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Promenade aux deux pôles du choc culturel (1) : libération

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Cet article est la première partie d’une exploration des extrêmes du choc culturel. La deuxième est consacrée à l’effondrement que peut provoquer la rencontre avec une culture très différente (désormais en ligne en suivant ce lien).

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Un Japonais sous le charme du français

Akira Mizubayashi est un Japonais qui a la particularité, d’être un « écrivain d’expression française », comme il se définit lui-même sur son site internet. Ainsi, il a écrit et publié son œuvre littéraire directement en français chez Gallimard et Arléa. Dans son livre Une langue venue d’ailleurs, il raconte comment, avant d’entrer à l’université, il a rencontré la langue française en écoutant des cours de français à la radio nationale japonaise (p.22), méticuleusement enregistrés pour pouvoir les réécouter à loisir.

Cette rencontre est un choc qui s’apparente à un coup de foudre. Mizubayashi fait ainsi le récit de ses « liaisons » avec le français, au sens amoureux du terme. Il parle d’une langue qu’il a « passionnément aimée » et qu’il aime toujours « avec une ardeur sans pareille ». (p.259), amour qui s’est matérialisé non seulement en épousant une Française et en devenant professeur de français au Japon, mais aussi et surtout en écrivant en français.

Mizubayashi raconte que le français est devenu sa langue « paternelle », à côté du japonais, langue maternelle. Mais on n’épouse pas impunément une langue étrangère. En s’appropriant cette langue venue d’ailleurs, il a vu le japonais s’éloigner :

« Le jour où je me suis emparé de la langue française, j’ai perdu le japonais pour toujours dans sa pureté originelle. » (p.261)

Ce qui change radicalement, c’est la position de Mizubayashi dans sa propre langue, et par suite dans son propre pays. Il ne se sent désormais plus tout à fait japonais, pas vraiment français : « Je suis étranger ici et là, et je le demeure. » (p.262)

Cet état de flottement pourrait être perçu et vécu comme une souffrance, comme ce fut le cas pour le chanteur Alain Bashung (hasard des lectures de fin d’année!), né à Paris mais confié par ses parents désargentés à sa grand-mère alsacienne, elle-même originaire d’Allemagne et ne parlant pas français. Quand l’enfant doit revenir à Paris pour préparer le certificat d’études, il ne sait plus à quel monde il appartient :

« C’était terrible. Je venais d’un pays où j’étais le petit Parisien qui allait repartir, et une fois à Paris j’étais le petit Alsacien qui arrivait. C’était le déracinement permanent. C’est très difficile de se construire sur de telles données… Pendant longtemps j’ai continué à rêver en alsacien. » (Bashung(s), une vie, Marc Besse, Albin Michel, p.42)

Mais Mizubayashi est un jeune adulte quand il épouse le français. Il n’a pas à subir une injonction de renoncement mais à suivre son désir pour, justement, se construire dans cet entre-deux où il trouve une énergie positive, un recul nécessaire à sa propre activité littéraire:

« Ce double statut d’étranger que je porte en moi, qui me permet de tendre sans cesse vers une perspective sur le réel qui est celle de l’Autre, et donc de conserver le désir brûlant de sortir de moi comme une machine thermodynamique alimentant en énergie le nécessaire mouvement migratoire de la pensée. » (p.262)

Un choc linguistique

Mizubayashi n’est pas seulement un jeune adulte, professeur et écrivain en devenir, quand il rencontre le français. Il est aussi un Japonais de la fin des années soixante. Cette précision est d’importance pour comprendre les raisons de son coup de foudre pour la langue française.

Mizubayashi décrit en effet combien il se sentait mal à l’aise non pas tant dans le Japon que dans la langue japonaise de la fin des années soixante. Ce malaise linguistique, il le ressent dans le contexte post-68 où, à l’image des pays occidentaux, la société japonaise, notamment lycéenne et estudiantine, baigne dans un magma de slogans politiques révolutionnaires, « de paroles grandioses, solennelles », d’un « discours social, usé à force de circuler » (p.26).

Mizubayashi se réfugie dans le silence et la littérature, seuls moyens de résistance contre la logorrhée ambiante. La lecture à 18 ans d’un texte du philosophe japonais Arimasa Mori, où celui-ci évoque son expérience d’appropriation du français, agit pour lui comme un « séisme intérieur » (p.30) pour le décider à consacrer sa vie à l’étude, la pratique et l’enseignement du français. C’est pour lui une libération à la fois linguistique et intellectuelle.

On pourrait décrire son expérience comme un effort de dénationalisation par rapport au contexte japonais (linguistique, politique, historique) et de reterritorialisation dans la langue française. Ainsi, Mizubayashi habite plus la langue française que la France elle-même, où il aura vécu sept années au total.

Pour découvrir plus en détail son expérience, je vous invite à lire son ouvrage ou bien à écouter la conférence qu’il a donnée à la Haute école pédagogique de Lausanne le 19 mars 2018 dans le cadre des rencontres Dans la langue et la culture de l’autre :

Dire l’indicible en français

Dans son livre, Mizubayashi raconte combien il lui a fallu prendre sur lui-même pour entrer dans une boulangerie française et dire tout simplement « Bonjour, Madame », tant il lui semblait étrange de saluer quelqu’un d’inconnu. Par contraste, l’ancien expatrié en Corée du Sud que je suis se souvient qu’au début de mon séjour je ne pouvais m’empêcher de dire bonjour aux serveurs ou aux vendeurs, ne recueillant qu’indifférence ou regard gêné de leur part. Apparemment, je me suis confronté à Séoul à une même singularité qu’au Japon :

« Saluer des personnes inconnues? […] Dans mon pays, un tel geste, potentiellement créateur de liens, serait perçu comme une violence inacceptable ou tout au moins comme une incongruité suspecte. La vie sociale s’organise de telle manière qu’un individu […] n’ait pas à s’adresser, autant que faire se peut, à un inconnu, c’est-à-dire à quelqu’un qui n’appartient pas aux mêmes groupes communautaires que lui. Les inconnus sont par définition suspects. » (p.168)

Ce passage me rappelle qu’il y a une dizaine d’années la Corée du Sud avait lancé une campagne visant à sensibiliser la population sur la nécessité de se montrer moins frileuse dans sa relation avec les étrangers. Cette séquence illustre bien le phénomène décrit par Mizubayashi :

Dans le cas du Japon, cette distance envers les inconnus est si extrême que le registre des excuses représente une stratégie d’évitement pour se préserver de l’intrusion relationnelle :

« Je viens d’un pays et surtout d’une langue où, pour établir des relations avec une personne considérée comme habitant un monde qui n’est pas le vôtre, on s’excuse sans cesse, on demande pardon à tout bout de champ, comme si on devait avant toute chose tempérer la violence inhérente à un tel geste d’amorce relationnelle. » (p.170)

D’où certains ressorts linguistiques relationnels activés par les locuteurs français qui lui résistent malgré sa longue expérience de la langue française. Par exemple, le fait de dire à son épouse : « Veux-tu un peu de vin, ma chérie ? » ou à sa fille : « Ne t’inquiète pas, ma grande, je t’aiderai. » Ces expressions appellatives, comme ma chérie ou ma grande, lui échappent toujours car, explique-t-il, « quelque chose qui relève de la pudeur ou même de la peur me retient » (p.164).

C’est qu’il vient d’un pays où le dialogue entre deux personnes repose moins sur le jeu et la dualité entre le je et le tu que sur l’harmonie tacite des deux personnes qui interagissent, à tel point qu’il y aurait dans la langue japonaise: « un mécanisme d’évitement de la confrontation dialogique où le je et le tu s’engagent dans un rapport de permutation constante à travers l’échange de regards » (p.165).

Le dialogue je/tu, initiateur d’une dialectique des points de vue, autrement dit d’un débat contradictoire, ne serait-ce que dans la plus banale des conversations, comme le choix d’un restaurant pour déjeuner, est alors vécu comme une interruption de la relation harmonieuse, et non comme la construction de cette dernière :

« Dans les relations conjugales ou dans les rapports qu’entretient un père avec son enfant, la symbiose affective supposée exclut l’utilisation duelle des pronoms je/tu qui paraît destructrice de la relation fusionnelle » (p.165)

Face à cela, le mieux est de se taire : s’il y a discussion, c’est qu’il y a mésentente ; s’il y a entente, il n’y a rien à dire. Voyez ce témoignage passionnant datant de 1970 d’un couple constitué d’un Japonais et d’une Belge, où le mari évoque ce qui a été pour lui un choc culturel au début de leur relation amoureuse, alors que le couple vient de voir un film au cinéma :

Cette singularité se retrouve dans d’autres cultures. Ainsi, la romancière vietnamienne Anna Moï, qui écrit également ses ouvrages en français, explique pourquoi cette langue lui permet de contourner certains obstacles linguistiques et moraux pour raconter ses histoires :

« En vietnamien, il n’y a pas un mot pour dire “vous” ou “tu”. Si j’écris sur une femme, je suis obligée de dire “petite sœur”. Si j’ai envie d’inventer une histoire où cette femme aime un homme plus jeune qu’elle, c’est impossible, la langue ne le prévoit pas. Certes, le conformisme est inscrit dans la langue même (à travers les pronoms personnels, par exemple). Mais ce qui me paralyse, ce serait plutôt mon propre rapport à cette langue, dans laquelle j’ai été élevée, et “bien élevée”. Je fuis ma bonne éducation en migrant vers d’autres langues. Plus je m’en éloigne, plus je peux être iconoclaste et dire l’indicible. » (Pourquoi ils écrivent en français, Le Monde, 20 mars 2009)

Pour prolonger, je vous invite à lire:

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