’informer ici sur les cas d’entreprise, et ceux qui ne partagent pas le même goût pour la littérature.

Pensée stupide en effet, car nul ne peut se dire intéressé par les enjeux interculturels sans croiser différents champs du savoir. Et nul ne peut étudier les facteurs culturels sans se préoccuper d’abord du facteur humain. Or, la littérature en est le champ d’exploration privilégié, avec les sciences humaines. Mais, par rapport à ces dernières, elle a une autre dimension, elle ne se contente pas d’explorer, elle exprime également. En ce sens, la littérature donne des clés sur le facteur humain tout en exprimant en même temps quelque chose au sujet d’une culture.

Les Essais de Montaigne m’ont suivi et me suivent partout. La lecture de quelques pages a toujours suffi à ranimer le meilleur de la culture française, que ce soit dans le désert saoudien ou dans le vacarme de Séoul. Je ne sais ce qu’est un Français, être français ou la mentalité française, mais il m’a toujours semblé évident que Montaigne – avec bien d’autres auteurs (Voltaire, Chamfort, Crébillon fils, Balzac, Flaubert, Proust, etc.) – était un compagnon essentiel pour porter en soi quelque chose de la culture française.

L’extrait ci-dessous est très célèbre. Il provient du magnifique chapitre 9 du livre III, De la vanité. Montaigne y parle de sa pratique du voyage et de la rencontre avec les étrangers. C’est aussi le passage de la fameuse citation: “un honnête homme, c’est un homme mêlé”. Montaigne en profite également pour se payer les hommes de cour, en faisant un parallèle entre ces derniers qui ne quittent pas leur milieu et les voyageurs qui ne vont à l’étranger que pour rencontrer leurs compatriotes. C’est un texte très riche et extrêmement actuel.

Par ailleurs, je conseille fortement l’édition des Essais chez Arléa. Le français a été modernisé en grande partie, et les citations latines ont été directement traduites, ce qui soulage le lecteur des insupportables notes de bas de page ou, pire, des notes en fin de volume qui transforment la lecture en véritable calvaire.

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J’ai la complexion du corps libre, et le goût commun autant qu’homme du monde. La diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d’olive, chaud ou froid, tout m’est un, et si un, que vieillissant, j’accuse [accentue] cette généreuse faculté, et aurais besoin que la délicatesse et le choix arrêtassent l’indiscrétion [avidité] de mon appétit et parfois soulageassent mon estomac. Quand j’ai été ailleurs qu’en France, et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers.

J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs: il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure: les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares puisqu’elles ne sont françaises? Encore sont-ce les plus habiles qui les ont reconnues, pour en médire. La plupart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu.

Ce que je dis de ceux-là me ramentait [rappelait], en chose semblable, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte, nous regardent comme gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Otez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à eux. On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé.

Au rebours, je pérégrine [voyage] très saoul de nos façons, non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai assez laissé au logis) ; je cherche des Grecs plutôt, et des Persans ; j’accointe ceux-là, je les considère ; c’est là où je me prête et où je m’emploie. Et qui plus est, il me semble que je n’ai rencontré guère de manières qui ne vaillent les nôtres. Je couche de [m’avance] peu, car à peine ai-je perdu mes girouettes de vue.

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