Le métier à tisser de l’histoire
L’histoire, c’est ce qui permet de raconter des histoires, voire de se raconter des histoires. Sans histoire commune, pas de récit commun. Face aux récits tourmentés des pays occidentaux dont la relation avec les pays non-occidentaux est jalonnée de guerres, de massacres, de colonisations, de déculturation violente et de pillages des ressources et des biens culturels, les pays émergents s’efforcent de tisser des liens historiques où prédominent la relation d’égal à égal, le gagnant-gagnant, le co-développement, et en surplomb : la rencontre interculturelle.
Ils s’activent donc depuis plusieurs années sur le métier à tisser de l’histoire pour développer un récit commun avec des pays stratégiques pour leurs intérêts nationaux. Il s’agit de récupérer à leur avantage la profondeur historique qui souvent fait défaut à leurs relations nouvelles avec ces pays, quitte à inventer une histoire commune ou à réactiver des récits légendaires et ancestraux pour leur donner une apparence de vérité historique.
Particulièrement actifs dans cet atelier de l’histoire, la Chine, l’Inde et le Brésil ont compris l’enjeu majeur que constituent les affinités culturelles pour pouvoir développer des affaires. S’ils s’efforcent de produire un récit historique commun avec des pays géographiquement éloignés et avec lesquels ils n’ont entretenu que peu de relations, sinon aucune, durant les siècles précédents, c’est qu’ils ont conscience que sans passé commun il n’y a pas d’avenir commun.
Cet effort n’est pas difficile à déceler. Il suffit pour cela de lire les discours des ambassadeurs en poste dans les pays cibles. Dans ces textes, la ligne officielle apparaît évidemment très nettement et constitue un livre ouvert sur le récit historique que l’Etat en question cherche à développer. Je prendrai trois exemples de « fabrication de l’histoire » : la Chine au Kenya, l’Inde en Corée du Sud et le Brésil en Guinée équatoriale.
La Chine en Afrique ou le dialogue des ancêtres
J’ai déjà analysé cette rhétorique dans un article intitulé L’illusion de la simultanéité. Je notais que l’argumentaire des officiels chinois en Afrique tenait à la communauté d’histoire et de destin, l’ancienneté des pays et la lutte contre la colonisation pour susciter une relation d’égal à égal. Les Chinois martèlent donc cette illusion de simultanéité historique pour parvenir à ancrer leurs relations avec les Africains sur un socle commun, seul moyen pour produire de l’empathie culturelle.
A titre d’exemple, le discours que Liu Guangyuan, ambassadeur de Chine au Kenya, a tenu le 10 mars 2011 est tout à fait significatif. En voici un extrait:
« Il y a bien des raisons pour que la Chine et l’Afrique soient des amis, des frères et des partenaires. La première, c’est que notre amitié ancienne est ancrée profondément dans l’histoire. Elle remonte aussi loin que deux siècles avant J-C. quand les Chinois de la dynastie Han ont tissé des relations avec l’Afrique. Des Chinois de la dynastie Tang ont eu des échanges avec l’Afrique il y a plus de 1000 ans. Les échanges Chine-Afrique les plus importants de la période ancienne eurent lieu lors de la dynastie Ming avec des visites officielles marquées par les sept voyages en Afrique du grand navigateur chinois Zheng He qui s’est lancé sur les mers de l’Ouest il y a 600 ans. L’histoire et les traditions nous ont rassemblés dans une relation qui est profondément enracinée dans nos cœurs et nos âmes. »
Les interactions entre la Chine et le continent africain ont été en fait extrêmement limitées – mais pas inexistantes. Les officiels chinois vont utiliser ces très rares interactions dans les siècles passés pour en quelque sorte les « monter en neige » et les utiliser à leur avantage pour développer avec les pays africains le dialogue des ancêtres, et surtout démontrer que ces interactions ont été pacifiques, et nullement à visée coloniale comme les pays occidentaux.
Concernant les allusions « historiques », l’ambassadeur Liu évoque des échanges entre la Chine et l’Afrique datant de deux siècles avant J-C. A ma connaissance, il n’existe pas d’ouvrage d’historien démontrant la réalité de ces échanges. Ils restent possibles mais sont très hypothétiques, compte tenu des moyens de transport terrestres et maritimes à l’époque. Sous la dynastie Tang, des routes commerciales auraient pu être ouvertes par des envoyés chinois jusque dans le Golfe persique et l’Afrique de l’Est (Ethiopie, Somalie).
En revanche, il est attesté que le grand navigateur Zheng He a effectué plusieurs voyages de découverte entre 1405 et 1433, visitant 37 pays et atteignant l’Afrique de l’Est. J’ai consacré un article à ces voyages : Le charme de la girafe – expéditions navales chinoises au XVe siècle. Après 1433, la Chine, préoccupée par ses problèmes intérieurs, cesse ces contacts lointains. Les ambassadeurs chinois actuels n’évoquent d’ailleurs pas d’interaction ultérieure avec le continent africain.
Autrement dit, les relations entre la Chine et l’Afrique ont eu un très faible poids historique dans le développement des deux territoires. On ne constate en fait aucune influence de la Chine en Afrique et de l’Afrique en Chine avant le XXe siècle. Pourtant, les Chinois insistent à longueur de discours sur ce passé commun pour ancrer dans l’esprit des Africains l’idée d’une passé commun, et donc d’un avenir ensemble.
Voyez par exemple cet extrait du discours de Hu Jintao, alors président de la République populaire de Chine, lors de la cérémonie d’ouverture du sommet de Beijing du Forum sur la Coopération sino-africaine de 2006 :
« Malgré l’éloignement géographique, l’amitié sino-africaine plonge ses racines dans la profondeur des âges et ne cesse de s’approfondir au fil des ans. […] La Chine et l’Afrique, berceaux de la civilisation humaine et terres d’espoir, sont liées étroitement par une communauté de destin et par des objectifs communs. »
L’Inde en Corée du Sud ou la légende au service de l’histoire
En avril 2011, l’Inde a ouvert son premier centre culturel en Corée du Sud. En 2013, l’Inde et la Corée vont célébrer les quarante ans de l’établissement de leurs liens diplomatiques. Le 30 décembre 2012, l’ambassadeur indien en Corée du Sud, Vishnu Prakash, est interviewé par le Korea Herald sur ces deux sujets. L’entretien s’ouvre sur une question concernant la spécificité du centre culturel indien en Corée par rapport aux centres culturels des autres pays, et les premiers mots de l’ambassadeur sont les suivants :
« Nos liens culturels remontent à deux millénaires, lors de la visite de la princesse indienne Suriratna d’Ayodhya qui est venue en Corée en 48 av. J-C. pour se marier avec le roi Kim Suro et devenir ainsi la reine Heo Hwang-ok. Dans ce pays de 50 millions d’habitants, quelque 5 millions de Kim, dont l’épouse du président Lee Myung-bak, font remonter leurs ancêtres à ce couple royal. »
Par rapport aux Chinois en Afrique, les Indiens franchissent un pas en revendiquant un lien de filiation qui concernerait 10% de la population coréenne. C’est une sorte de mythe des origines qui scellerait un destin commun à travers les liens les plus forts qui soient, le mariage et l’enfantement. Ce mythe précède même l’introduction du bouddhisme en Corée qui remonte au IVe siècle.
Cependant, si le roi Suro et la reine Heo Hwang-ok font partie du patrimoine culturel coréen, il est difficile d’extraire un récit historique de la légende. L’origine géographique de la reine est loin de faire l’unanimité. En fait, l’ambassadeur Prakash aurait dû commencer l’entretien en le faisant précéder de cette précision :
« Comme le raconte mon prédécesseur, l’ambassadeur Partharsarathi, dans son roman “Silk and Princess”, nos liens culturels remontent à deux millénaires, etc… »
En effet, le récit légendaire a peu à peu acquis une dimension historique en passant dans la fiction, à travers un roman racontant l’histoire du roi coréen et de la princesse indienne écrit en 2007 par l’ambassadeur indien en Corée, M. Partharsarathi. Depuis, l’histoire romancée du couple légendaire a été reprise et martelée par les officiels indiens jusqu’à inciter les Coréens à construire un monument en Inde sur le site supposé de l’origine de la princesse Heo Hwang-ok.
Dans son avant-propos au roman, l’ambassadeur Partharsarathi raconte que la première fois qu’il a entendu parler de cette histoire, c’était par le président coréen Roh Moo-hyun en visite en Inde en 2004. Il a ensuite commencé ses recherches et a visité le monument funéraire du roi et de la princesse légendaires. C’est alors qu’il a eu une “révélation” :
« La nuit, il a rêvé que le monument l’appelait. Il est retourné sur le site et a entendu des voix divines provenant de la crypte et lui dictant des récits au sujet du monument. »
Et c’est ainsi que, sur la base d’une révélation mystique, l’un de ses successeurs, l’ambassadeur Prakash, peut commencer un entretien des années plus tard en rappelant le lien de filiation qui unit 5 millions de Coréens à l’Inde – comme s’il s’agissait d’un fait, et non d’une légende. De même, il prononce en septembre 2012 un long discours (ici, document word) où cette histoire est encore rappelée, sans mentionner que son origine est essentiellement due pour une part à des légendes et pour une autre part à la révélation mystique de l’un de ses prédécesseurs à la mission diplomatique.
De même que les Chinois en Afrique, les Indiens en Corée du Sud poursuivent un but identique dans cette fabrication de l’histoire : produire des affinités culturelles. C’est ce que ne manque pas de souligner l’ambassadeur Partharsarathi en 2007:
« C’est dans mon intérêt que j’ai creusé cette histoire pour voir ce qu’il s’y cachait. Et une fois que vous commencez à creuser, vous réalisez combine la Corée et l’Inde sont similaires dans leurs cultures. »
Tout comme l’ambassadeur Prakash dans la suite de son entretien au Korea Herald de décembre 2012 :
« Il y a des similitudes frappantes entre nos pays et sociétés, dont la piété filiale, le rôle et l’importance de l’aîné dans la famille, le respect pour l’âge et une insistance sur l’éducation. »
Le Brésil en Guinée équatoriale ou le retour aux sources
Par rapport à la Chine et à l’Inde, le Brésil est un acteur récent de la fabrication de l’histoire. Fortement engagé dans l’exportation de sa culture et dans le développement de son attractivité, le Brésil n’oublie cependant pas que l’histoire doit être un outil au service de cette double ambition.
Sous l’impulsion du président Lula, le Brésil a renoué avec le continent africain en y ouvrant 16 nouvelles ambassades depuis 2003. Le président Lula a visité plus de 25 pays africains et 28 dirigeants africains se sont rendus au Brésil pendant ses deux mandats. 160 accords commerciaux et de coopération ont été conclus avec les pays du continent – quasiment autant qu’entre 1960 et 2002 (source ici).
Les pays lusophones sont évidemment des partenaires incontournables pour le Brésil qui a créé l’Université fédérale de l’Intégration Luso-afro-brésilienne (Unilab), financée par le gouvernement fédéral et qui doit contribuer à la formation des élites africaines. La démultiplication de ces interactions ne va pas sans une réappropriation des liens historiques entre le Brésil et les pays africains.
C’est le cas par exemple en Guinée équatoriale, pays qui a pour langues officielles le français, l’espagnol et le portugais. Dans un entretien réalisé en juillet 2012, Eliana da Costa e Silva Puglia, ambassadrice du Brésil, ne fait pas l’impasse sur l’importance des liens historiques :
« L’agenda du Brésil avec l’Afrique commence avec les liens historiques communs qui existent entre le Brésil et l’Afrique ; concernant la dette culturelle que le Brésil a envers l’Afrique, elle commence avec le premier Africain qui a été emmené comme esclave au Brésil ; c’est là que la formation du peuple brésilien a commencé, avec le peuple européen et les indigènes. Il s’agit d’un agenda historique. »
Cette position peut sembler curieuse. En effet, elle revient à mettre sur le même plan historique (la formation du peuple brésilien) trois entités qui ont peut-être cohabité simultanément sur le territoire brésilien mais qui n’ont pas eu le même statut dès les origines : les Européens, les esclaves et les indigènes. La position du Brésil d’aujourd’hui revient à reconstruire l’histoire pour accorder une dignité historique identique aux trois entités.
C’est en quelque sorte une vision très diplomatique de l’histoire, mais pas une vision d’historien. Mais peu importent ces subtilités pour les officiels brésiliens, il s’agit avant tout de tisser des liens historiques, d’ancrer la relation dans le long terme et de développer un partenariat d’égal à égal – et surtout, comme la Chine et l’Inde, de convaincre l’autre que c’est bien le cas. Autrement dit, il s’agit bien d’une stratégie d’influence par le biais de l’histoire.
Ce que la Chine, l’Inde et le Brésil fabriquent dans l’atelier de l’histoire ?
Un monde non-occidental.
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Je suis impressionnée par la qualité et la teneur de cet article.
Merci de nous faire partager le fruit d’un travail de recherche très certainement soutenu, enrichi et impartial.
L’interculturalité, en affaires, ou intelligence interculturelle comme vous le nommez si bien, ne serait-ce pas le lien essentiel qui
relie des femmes et des hommes, enclins à l’impartialité, dans un contexte d’affaires parfois complexes.
– L’objectif étant de mieux connaître ses partenaires étrangers et de se faire bien connaître d’eux (l’histoire, dans ce contexte, devient un lien, un relais, un trait-d’union, devant permettre d’atteindre -de façon optimale- une relation d’affaires win-win solide et bravant les murs qu’érigent les cultures de chacun. Ceci rejaillit dans votre article.
Faire preuve d’intelligence culturelle ne peut que conduire à la réussite commerciale à l’international au profit de tous : l’équilibre ! A condition de ne pas utiliser certains éléments, telle que l’histoire de façon calculée…
Du moins, c’est ce que je ressens, eu égard à ma part de vécu à l’international et à votre présentation.
Danielle LIMAGE
+ 33 6 61 91 59 29
@Danielle – Merci pour ce retour de lecture. Cet article fait le lien entre différentes informations qui, au hasard des lectures, m’ont étonné. Il me semble que c’est la capacité d’étonnement qu’il faut préserver pour essayer de donner du sens à ce qui peut être perçu comme disparate…
Pour revenir sur vos remarques, je nuancerais seulement un élément. Vous dites que l’intelligence culturelle “ne peut que conduire à la réussite commerciale à l’international”. Je serais ravi que cela soit le cas mais il ne faut cependant pas tout réduire à l’intelligence culturelle et négliger l’approche technique et produit traditionnelle. Ce serait alors tomber dans l’excès inverse…
L’intelligence culturelle est une condition nécessaire mais non suffisante – tout comme l’approche technique des marchés. Mais il est certain qu’avec la seule approche technique, les risques d’échec sont bien supérieurs. Au plaisir.