Voici la 2e partie d’un article consacré aux suites de l’inscription du repas gastronomique français à l’UNESCO, et notamment aux risques de perte du label par la France. Première partie: Repas gastronomique français à l’UNESCO: Déclassement en vue?
Le New York Times dans le Figaro
Chaque vendredi, le Figaro propose dans sa version imprimée un supplément avec une sélection d’articles du New York Times traduits en français. Le vendredi 20 janvier dernier, j’ai lu avec grand intérêt un article de ce supplément : Le patrimoine mondial victime de son succès où le journaliste Steven Erlanger évoque les menaces qui pèsent sur les sites et les traditions inscrits par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité.
Un passage a spécialement attiré mon attention et m’a incité à rédiger la première partie de cet article (Repas gastronomique français : Déclassement en vue ?). Il y est en effet question du risque pour la France de voir l’UNESCO retirer son label au repas gastronomique inscrit fin 2010 au patrimoine immatériel de l’humanité. Voici ce passage dans sa traduction en français par le Figaro :
« Cependant, figurer dans cette liste peut entraîner des abus. Le repas gastronomique français est censé préserver la réunion familiale festive marquant les événements majeurs de l’existence. L’Unesco a donc désapprouvé le fait que 60 chefs français usent de cette désignation pour leur promotion en organisant à Versailles en avril dernier une célébration culinaire, pour laquelle les plats furent préparés à l’extérieur en grande partie. Il est désormais question de retirer cette tradition de la liste. »
Pour une analyse du contexte évoqué ici, et notamment de ce repas avec 60 chefs qui a fortement déplu à l’UNESCO, voyez la première partie de l’article.
Traduction, trahison
Est-ce d’avoir vécu de trop nombreuses années à Lourdes où, adolescent, j’ai observé en vain la source miraculeuse ? Est-ce l’étude de la philosophie et le goût de fréquenter directement les textes classiques dépouillés de la masse des commentaires qu’ils ont suscités ? Ou bien alors est-ce un réflexe acquis lors de ma formation en intelligence économique qui exige la plus extrême rigueur sur la pertinence des informations que l’on traite ?
Quoi qu’il en soit, j’ai la curieuse manie de consulter la source originale des informations quand elle est disponible – et le fait est que la version originale de l’article de Steven Erlanger se retrouve facilement en suivant ce lien. Selon votre humeur, vous constaterez avec amusement ou avec agacement que le texte anglais n’est pas tout à fait le texte traduit, et même que des passages entiers n’ont pas été traduits par le Figaro.
Voyez le comparatif ci-dessous où j’indique en gras les termes atténués dans leur traduction en français et en rouge les passages non traduits :
Ainsi, la traduction en français de ce passage devrait être plutôt la suivante :
Cependant, figurer dans cette liste peut entraîner des manipulations. Le repas gastronomique français inscrit en 2010 en est un exemple. Il est censé préserver la réunion familiale festive marquant les événements majeurs de l’existence : naissances, communions, mariages, anniversaires, résultats d’examens, décès. On reconnaît par là « que la société française place le repas gastronomique au centre de la célébration de la vie », selon Mme Duvelle, elle-même française.
L’Unesco a donc désapprouvé le fait que 60 chefs français trois-étoiles usent de cette désignation en cherchant à se promouvoir eux-mêmes, ce qui a culminé à Versailles en avril dernier avec une célébration grotesque, lors de laquelle quelque 60 chefs renommés ont servi des plats préparés en grande partie à l’extérieur qui ont été acheminés là, puis réchauffés sur des fourneaux portables à l’intention des célèbres invités et des médias d’information.
Il est désormais question de retirer cette tradition de la liste parce que l’Etat n’a rien fait d’autre pour préserver cette tradition que de communiquer sur le sujet à l’étranger avec le slogan « So French, So Good ! »
Informer, désinformer
Ces efforts pour édulcorer et raboter l’article original de Steven Erlanger ne manquent pas de susciter des interrogations.
1) Le journaliste américain émet un jugement assez critique, il évoque des « manipulations » et une célébration « grotesque » : pourquoi atténuer son point de vue ? A-t-on demandé son avis pour déformer ainsi sa pensée ?
2) Pourquoi passer à la trappe l’énumération des événements célébrés par un repas gastronomique et, surtout, pourquoi ne pas traduire le propos de Mme Duvelle qui est, rappelons-le, responsable du département de l’UNESCO en charge du patrimoine immatériel de l’humanité ?
3) Le journaliste américain précise que les chefs qui ont préparé le repas de Versailles sont des « trois-étoiles » : cette mention était-elle trop synonyme de prestige pour ne pas la traduire ? Un prestige en contradiction avec l’idée de culture populaire que le label de l’UNESCO cherche à promouvoir.
4) Est-ce pour ne pas écorner l’image de ce dîner à Versailles sponsorisé par Relais & Châteaux que le Figaro ne traduit pas les précisions de Steven Erlanger rappelant que les plats n’ont pas été cuisinés sur place ?
5) Enfin, le journaliste apportait une information importante en évoquant la calamiteuse campagne So French, So Good (voir la première partie de l’article) lancée hâtivement début 2011 par le gouvernement pour promouvoir la gastronomie française et… l’industrie agroalimentaire. Ce rappel était-il trop douloureux pour que le Figaro en prive ses lecteurs en censurant cette information ?
Autant dire que de telles pratiques jettent le discrédit sur le Figaro lui-même. Peut-on faire confiance à un journal alors même que la simple traduction d’un article de son partenaire américain s’apparente à de la désinformation? Car ces atténuations et coupures du texte original ne sont pas neutres, elles révèlent en creux des commentaires tacites de la part du Figaro, une désapprobation sur certains passages du texte de Steven Erlanger, un malaise quant à l’idée de publier en français un point de vue et des informations qui dérangent le consensus établi autour de la « victoire » française à l’UNESCO et de la « gloire » de la gastronomie française ainsi récompensée.
Par ailleurs, il serait intéressant de savoir ce que M. Erlanger pense de cette petite cuisine du Figaro au sujet de son article…
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Bonjour Benjamin, merci pour cet article édifiant. Une mise en contexte et nuancement s’impose. Les maquettistes allouent tant de signes à un article. Quand lel journaliste rend sa copie, les correcteurs la coupe pour qu’il aille dans l’espace allouée mais aussi pour adhérer à la ligne politique ou culturelle du journal. Alors, depuis que je suis en France (30 ans), le Figaro, de propriétaire en propriétaire a gardé une solide réputation de mélange des informations à des opinions, souvent plutôt nationalistes et de droite, sans en informer le public. En cela, il suit une grande tradition scélérate anglophone (par ex: la lettre Zinoviev -Daily Mail- et tout l’Empire du magnat Murdoch). Politique ou système? Eh bien les deux. Mais également l’évidence d’un effort à surtout ne rien faire pour améliorer le rendement de l’objectivité sur la subjectivité.
Merci.
@Mark – Certes le nombre de signes a peut-être compté pour couper l’article original. Ce qui importe surtout, c’est le choix des passages non traduits – ce qui constitue comme un commentaire implicite de ces passages, d’où un déficit de ce que vous appelez un “rendement de l’objectivité sur la subjectivité”…