« Il est plus aisé de soulever un village de mécontents que d’en modifier les habitudes ; et, sans doute, plus facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que des techniciens assez psychologues pour être efficaces. » Nicolas Bouvier, L’usage du monde
Tabriz, hiver 54
Hiver 1953-1954, Nicolas Bouvier et son compagnon de route, le peintre Thierry Vernet (respectivement à gauche et à droite sur la photo) se retrouvent bloqués à Tabriz, capitale de l’Azerbaïdjan iranien. Le froid a rendu impraticable la route qui descend vers le sud de l’Iran en direction de Téhéran. Voilà qui ne déplaît pas forcément aux deux hommes partis en voiture en juin 1953 depuis la Yougoslavie pour un périple devant les mener en décembre 1954 en Afghanistan. Quand le voyage tient plus de l’errance et de la rencontre que de la performance ou du tourisme, les désagréments sont autant d’occasion d’expériences et de découvertes. C’est un autre rapport au temps et à l’espace, un autre rapport aux hommes et à leurs cultures.
En 1963, Nicolas Bouvier publie le récit de ce voyage, désormais un classique, L’usage du monde. « Je ne suis pas un écrivain qui voyage, je suis un voyageur qui écrit », affirme-t-il ainsi dans une émission du Cercle de minuit consacrée aux explorateurs. Un extrait de son entretien avec Laure Adler est disponible ici. Ses voyages ont nourri une œuvre littéraire essentielle, constituée de récits et de poésies, mais également une œuvre photographique de grande qualité, dont vous pouvez voir une rapide présentation ici.
Durant les six mois qu’ils vont passer à Tabriz, Bouvier et Vernet rencontreront notamment Roberts, un Américain, ingénieur conseil du « Point IV », un organisme américain d’assistance technique. Roberts est chargé d’étudier la construction de dispensaires et d’écoles dans les villages autour de Tabriz.
Lors de leur première rencontre, Roberts vient d’arriver depuis six semaines seulement en Iran. Nicolas Bouvier le décrit comme étant « plein d’optimisme, avec ce trait américain si plaisant mais si exotique ici, qui est de faire confiance tout de suite ». Quelques mois plus tard, l’optimisme a disparu :
« Il n’était plus le même. Perdu son bel entrain. Un soir que je lui demandais ce qui clochait : – Tout… c’est tout ce pays qui ne va pas. Il revenait d’une tournée d’inspection dans un village ; en un mois les travaux n’avaient pas avancé et les paysans l’avaient mal reçu. »
En effet, l’ingénieur américain était reçu à coups de pierre par les enfants, les matériaux de construction entreposés dans les villages avaient disparu, la population locale manifestait une hostilité grandissante, le dialogue était interrompu, plus personne ne voulait se mobiliser pour participer au projet de construction de l’école. Que s’est-il passé ?
Le « Point IV » : mise en perspective historique
Programme d’aide au développement lancé par le président Truman, le Point IV tire son nom du discours d’inauguration de Truman comme président des États-Unis, le 20 janvier 1949. Le quatrième point de ce discours concernait le développement des régions sous-développées du monde. A cette occasion, Truman accorde une publicité inédite à la récente expression de « sous-développement » (l’expression «tiers monde» sera, elle, inventée en 1952, par le démographe Alfred Sauvy), ce qui marque à la fois l’émergence d’une conscience de la pauvreté dans le monde et la revendication d’un devoir moral de prise en charge dans une version moderne de la « mission civilisatrice » :
«Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens dans le monde vit dans des conditions voisines de la misère. Ils n’ont pas assez à manger. Ils sont victimes de maladies. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères.»[1. Passage cité dans un article de la revue Hérodote consacré à l’émergence du « sous-développement]
Notons que ce programme a des visées bien plus vastes que le devoir moral d’assistance. En 1949, il s’agissait pour les Etats-Unis d’anticiper sur la fin du plan Marshall de redressement de l’Europe. Or, à la fin de ce programme, les importations des pays européens de produits en provenance des États-Unis allaient mathématiquement se réduire. L’idée était donc de promouvoir l’investissement privé dans les pays sous-développés en les assistant afin qu’ils prennent le relai dans la circulation des capitaux américains…[2. Un article de 1950 de la revue Politique étrangère fait une analyse remarquable des enjeux stratégiques du programme Point IV, disponible ici.]
Ainsi, jusqu’à nos jours, la grille de lecture du monde ne tiendra pas aux différences culturelles mais aux différences de développement : il y a des pays développés, des pays en développement et des pays sous-développés, ces deux dernières catégories étant établies par comparaison avec la première. Les critères d’appréciation seront donc économiques, techniques, sanitaires. Quant aux critères culturels, ils seront ramenés aux degrés d’alphabétisation et d’accès à la connaissance, étant entendu encore une fois que ces deux dimensions sont évaluées par rapport aux standards des pays développés.
La spécificité des cultures locales est laissée au second plan devant la nécessité de se moderniser, la promotion des investissements privés et la lutte contre le communisme. Nicolas Bouvier remarque ainsi que le programme Point IV en Iran est semblable à une maison à deux étages où l’on poursuit des activités divergentes :
« Au premier, à l’étage politique, on s’occupait à combattre la menace communiste en conservant – par les moyens traditionnels de la diplomatie : promesses, pressions, propagande – un gouvernement honni et corrompu, mais de droite, au pouvoir. Au second, à l’étage technique, une large équipe de spécialistes s’employaient à améliorer les conditions de vie du peuple iranien. »
Ce n’est pas le sujet de s’occuper ici du premier étage, même s’il faut souligner au passage combien ces activités « diplomatiques » ont marqué les peuples qui en ont fait les frais. Encore une fois, la mémoire de ces événements est bien plus vive et durable chez ceux qui les ont subis que chez ceux qui les ont commis. Voyez par exemple mes analyses concernant la France en Guinée Conakry dans l’article La Guinée au cœur d’enjeux stratégiques majeurs.
Roberts ou la faillite occidentale
L’ingénieur Roberts appartient donc à l’étage des activités techniques. Nicolas Bouvier le décrit comme « un scientifique, mais aussi un homme ouvert et bienveillant auquel l’idée de faire un travail aussi utile souriait énormément ». Il arrive enthousiaste en Iran pour construire des dispensaires et des écoles. Quoi de plus exaltant et valorisant en effet ? Somme toute, Roberts ressemble à des milliers d’autres Occidentaux qui se sont engagés et s’engagent encore dans des causes humanitaires.
Le projet de construire une école est le plus à même de fédérer les énergies et de s’attirer la sympathie des populations locales. Du moins c’est ce que pense Roberts. Nicolas Bouvier note d’ailleurs qu’ « au nombre des Droits de l’homme, aucun ne lui paraît aussi plaisant que le droit à l’instruction ».
Mais cette priorité accordée à l’instruction n’est pas aussi évidente ailleurs. Nicolas Bouvier repère justement dans la démarche de Roberts et du Point IV un tropisme américain qui ne s’accorde pas avec la réalité locale :
« Aussi, dans la recette du bonheur américain, l’école joue-t-elle un rôle primordial, et dans l’imagination américaine, le pays sans école doit-il être le type même du pays arriéré. Mais les recettes du bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et ici, l’Amérique n’avait pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle comprenait mal. C’était l’origine de ses difficultés. »
Dès lors, cette faillite américaine dépasse le cadre des États-Unis, c’est dans un sens plus large la faillite occidentale dans la mesure où elle révèle sa dimension biface, d’un côté naïveté et de l’autre arrogance, dans son désir d’imposer aux autres ses valeurs et son point de vue.
Pourquoi le projet de construction de l’école a-t-il échoué ?
- Première raison : ce n’était pas une priorité pour les Iraniens
Nicolas Bouvier rappelle d’abord une évidence. On a beau avoir les meilleures intentions du monde, la population locale sera peu enthousiaste d’accueillir une école si elle a l’estomac vide, si les maladies sévissent, s’il n’y a pas de justice, pas d’espoir, pas de confiance dans les autorités gouvernementales.
- Deuxième raison : le civisme n’est pas une valeur commune
Le Point IV procède en offrant gratuitement le terrain, les matériaux, les plans et les conseils. Dans l’idée des Américains, les Iraniens fourniraient la main d’œuvre et l’école serait rapidement sur pied. Or, note Nicolas Bouvier, « voilà un système qui fonctionnerait à merveille dans une commune finnoise ou japonaise ». C’est-à-dire dans un contexte où le civisme est une valeur ancestrale, ce qui n’est pas le cas des Iraniens.
J’ajoute une remarque à propos des Américains: ils ont déjà montré qu’ils savaient s’adapter à un contexte culturel étranger avec le cas de l’occupation du Japon après la guerre, voir ainsi mes développements sur cet épisode dans l’article Quand Obama s’incline…
- Troisième raison : la notion de cadeau désintéressé est suspecte
Le don en matériel est perçu comme un acte de charité par les Américains. Mais ils ne se sont pas posés la question de savoir comme il était perçu par les villageois. Selon leur matrice culturelle, le don suppose une contrepartie. Quand le don est le fait d’un pair, ils savent à quoi s’attendre. Or, dans le cas présent, le don est le fait d’étrangers absolus. Il entraîne donc une forte inquiétude chez les villageois. Au lieu de les rassurer, le projet de construction de l’école provoque une immense incertitude : quel est donc le but caché de ces étrangers ?
En outre, ce soudain afflux de matériaux alors qu’eux-mêmes manquent de tout pour leur propre maison est une tentation à laquelle ils ne résistent pas car la protection de la famille prime sur tout.
- Quatrième raison : le projet de l’école entre en conflit avec le pouvoir du mollah
Un paramètre fondamental a été négligé. Jusque là, le privilège de l’instruction appartenait au mollah local. C’est lui qui sait lire et écrire, c’est lui qui rédige les contrats, les plaintes, les lettres, c’est lui qui déchiffre les ordonnances du pharmacien. En échange, il reçoit pour rétribution quelques œufs ou des fruits secs. Il est très écouté, très respecté, et voit évidemment d’un mauvais œil le projet de l’école.
Combien de Roberts parmi nous ?
Assurément un très grand nombre. Finalement, on en revient toujours au même problème qui consiste dans le contact avec l’autre à savoir prendre en compte le contexte local, à en comprendre les ressorts, l’histoire, la situation réelle, les valeurs, afin de pouvoir interagir. L’ingénieur Roberts échoue à cause d’une double barrière culturelle qui, finalement, est le pendant des deux étages de la maison:
- d’une part, au niveau personnel, il ne parvient pas à quitter sa propre matrice culturelle selon laquelle il n’y a rien de plus valorisant que de participer à l’émancipation des peuples par l’instruction ;
- d’autre part, au niveau systémique, il est pris dans un programme qui le dépasse, le Point IV, dont le financement dépend du contribuable américain qui, écrit Nicolas Bouvier, « entend que les choses soient faites à sa manière et apprécie les résultats qui flattent sa sentimentalité ».
En terminant cet article qui s’efforce de sortir de l’oubli ce programme Point IV, je ne peux m’empêcher de me demander quelle est la mémoire de ces événements, aussi minimes nous semblent-ils, chez les populations locales, quelle est leur influence discrète mais tenace sur leur façon de percevoir “l’étranger” et comment les deux étages de la maison du Plan IV ont façonné une représentation des Américains et des Iraniens qui a encore aujourd’hui un impact sur les relations entre les deux pays…
Ce qui est certain, c’est que – pour laisser le dernier mot à Nicolas Bouvier – « les cadeaux ne sont pas faciles à faire quand les « enfants » ont cinq mille ans de plus que Santa Claus… »
Pour prolonger sur un cas semblable, voyez les vains efforts de soldats danois en Afghanistan dans Intelligence culturelle et opérations militaires – Armadillo, le contre-exemple.
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this is a Miyane bridge in east Azerbaijan not Tehran you can see this site: http://www.trekearth.com/gallery/Middle_East/Iran/West/Azarbayjan-e_Khavari/mianeh/photo667769.htm
or http://www.chnpress.com/tourism/Attractions/EastAzarbaijan/
or http://looklex.com/e.o/mianeh.htm
@Mehdi – Yes, you are right, it is not Tehran. The comment below the picture says: “On the road to Tehran”…
A un niveau plus élevé, l’histoire du Canal de Suez est également une bonne référence quant aux “risques culturels”, même si viennent se greffer dans ce cas précis des critéres politiques et historiques loin d’être négligeables
Un document trés bien fait sur le sujet :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1962_num_12_2_403374
@Jean-Claude – merci bien pour cette intéressante étude de cas qui vient compléter les différents enjeux liés à l’aide au développement des Etats-Unis.